Alphonse_tabouret
Confier un enfant, je vous demande un peu,
A ces êtres noirs ! Autant mettre, morbleu !
La mouche en pension chez une tarentule
V. Hugo, A propos d’Horace
La silhouette du chasseur quitta le nid confortable auquel il s’était restreint, et maintenant vêtu de la certitude que le vent était à sa faveur, que la proie était ferrée, s’enhardit à conquérir du territoire sous l’œil circonspect du chat, animal indubitablement aussi curieux qu’aliéné à ses propres lois.
Nul mot encore n’échappa à Von Frayner, profitant du silence pour peaufiner sa mise en scène, droit, comme ailleurs, spectateur visiblement insensible au luxe qui s’étalait par chapelets de collections précieuses sur les étagères du bureau, arguant aux yeux des visiteurs de riches couvertures, de fines dorures comme autant des lettrages de qualité… La pose adoptée étira un sourire sinistre au fond du ventre félin, reconnaissant sous l’habit des mains croisées dans le dos, le parfum d’une inspection corrompue, uniquement jouée, avant de rendre un verdict qui était déjà écrit, cette mine faussement pédagogique quand c’était la cravache que l’on s’apprêtait à servir.
Ce serait le sourire qui vendrait parachever la préparation du coup, le chat ne l’ignorait pas, car quand le bourreau s’offrait le luxe de la grimace, c’est qu’il savait que le fil ne tarderait pas à décapiter sa victime, aussi guettait il, le comptable, sous l’impassibilité gelée de ses traits, l’alarme que ne manquerait pas de sonner son hôte. Les prédateurs avaient toujours au ventre cette joie douce et chaleureuse qui leur prenait les nerfs quand leur ombre recouvrait enfin les frontières qu’ils avaient choisi d’envahir.
La voix du Seigneur louvoya jusqu’à lui, égrenant les mots comme autant de sentences, s’appropriant le prénom du comptable à la façon du petit personnel dont on s’accommode, suspendant l’enfant au-dessus du gouffre, au bon vouloir d’une miséricorde qui n’existait pas. Elle était donc là, la réponse de l’amant bafoué… dans le plein pouvoir, dans le droit de vie et de mort, dans l’absolution par le verdict, noyant les tempes brunes dans une réflexion atterrée où le visage si dur de la rousse se superposait à un autre, tordu d’une angoisse ridiculement entichée qu’il imaginait sans mal lorsque Von Frayner l’avait confrontée à ses errances.
L’assise fut prise sur le bureau dans la beauté détestable d’un calme vaporeux, drapeau victorieux à lui tout seul, réduisant définitivement l’espace sans pourtant érafler le chat dont le seul confinement réellement vital se bornait à lui-même, longtemps habitué à n’avoir ni liberté, ni place pour le mouvement.
De mon coté, je vous donnerai des nouvelles de Morvan. Autant que vous le souhaiterez. Car je crains que dès votre retour, vous ne le trouviez plus là où vous l'avez laissé ...
Et cette gourde t’a laissé faire…
La colère fut accablante, lancinante concernant Judas, sourde envers Chimera, écumant d’une rage volatile chaque entaille à son âme, sel brut sur la plaie, capharnaüm de bile et de nausées dans laquelle il peina à garder pied, la prunelle se vrillant d’une aube noire
Mon cher Alphonse. J'ajouterai à cela ma certitude quant au silence de sa mère sur sa disparition soudaine.
Quelle mère es-tu, mégère, pour le lui avoir abandonné alors qu’il t’a déchiré les entrailles pour vivre ? N’étais tu pas prête à mourir, les cuisses ouvertes, pour qu’il voie le jour ? Quel intérêt si c’est pour qu’il finisse entre ces pattes là…
Quelle mère imbécile es-tu pour sacrifier l’enfant au profit de l’amant… à cet amant là… Tu n’as pas vu ses crocs peut être? Amoureuse et sotte, voilà tout ce que tu es Chimera…
Et toi… Toi Judas, tu ne vaux pas plus qu’elle… amoureux et taché… Incapable de régler tes histoires sans déchiqueter le plus faible, le plus innocent de tous...
Il suivit d’un regard épais la ligne de la main déversant à son verre quelques gouttes de la fiole qu’il avait plus tôt porté à ses lèvres, diluant dans l’ambre du whisky, une teinte plus opaque se délayant dans de minuscules volutes pour se dissoudre avant d’en toucher le fond.
Dans les veines d’Alphonse, le feu grégeois, la peste de la toquade gangrenant la soie des pensées, la colère magmatique avant que ne perce au fond du ventre, une lame plus acérée, plus cruelle, mettant dans la balance Morvan et son salut, et l’indéniable, la superbe cruauté de Judas. Il s’était cru monstre longtemps, né de la semence de l’un d’eux, élevé pour en être un, juste plus beau et plus agréable à l’œil que ceux de son espèce et, s’il en avait croisé d’autres à la faveur de ses amours ou de ses activités, il n’en avait encore jamais vu de si près, un si ressemblant.
Je veux plus, Judas. Je ne donnerai pas la patte pour si peu…
Repoussant le verre d’un index, il releva le nez vers Von Frayner et son regard attentif.
-Messire…, commença-t-il d’une voix maitrisée, égale, quand l’opacité de sa prunelle dardait le mépris de l’animal à qui l’on montre la cage. Certains auraient cru que l’insolence se serait bornée à user avec la même facilité du prénom de son hôte pour jouer d’une égalité factice, mais le chat trouvait l’arrogance plus pertinente dans le refus de s’adonner à ce jeu de dupe… vous ne parlez pas à un homme de foi… Repoussant le fauteuil dans lequel il était installé depuis le début de l’entrevue, il se leva, chat s’étirant, fin, fluide pour prendre place aux coté de Judas, frôlant son bras du sien, la cuisse proche de la jumelle et tourna son visage vers le sien, venant lire de plus près l’histoire narrée par la proximité, l’émergence soudaine des années aux coins des yeux, le pli revêtu pour ajuster le masque…
La colère n’était rien face à l’épice de l’impertinence. Il avait refusé le prénom ? Il volerait l’espace.
Je ne crois que ce que je vois…
Je vois que vous vous inquiétez du sort de sa Grandeur. Il serait en effet regrettable qu’elle soit privée de votre présence et de votre attention… L’ironie perça, nette, volontaire. Je vois également que vous avez besoin de quelqu’un de confiance… Le sourire s’étira, toujours proche, dessinant sur le visage du jeune homme une malice mauvaise quand il ramenait ses doigts à ses lèvres, s’égarant un instant dans une pose suggérant la réflexion quand il savait pertinemment où en venir. Mais quoi ? Judas ne lui avait-il pas offert le luxe d’une représentation ? Ne se devait-il pas, en hôte accompli, de lui retourner la politesse ?
Vous comprendrez de ce fait aisément que je veuille aussi voir Morvan. Certaines choses étaient faites pour être dues, conditions sine qua non à l’avilissement consenti. Qu’est ce qui empêcherait Von Frayner de laisser l’existence de cet enfant se dissoudre jusqu’à la mort et d’inonder la faim du chat d’une série de mensonges dont il serait incapable de vérifier la source ?
Je suis un homme, après tout, les billets doux et les nouvelles versées au vélin n’ont pas assez de substance pour se nourrir… et puisque nous en sommes là, je vous soumets une de mes suggestions… fit il enfin. J’apprécierais que votre bonté m’autorise à voir l’enfant deux fois l’an. Le sourire se réduisit à la faveur d’une moue jouant la confidence : Je pense que cela devrait me suffire pour ne pas avoir la tête pleine d’autres choses que de vos souhaits…
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