Tigist
[Saintes, Poitou.]
La tête est gracile, qui s'agite au gré du vent, une tête bien faite aux reflets d'ébène où trônent deux yeux mordorés, passant vivement d'un endroit à l'autre. Aux aguets, la frêle créature s'attend à tout moment à être chassée de son perchoir ou de sa vie, d'un mouvement rapide, la robe est époussetée pour en ôter toute trace de poussière ou de crasse, on en est si vite recouvert à frayer avec la populace des villes françaises, et Saintes n'échappe pas à la règle en dépit de son nom grandiloquent. Et quand le répit semble se faire dans l'esprit, voilà qu'une main vient repousser toute espèce de tranquilité.
- Dégage.*
Car cette histoire ne raconte pas la vie du moineau qui piaille d'indignation en s'éloignant à tire d'aile mais plutôt celle de la propriétaire de la main sombre qui vient de le repousser. Un soupir expiré du bout des lèvres d'ébène, le regard hautain suit pourtant le vol de l'étourneau avec envie, elle aimerait pouvoir s'envoler aussi et quitter cet endroit où les oiseaux sont à l'image triste et fade de leur royaume. Chez elle, les oiseaux étaient si colorés que les plus beaux de ses atours semblaient dépourvus de couleurs à côté d'eux, mais chez elle semble si loin, même Damas où elle avait été captive, resplendissait de toutes les splendeurs de l'Orient. Comme son père serait déçu de savoir que son Occident tant rêvé, est si décevant, et combien elle donnerait pour pouvoir retourner se réfugier dans ses robes pour le lui raconter et rire ensemble de cette mésaventure aux allures de cauchemar.
- Tiens-toi droite !
La réponse ne se fait pas attendre, et cinglante, la voix éructe en un français parfait, appris auprès des esclaves de son père.
- Si ta chienne de mère avait su ce que voulait dire la droiture, tu ne serais pas de ce monde.
Et le coup de trique en réponse lui arrache un gémissement qu'elle étouffe entre ses dents derrière un sourire narquois, parce qu'en dépit du coup reçu, elle sait qu'elle a touché sa cible. Il ne parle le français que maladroitement, et il n'a du comprendre que quelques mots, assez pour la complaire dans le sentiment qu'elle est bien plus érudite que lui, même si dans la situation actuelle, cela ne sert à rien. Et la rêverie reprend tandis que le regard se pose sur les passants, la mine hautaine sert si bien à dissimuler l'angoisse qui l'étreint à apercevoir les regards curieux et remplis d'animosité des poitevins qui considèrent l'étrange spectacle qu'ils offrent : Lui, le syrien a la mine patibulaire, portant un cimeterre à la ceinture, elle, la statue d'ébène qui se voue entièrement à cet état de statue pour ne pas s'écrouler de désespoir.
Encore doit-elle remercier le contexte, car après Damas et sa population hétéroclite, où elle avait été déshabillée et offerte à l'oeil concupiscent de quelques grands dignitaires, le royaume de France puritain lui évitait une énième humiliation, et les soies recouvraient en grande partie le corps de la jeune femme.
- Souris ou je te frappe encore.
- Si tu me frappes encore, personne ne voudra de moi.
- Personne ne veut de toi ! Mais je te briserai et je te vendrai à un bordel français, c'est moins agréable qu'un harem !
- Alors je me tuerai
- J'aurai eu mon argent.
Et le sourire qui lui sert ne l'aide pas à être rassurée. Elle avait su, grâce à son mauvais caractère, échapper aux harem syriens, mais les bordiaux français feraient-ils la fine bouche ? Et si elle devait mourir ? Tout ça pour avoir tenté une escapade hors du palais..
- Si mon père l'apprend, tu mourras chien de syrien.
- Ton père te croit encore chez nous, idiote. Et il a bien d'autres chats à fouetter que la disparition d'une de ses filles.
Combien de malédictions dans sa langue natale pour invectiver l'homme, le lâche qui détenait captive une fille de Negusse Negest. Mais aucun résultat, si ce n'est les coups qui pleuvent encore et font rire la populace qui voit là une occasion de se divertir, et le regard furieux qu'elle leur jette font redoubler les rires de plus belle. Comment leur en vouloir ? Elle aurait ri de la même façon à une exécution publique, voire même plus si la sentence avait été cruelle. Oui mais voilà, elle arrive à leur en vouloir, et les yeux flamboient d'une haine mal contenue. Elle les hait tous parce qu'ils la voient se donner en spectacle et n'agissent pas. Ah son père l'entendra quand il lui vantera la charité et la bonté de ces foutus aristotéliciens qu'il envie et aspire à imiter. Le pied chaussé d'une mule abimée par les voyages vient heurter l'écritoire où sont griffonnés quelques mots « Esclave à vendre. Lettrée, pucelle, haute lignée. » qui s'échoue dans une flaque de boue.
- Cesse ta mauvaise humeur ou je te rosse.
- Lâche.
Ce mot-là bien que français a été bien compris, et le syrien s'empourpre avant de ricaner et de l'insulter. Les chaînes l'entravent bien trop pour qu'elle puisse le gifler pourtant, l'air mauvais fait son effet, et le bonhomme recule et bascule de la petite estrade où ils se tiennent tous deux pour atterrir sur un homme passant par là, avant de se relever bien vite pour dégainer sa lame et maudire l'infortuné qui l'aura ridiculisé plus encore.
- Voilà enfin un adversaire à ta taille, chien !
Elle pourrait rire, mais cet adversaire-là a de quoi la faire frémir, elle aussi. Mais si elle frémit, c'est surtout parce qu'elle ne sait plus ce qu'elle doit craindre.
Oh.. Etre un moineau et partir vite. Si seulement..
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[*Les dialogues en italiques sont en arabe ou en amharique.]
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Avec Eikorc, on est un peu les J.K.Rowling des royaumes.