[Tagada, tagada, voilà les Salar!
Tagada, tagada, voilà les Salar!
C'étaient les Salar
Tagada, tagada, et y a plus personne!*]
C'est vrai qu'ils n'avaient pas choisi la facilité.
Traverser le Royaume de France d'un bout à l'autre pour récupérer quoi? Quelques vieilles babioles ayant pris la poussière, des livres de cuisine bretonne qu'il avait hérité de sa mère, un peu de linge, quelques parchemins...
Il n'avait vécu que quelques semaines à Nancy, mais il en était parti si vite qu'il n'avait emporté que le strict nécessaire.
Sa route l'avait mené jusqu'à son frère, dont il n'avait plus de nouvelles depuis dix ans.
De fil en aiguille, les deux frères avaient décidé de repartir ensemble sur les routes, d'abord à Nevers, puis à Chinon où ils s'étaient retrouvé mêlés à un réglement de comptes qui n'avait rien de la quête honorable dans laquelle ils croyaient s'engager.
Tels les pions d'un jeu, on les avait alors manipulés, utilisés pour finalement les envoyer dans une véritable boucherie. Du moins était-ce le sentiment des deux frères et de celles qui les avaient accompagnés dans cette vaine entreprise.
Al portait désormais sur lui les stigmates de cette bataille sanglante à Saumur.
Edern, plus connu sous son surnom du Fou, avait transpercé son épaule gauche secondé par un colosse de sept pieds de haut qui avait brisé sa jambe droite en trois endroits. Et, malgré une longue convalescence, le jeune Salar ne pourrait sans doute jamais recouvrer complètement l'usage de sa guibole.
Mais par chance il avait survécu. Tout comme son frère et les deux jeunes femmes qui les avaient accompagnés.
Hortense chevauchait fièrement à leurs côtés à présent, devenue l'une des leurs. Al considérait la jeune femme comme une soeur désormais. Quant à la seconde, elle était devenue l'épouse de son frère et s'apprêtait à donner naissance à la prochaine génération de Salar.
Décrit ainsi le tableau pouvait sembler idyllique, du moins sans nuage aucun. Mais les relations humaines ont ceci d'exaspérant qu'elles sont sans cesse mouvantes, incertaines. Et sous l'apparence d'une petite troupe sans histoires se nouaient certains drames dont toutes les acteurs n'avaient pas connaissance.
Pour l'heure, les quatre jeunes gens chevauchaient sans histoire, chacun en proie à ses démons intérieurs et ses propres questionnements. Ceux d'Aloan étaient assez simples. Qu'allait-il advenir d'eux une fois qu'ils auraient traversé le Royaume de Nancy à Carcassonne?
Il avait beau être né au Languedoc, lorsqu'il en était parti c'était bien dans l'intention de ne jamais y retourner. Personne ni rien ne l'attendait là-bas désormais. Le petit village de Salar qui l'avait vu grandir n'était rien de plus qu'un vague souvenir, une vision lointaine de son enfance. Et il ne s'était pas attardé suffisamment dans les villes voisines pour y avoir tissé des liens ou fait surgir un intérêt qui justifiât son envie d'y retourner s'installer.
Depuis trop longtemps il voyageait, sans attaches ni responsabilités. Il avait le sentiment de vivre comme un exilé, un être banni, puni. Mais puni de quoi? De sa propre couardise? De sa volonté exacerbée de fuir ses démons?
En retrouvant son frère, c'était un peu de lui qu'il avait retrouvé. De celui qu'il avait été, de ses origines. En serait-il de même lorsqu'il retournerait au Languedoc?
Tant de questions qui le taraudaient et il ne savait par quel bout commencer à en dérouler la pelote de fil.
Au détour d'une halte, il recevait parfois un pigeon voyageur. Ces missives lui apportaient une forme de réconfort, un moment d'évasion et rémission au milieu de ses sombres pensées. Il se rendait alors compte que d'autres que lui cherchaient une raison à leur existence et se débattaient pour vivre selon leur conscience, avec tout ce que cela impliquait de doutes et de souffrance.
Il avait été séparé de sa chère Mérida durant de longs mois en raison de leurs blessures respectives à la jambe. Une similitude troublante mais qui résultait de circonstances complètement différentes. Et voilà qu'il chevauchait à nouveau en sa compagnie, retrouvant les sensations qui les animaient lorsqu'ensemble ils passaient de longues heures à travers les bois de Nevers. Depuis lors, sa jument savait parfaitement s'adapter à son état d'esprit, établissant une sorte d'entente silencieuse entre eux par le simple fait de rester près du groupe ou au contraire de s'en éloigner.
C'était donc un de ces moments où il aimait à côtoyer ses compagnons de route, recherchant leur présence et espérant faire ainsi passer plus vite les lieues qui les séparaient de leur destination. Perché sur Mérida, Aloan n'avait pas peu fière allure. Sa silhouette s'était passablement épaissie ces derniers mois, la faute aux bons petits plats qu'il aimait à faire mijoter tout autant que goûter ainsi que le manque d'exercice - depuis quand n'était-il pas allé chasser?
Toutefois, d'un jeune homme au physique délicat il était devenu un homme dans toute sa plénitude, allant même jusqu'à arborer une barbe rousse qui n'était pas pour déplaire à la gente féminine à ce qu'il avait pu remarquer.
Leur petite troupe cheminait silencieusement depuis quelques minutes lorsque la voix d'Hortense mit un terme au mutisme ambiant.
- Moi, jvous le dis, on nest pas rendu !
Al tourna la tête dans sa direction pour y déceler une pointe d'ironie. Mais la jeune femme semblait rencontrer quelques déboires avec sa monture et cela n'avait bien entendu pas échappé au regard du plus jeune des frères. Toutefois, comme à son habitude, Hortense n'avait rien laissé paraître et fait preuve de la plus grande patience jusqu'à ce que ses nerfs la trahissent.
Le jeune Salar laissa volontiers son frère aîné et l'expert de la famille pour ce qui était des chevaux aller aider leur malchanceuse amie. Ce dernier avait un véritable don avec les équidés, qui résultait bien évidemment d'une pratique ancestrale mais aussi d'une passion sincère et entière pour ces animaux.
- Allons Hortense, personne ne vous en voudrait si vous continuiez à pied depuis ici.
Et le blond de partir d'un petit rire joyeux.
- Seulement, il faudra courir vite. Pas question que nous ralentissions l'allure!
Nouveau rire renforcé par le tirage de langue de la brune à son encontre et celle de son frère.
- Bon, et si je vous chantais une petite chanson pour que le voyage passe plus rapidement?
La dernière fois qu'il avait chanté durant un voyage, une sorte d'épouvantail avait surgi des fourrés en le visant à la tête avec sa botte pleine de crotte. Et en lui volant sa bourse accessoirement. Seulement cette fois-ci il n'y avait pas de fourrés alentour, juste quelques champs, et Aloan prendrait garde à ne pas attirer de malfaisants objets volants ou empaillés.
A l'issue d'avrill, un tans douç et joli,
Que herbeletes pongnent et pre sont raverdi
Et arbrissel desirent qu'il fussent parflori,
Tout droit en cel termine que je ici vous di,
A Paris la cité estoie un venredi ;
Pour ce qu'il ert devenres, en mon cuer m'assenti
K'a Saint Denis iroie por priier Dieu merci.
A un moine courtois, c'on non moit Savari,
M'acointai telement, Damedieu en graci,
Que le livre as estoires me moustra et g'i vi
L'estoire de Bertain et de Pepin aussi
Conment n'en quel maniere le lion assailli ;
Aprentiç jougleour et escrivain mari,
Qui l'ont de lieus en lieus ça et la conqueilli,
Ont l'estoire faussee, onques mais ne vi si.
Ilueques demorai de lors jusqu'au mardi
Tant que la vraie estoire enportai avoec mi,
Si conme Berte fu en la forest par li,
Ou mainte grosse paine endura et soufri.
L'estoire iert si rimee, par foi le vous plevi,
Que li mesentendant en seront abaubi
Et li bien entendant en seront esjoy.**
* Libre adaptation de "Les Dalton" de J. Dassin.
** "Berthe aux grands pieds" de Adenet le Roi. Toutefois je ne me lancerai pas dans une traduction hasardeuse, n'étant pas spécialiste du langage du XIIIème siècle._________________