Fleur_des_pois
- {Guéret - mi-Octobre}
On ne percevait l'importance des gens que quand ils n'étaient plus là. On se rendait compte alors à quel point ils prenaient de la place.
Fleur en faisait la douloureuse expérience. Tant que Sybelle était encore en vie, ne pas la voir lui importait peu. Elle savait que son amie se trouvait quelque part dans le monde.
A présent, il n'y avait plus que ce parchemin vierge posé devant elle. Tous les mots qu'elle n'aurait pas l'occasion de lui écrire. Tout ce qu'elle voulait lui dire. Cela n'existait pas, n'existerait jamais. Et comme sombre désormais lui apparaissaient tous ces instants qu'elles n'avaient pas passé ensemble !
Sitôt la nouvelle tombée, Gaia s'était précipitée auprès de Merwynn, le vieux druide qui dispensait sa sagesse en même temps que son savoir. Et l'horreur de nouveau avait surgi devant elle. Merwynn mort. Et le roc sur lequel elle espérait se ressaisir lui était ôté. Jamais l'Ortie ne s'était sentie aussi seule que ce jour-là. Au milieu de cette clairière couverte de feuilles mortes. La trace noirâtre des feux allumés pouvait encore se percevoir. Et si autrefois la brune aimait l'Automne, jamais elle n'avait encore pris conscience de la mélancolie que dispensait le printemps de l'hiver.
Folle de peur et de chagrin, la Fée s'était mise en quête de la maisonnette du vieil homme. Lorsque la porte branlante avait été poussée, c'était le spectacle d'une demeure froide et vide qui lui avait fait face.
Froide et vide. Exactement comme elle, au final. Une main posée contre son cur, le Lutin s'était effondrée. Plus proche de sa véritable personnalité en cet instant qu'à n'importe quel autre. Point de comédie. Elle ne cherchait pas à émouvoir qui que ce soit. Fleur était seule. Ne l'avait-elle pas toujours été ?
Et comme un chagrin en appelait un autre, l'Ortie voyait défiler devant ses yeux grands ouverts les tragédies auxquelles elle avait assisté ces derniers mois. L'amputation d'Umbra. La perte programmée de cet enfant qu'elle avait à peine porté. Les rejets incessants d'un blond qui refusait de l'aimer. Les avances d'un autre qu'elle ne pouvait supporter. L'attaque des brigands qui avait failli lui coûter la vie.
Toute idée de bonheur envolée loin. Les moments joyeux n'existaient plus. En revenant dans la petite maison qu'elle occupait avec Umbra, sa décision était prise. Gaia comptait les jours désormais. Et dès qu'elle fut en mesure de reprendre la route, l'Italienne ne se chargea que du nécessaire. Son chien, son âne, ses plantes, son grimoire. Quelques vivres. Pas de superflu. Elle n'en aurait aucune utilité, là où elle allait.
Et tandis que Fleur quittait la ville, la forêt, immense et mystérieuse, se dessina devant ses yeux. Le regard flamboyant, le visage résolu, elle pénétra dans les bois. Plus chez elle au milieu des arbres qu'elle ne l'aurait été dans un palais royal. La petite Fée venait de disparaître.
- {Forêt de Chabrières - premier jour de Décembre}
Le soleil perçait la blanche couche nuageuse de ce matin de Décembre. Une lune et la demi d'une autre s'était écoulée depuis que Gaia avait fui ses semblables. La forêt l'avait accueilli sans rechigner. Et la nouvelle habitante se réjouissait d'avoir été acceptée.
C'était au creux de la roche que le Lutin avait établi sa tanière. Une grotte naturelle qui, au départ, n'avait pas paru particulièrement confortable mais qui au fil du temps, était devenue aussi chaleureuse que possible. Le sol était couvert d'un mélange de brindilles et de feuilles. Au plafond, des plantes séchaient doucement. Un trou dans le sol, creusé des mains de l'empoisonneuse, accueillait un feu ronflant de jour comme de nuit. Quelques peaux de renards cousues ensemble formaient un matelas des plus douillet, et une couverture épaisse complétait cette couche dans laquelle il faisait bon dormir.
Dans un coin, un stock de pommes et de poires, de la viande séchée et des poissons fumés.
Et au beau milieu, assise en tailleur devant l'entrée, se tenait Fleur. Une Fleur méconnaissable, tellement changée qu'il était presque difficile de distinguer celle qu'elle avait été. Sa beauté n'avait en rien perdu de son éclat, mais elle était moins évidente maintenant que ses si beaux cheveux étaient parsemés d'aiguilles de pin et de feuilles en tous genres. La robe verte qu'elle appréciait tant de porter était en lambeaux, malgré une certaine propreté, puisque sa porteuse prenait la peine de la laver à la rivière aux jours de soleil. Et son visage, autrefois si fier et moqueur, affichait désormais la joie simple et pure. Ses yeux bruns ne brillaient plus d'espièglerie, mais de quelque chose qui s'approchait de la naïveté. Gaia était bien ici. Elle était elle. Elle s'était trouvée.
Depuis deux semaines, la jeune fille n'avait pas croisé âme qui vive. Hormis Dandelion et Colchique, son petit âne. Elle avait bien essayé d'apprivoiser un ou deux corbeaux, mais le résultat n'était pas satisfaisant.
Occupée comme elle l'était à couper des racines, l'Ortie en vint cependant à délaisser cette activité au profit d'une autre : il était temps de remplir le chaudron d'eau pour le diner du soir. Deux grandes oreilles venaient de faire leur apparition au milieu d'une futaie, et Fleur éprouvait soudain l'envie de manger du lapin. Surtout qu'elle avait grandement besoin de la peau pour s'en faire un couvre-chef. L'hiver serait rude, à n'en pas douter. Et les premières neiges ne devraient plus tarder.
Bondissant sur ses pieds, la jeune fille partit chercher son lance-pierre et approcha le chaudron de l'entrée. La chasse allait bientôt commencer.
Titre : Luigi Pirandello