Ithil.
- [ Quelques mois auparavant - Mai 1461 ]
L'heure était alors aux réjouissances. Ce jour-là, les résultats de l'élection ducale étaient tombés et mêlaient à la fois l'immense fierté d'avoir été élu par le peuple et le désappointement que leur "champion" n'ait pas été désigné par l'ensemble du Conseil Ducal. L'intronisation de Lilya en tant que Duchesse de Guyenne venait de se terminer ; la cérémonie avait été préparée depuis bien longtemps bien que l'on ignorât jusqu'à aujourd'hui qui occuperait le trône si joliment décoré pour l'occasion. Tout n'était que faste, protocole et révérences. Un monde totalement inconnu pour la sicilienne, en somme. Cette dernière n'était que de petite naissance, enfant d'une saltimbanque, elle n'avait toujours fait que voyager et avait toujours vécu modestement. E.T. observait ainsi tout depuis son élection, gardant des yeux ahuris bien qu'inquisiteurs, sur ce monde qu'elle ne connaissait ni ne comprenait. Intimidée, elle n'adressa que peu la parole durant les premiers jours du mandat, préférant prendre la température de sa nouvelle fonction tout en intégrant le fonctionnement du Conseil Ducal.
A cette époque, elle vivait alors encore avec Bailey ; ce charmant trublion blayais qui l'avait charmée par son humour absurde et son éternelle bonne humeur. C'est en couple qu'ils avaient franchi le seuil de la grande salle du Conseil Ducal pour la première réunion au sommet de ce nouveau Conseil. Le ton était donné, l'envie commune duvrer pour le Bien de la Guyenne effectivement présent. Néanmoins, bien rapidement, les affres de la politique s'abattirent : les idées divergeaient, tout était bon pour descendre l'ennemi politique. C'est avec effarement qu'Ithi observait son compagnon se ruer dans les brancards au moindre prétexte, au moindre faux-pas de l'alors Duchesse, à la moindre ouverture lui permettant de critiquer. La sicilienne n'avait aucun talent pour juger les autres, elle fonctionnait à l'instinct et se trompait malheureusement bien souvent. Ce fût le cas également cette fois-là : elle découvrit un Bailey violent et de mauvaise foi, un Bailey qui n'acceptait pas la défaite électorale. Cette première réunion fût terrible pour Ithil et marqua le début de la fin de la relation qu'elle entretenait avec le Trublion de Blaye. Bientôt et au bout de quelques jours seulement, plus aucun rire ne sortait de ses lèvres aux blagues du bougre. Bientôt même, l'italienne évitât son compagnon et, lorsqu'elle le croisait, ne lui adressait la parole que pour parler travail. Leur couple n'avait plus d'âme et plus lieu d'être.
Malheureusement et malgré la franchise qu'elle se targuait d'avoir, la sicilienne ne savait aucunement décrire ses sentiments et discuter à bâtons rompus avec autrui. La situation avec son compagnon stagna et, alors qu'elle s'éloignait de lui et ne ressentait pour lui qu'étouffement et sentiments cordiaux, n'arriva pas à lui en parler. Le non-dit est la pire des maladies, rongeant insidieusement les relations ; Bailey et Ithi ne cessèrent ainsi plus, pendant une longue période, qu'à s'engueuler lorsqu'ils ne s'ignoraient pas. Étouffée et dégoûtée par cette relation et ces comportements - tant d'elle que de lui -, la sicilienne se mit à se rapprocher de ses collègues, en commençant par les membres de la formation politique qu'elle n'avait rejoint que récemment : R$P. Elle se sentait particulièrement proche de ses deux colistiers - Kateyll et Alexakis - ne cessant de leur demander conseils et avis. Elle considérait et estimait Kateyll, sachant pertinemment qu'elle n'aurait jamais rejoint ce parti si elle n'en avait pas fait partie, tant avait-elle était subjuguée et épatée par le travail et le côté humain de cette femme. L'autre R$P, quant à lui, n'avait rien à lui envier. Très souriant et plein d'humour, il avait la conversation aisée et il n'était pas rare qu'Ithi et lui discutent de longues heures dans le bureau de l'un ou de l'autre ; d'abord pour un dossier quelconque, mais déviant rapidement vers du tout et du rien. Dépassée et attristée par sa relation avec Bailey, l'italienne s'épanchait bien souvent auprès Alexakis, lui racontant ses sentiments, ses espoirs et ses désillusions.
Et ce qui devait arriver arriva.
Posons le décor et l'ambiance de ce moment-là. Ils se trouvaient dans le bureau d'Ithil au Palais de l'Ombrière. Dans ce dernier trônait, tel le maître des lieux, un bureau de bois brut, emplissant la pièce toute entière de sa masse. Sur ses côtés étaient gravées des dorures sobres et rares qui donnaient à l'ensemble une allure modeste malgré sa stature. Des papiers épars y étaient disséminés, caractérisant le joyeux bordel qui régnait dans la pièce. Entourant le bureau était une immense bibliothèque, sur laquelle étaient rangés des livres divers et variés, copiés d'autres copies malheureuses : Codex guyennois, ordonnances royales, compte-rendu d'audiences & autres joyeusetés juridiques. La routine, pour une procureure. A l'entour, des chandeliers à demi consommés semblaient veiller de leur flamme vivotante à la sérénité du lieu, tandis qu'un feu dans l'âtre gazouillait. Alexakis avait rejoint, tard dans la soirée, Ithil au sujet d'une annonce qu'il devait faire pour la Duchesse et pour laquelle il avait besoin de conseils. Besoin de compagnie, surtout. Il s'était assis, d'une cuisse nonchalante, sur le bureau tandis qu'elle griffonnait le brouillon d'un réquisitoire, attendant qu'elle termine. L'heure était tardive, la plupart des conseillers rentrés depuis bien longtemps, et la nuit se faisait froide. A bien y réfléchir, c'était sans doute l'ambiance tamisée et ouatée du bureau ducal qui joua un rôle déterminant dans la suite de leur relation. Reposant sa plume jusqu'alors fébrile, Ithil releva la tête vers son colistier et lui adressa un sourire gêné en remarquant qu'il semblait l'observer depuis un moment. Son regard était étrange et troublant, un regard pétillant qu'elle ne connaissait que trop bien.
Elle se mordit la lèvre inférieure, réprimant tant bien que mal l'envie qui lui montait d'entre ses reins et lui chatouillait le bas-ventre. Un silence pesant s'installa alors, qu'Ithi s'escrima à briser en se levant soudain, nerveuse, dans l'idée d'ouvrir la fenêtre pour qu'un vent frais rassérène l'ambiance surchauffée qui était en train de se créer. Les joues de l'italienne rosissaient à vue dil, en sentant le regard du blond suivre ses pas vers la fenêtre. Gênée et comme toujours dans ces cas-là, E.T. se mit à bavasser pour effacer son trouble et arborer une confiance qu'elle n'avait pas. Ah, c'est qu'elle était championne dans l'art du faux-semblant !
- « J'ouvre la fenêtre, si ça ne te dérange pas. Je ne sais pas ce qu'ils fabriquent à la chaufferie, mais ils ont du se croire en plein hiver à chauffer ainsi le Palais. Il fait une de ces chaleurs ici... »
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« Je suis la Ténébreuse, - la Veuve, - l'Inconsolée,
La Princesse d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »