Anaon
Les azurites accordent à leur tour la pleine attention au geste du comptable. Le verre qui se porte aux lèvres, l'eau-de-vie qui disparaît en une seule traite. Forcément que la chose rappelle la soirée qui les a vus se rencontrer, et l'un comme l'autre reste attentif à l'écho de cette nuit qui résonne dans le simple fait de boire. Ils sont amusants à observer, dans leur envie de se faire léger sans pour autant réussir à ce départir pleinement de ce naturel qui les rend inquisiteurs. Le désir irrésistible de vouloir comprendre sans oser demander. Sur fond d'amusement, des attentions bien plus profondes : découvrir sans froisser, investir en discrétion... Saurais-je dire qui tu es ? J'ai connu les Hommes, les femmes, les enfants, les amants, les cadavres. Les aimants, les menteurs, les utopistes et les tueurs. J'ai passé des ans à traquer les délinquants, rentrer dans leur tête, comprendre et débusquer. J'ai délié dans leurs paroles le bon grain de l'ivraie. Déjoué leurs masques quand j'affirmais le mien. Peut-être... Peut-être que si je le voulais je pourrais te dire qui tu es. Mettre le doigt sur tes sutures, montrer les limites de ton imposture. Peut-être, qu'avec patience, avec douceur ou bien obstination, je te mettrais à nu. Mystère nébuleux, dont je ne veux pourtant encore percer toutes les arcanes, car je sais une chose de toi... Tu voudras faire pareil avec moi...
Et une vie qui s'avoue, c'est bien plus intime qu'un vêtement qui tombe.
"Je vous promets de nen user quavec parcimonie" a-t-il dit. Le sourire se fait à nouveau esquisse, alors que les paupières plissées ne voilent pas leur amusement.
_ Je devrais alors y survivre...
Se faisant ensuite sage mais intriguée, l'Anaon observe le jeune homme flâner dans ses papiers. Un seul trouve grâce à ses yeux, et à la lecture de ce dernier, les prunelles de la sicaire se parent d'un éclat soudain. Le menton se redresse légèrement et la mercenaire s'accroche au visage d'Alphonse. Sans doute que si le comptable avait des aspirations plus nuisibles, s'il était comme elle, il serait redoutable. Peut-être l'est-il déjà... Elle ne le connait pas.
_ Je vois que Monsieur relève le moindre détail...
La femme se penche. Elle attrape calmement le vélin entre majeur et index, pour le porter devant ses yeux. Oui, en effet, elle avait bien écrit cela. Elle n'en doutait pourtant pas.
_ Ah...
Un soupir surjoué. Le mot tourne entre ses doigts. Un recto. Un Verso. Et le regard qui revient sur son vis-à-vis.
_ Moi qui avais espéré que vous auriez retrouvé ma pantoufle de vair... Minuit avait pourtant sonné.
Et il aurait pu. Elle aurait pu perdre un bout d'elle-même. De ce qu'elle a été cette nuit-là. Un ruban, une rose, un voile. Une nuit de bal où le Diable l'avait emportée bien vite, quand le beffroi avait résonné de son dernier coup des Matines. Comme craignant les légendes de ce fameux son de cloche qui dissipe les illusions et fait tomber les impostures. Eux avaient voulu défaire les leurs à l'abri de tous ces autres. Et en y repensant, elle se désole un peu de ne pas avoir eu le temps de laisser un lampion s'envoler dans la nuit.
La mercenaire enchaîne pourtant, ne voulant pas laisser à Alphonse trop de temps pour réfléchir, se préservant encore un frêle anonymat. Qu'il prenne la phrase pour une simple boutade qu'un réel indice. Qui sait ce que le comptable pourrait imaginer entre elle et le Diable, s'il la savait Pantin.
_ Ne vous en déplaise, mais je n'ai pas spécialement d'attrait pour les... plaisirs de la chair. Je n'ai pas pour habitude de m'attarder dans de pareils endroits... Du moins... D'habitude.
Mensonge. Si l'aînée était effectivement très peu portée sur la luxure quand elle ne venait pas de son amant, les rares fois où elle avait posé les pieds dans un lupanar, elle était restée bien plus longtemps qu'escompté. Et ça n'avait jamais pris la tournure prévue à la base. Parfois pour son plus grand plaisir...Avouons-le.
Senestre pose le vélin dérobé sur le bureau, et de le faire glisser lentement vers son destinataire, les rétines guettant la moindre réaction dudit nommé. Si l'on en croit l'expérience, cette entrevue ne se finira donc pas comme imaginée. Clôturée par une dégustation de "massala" peut-être...
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| © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |