La_montagne
Moi, j'suis encore là. Mais personne me regarde, et personne me remarque. Je vous ai déjà dit que je fais un peu mobilier? Un meuble, immobile, silencieux. J'ai l'avantage de pouvoir regarder les gens à l'entrée. Comment ils sont dehors, et comment ils se comportent à lintérieur. Je ne suis pas certaine si c'est à cause du mariage, ou de Notre-Dame. Surement un peu des deux. Mais ça reste étrange. Ceux qui arrangent les plis rebelles sur leurs vêtements à lextérieur, conquièrent un air hautain dès qu'ils franchissent l'entrée. Dès qu'ils me croisent, quoi. Je suis la première chose -parce que dire personne, ça serait trop dire- du mariage qu'ils voient. Sans regarder, toujours. Moi, ça me dérange pas. Au contraire. Le temps qu'ils prennent pour renvoyer leurs carrosses, leurs domestiques, le temps qu'ils prennent pour remettre en place une mèche rebelle, un plis sauvage, le temps qu'ils prennent pour regarder la cathédrale, pour se demander une dernière fois s'ils ont bien fait de venir, s'ils vont rentrer, le temps qu'ils prennent pour deviner qui est déjà présent, qui est absent, qui arrivera surement en retard et qui n'arrivera tout simplement pas. Ce temps-là, moi aussi je l'occupe. Je regarde sans être vue. Je détaille leur silhouette, je remarque les armes. Certaines, pas toutes. J'ai pas de super-pouvoirs pour voir au travers des bottes, au travers des tissus. Mais j'ai l'expérience, je sais où chercher la légère bosse que forme une dague aux côtés d'un tibia. Je connais l'ondulation d'une robe sur le pommeau d'une arme. Et surtout, j'ai le temps. Les gens n'aiment pas être observés, mais ils ne savent pas que je les observe. Ou plutôt, ils s'en fichent complètement. Je ne suis qu'un garde, une armure vide et impersonnelle, un décor dans le paysage, une autre colonne de Notre-Dame.
Je les observe, tous autant qu'ils sont, quand ils sont sur le point d'entrer, quand ils rentrent, et quand ils sont dedans. Je m'assure de connaître le plus de détails possible sur chacun d'eux. Juste les importants. Juste pour être sûre de savoir comment réagir en cas de besoin, Gaia Corleone. Beaucoup viennent armés. J'imagine que c'est normal, un mariage Corleone reste un événement à la fin imprévue. J'en reconnais même certains, pas forcément pour les avoir vu, ou en avoir entendu parler, comme la manchote. Ça doit être Ombeline, Umbra. Mais je les reconnais surtout pour leur comportement. La famille de la fiancée est à l'aise. Ennuyée, sans doute. Prêts à se jeter directement sur le buffet, et pas forcément disposés à engager des conversations mondaines. Mais à l'aise, finalement. Ils savent. Je sais pas ce qu'ils savent, mais il savent. Ils ont cet air détaché, cet air entendu. Les autres, un peu moins. Les autres, ils ont peut-être cet air hautain, mais il a été acquis quelques secondes avant de franchir le parvis de l'église. Je les ai vus. Mais ils n'ont certainement pas cette allure du quotidien. Ils se demandent sans doute ce qu'ils doivent attendre de ce mariage, tout comme moi. La seule différence, c'est que moi, je m'en fou. Et puis y'a les autres. Ceux qui se maintiennent en retrait, ceux qui voudraient être invisibles mais ne le sont pas. Je souris légèrement, celui qui voudrais être invisible absolument détaillé par le véritable invisible. Moi, quoi.
Seule une personne me remarque, et je fais un signe de tête qui répond à son salut. Je souris, mais elle ne voit pas, je suis cachée sous mon casque. Je suis là, Gaia Corleone, allez jouer de votre magie, allez faire la Fée, profitez de votre nuit, parce que moi, je suis là pour le reste. D'ailleurs, elle est la seule qui semble épanouie. Personne ne pourrait, même en y mettant le plus grand effort du monde, même en pactant avec le Sans-Nom, lui ôter ça. Elle vole un peu partout. Elle est si belle, elle sourit, elle salue. Elle fait un peu tâche dans le contexte. Mais une belle tâche, ça j'dis pas l'contraire, Gaia Corleone. C'est la seule qui ne semble pas avoir une mine d'enterrement. Mais en voyant tous les autres, je me demande si c'est vraiment à cause du mariage. Peu importe, et vraiment, peu m'importe.
Un de mes hommes m'approche. Il me murmure quelques mots. Une mendiante, toute jeune, prétendant... il sait pas bien m'expliquer. Quelque chose dans le genre être la fille de quelqu'un important parmi les invités. Je quitte mon poste quelques secondes, en suivant mon homme qui se presse d'aller voir comment s'en suit cette histoire. Le temps juste, en faite, pour qu'il parte et revienne, la queue entre les pattes, me dire qu'en faîte si, ben elle avait vraiment quelque chose à voir avec le mariage, qu'une autre femme est venue la chercher. Rien de bien intéressant. Je le fais taire et le fais retourner à ses affaires.
Moi, j'aurais vraiment aimé être tavernière, mais faut dire que je suis plutôt douée pour ce que je fais finalement. Je suis aussi douée pour la cuisine, mais pas autant. C'est marrant, quand même, de voir un homme armé, une armure ambulante, venir à moi pour me présenter ses plus plates et humiliantes excuses pour m'avoir dérangée, alors que moi, au fond, tout ce que j'attendais de la vie c'était de lui servir quelque chose à boire, de l'entendre dire "et plus vite qu'ça". Ouais, c'est marrant, quand même.
Alors je retourne à mon poste, près de l'entrée. Je vois la fiancée suspendue au cou d'un homme et é-prise entre ses bras. J'ose quand même me demander si c'est le fiancé, mais une petite voix, au fond de moi, me dit que c'est pas possible. Ne serait-ce que par les habits qu'il porte, et parce que pas grand monde ne semble le connaître. Le fiancé, quand même, il serait au moins connu et reconnu du quart des invités, de ces invités-là qui ne savent pas bien où se placer et qui aimeraient être invisibles, ou des invités qui s'enroulent dans une assurance démesurée mais qui ne semblent pas reconnaître la future mariée non plus. Non, le fiancé, il semble briller par son absence.
Dehors l'air est frai, et il fait froid, à Paris, en hiver. La cathédrale commence à prendre chaleur. Peut-être parce qu'au moins, le vent ne souffle pas à l'intérieur, ou peut-être parce que, doucement, les invités arrivent, et qu'ils le veuillent ou non, même s'ils se prétendent plus froids que la pierre des murs de l'église, leurs corps émanent une chaleur vitale qui se mélange avec celle des autres corps, et réchauffe, doucement mais sûrement, l'immense bâtiment. Notre-Dame... vous avez un sacré ego et un sacré culot, quand même, Gaia Corleone.