Fleur_des_pois
Gaia l'écoutait parler. Son récit avait les accents des contes qu'elle aimait tant entendre. Fermant les yeux, elle se représentait avec précision le passé de sa sur. Elle pouvait presque sentir les serres du faucon lui mordre le poignet. L'odeur de l'herbe grasse couvrant les espaces dégagés où Clémence suivait les instructions de Joan. Elle voyait le vol gracieux des oiseaux de proie, sentait l'air s'engouffrer dans les cheveux de sa cadette.
Cette capacité de représentation l'avait apaisé bien des fois, lorsqu'elle était enfant. Seule sous le toit du grenier du couvent, elle en devenait indifférente au froid de l'hiver ou à la chaleur suffocante de l'été. Il n'y avait plus qu'elle et ses histoires. Il n'y avait plus qu'elle et la liberté qu'elle imaginait délicieuse. Transportée tantôt au sommet des montagnes, tantôt au fond des lacs, tantôt en compagnie d'une famille aimante et douce aux visages flous. Des réserves de contes pour une vie entière, toujours à disposition, que les surs ne pouvaient pas lui voler.
Se raconter. Comment allait-elle s'y prendre ? Elle ne voulait pas choquer sa sur. Mais elle désirait être sincère. Et se livrer comme Clémence s'était livrée. Sans fioriture, simplement. Honnêtement.
La Fée se racla la gorge. Par où commencer ? Comment expliquer ? Raconter son passé comme une histoire, car après tout, c'en était une. Un conte cruel, un récit jonché de pleurs et de douleurs. Mais c'était son histoire, et quoi qu'elle puisse dire, quoi qu'elle puisse affirmer, cela resterait toujours gravé en elle jusqu'au moment de son dernier sommeil.
On suppose que je n'avais que quatre mois lorsque j'ai été enlevée. Quelqu'un m'a arraché à mes parents. Je ne sais pas pourquoi. Mais sitôt arrachée à ma famille, cette personne m'a abandonné. Trop loin pour qu'on me retrouve. On m'a retrouvé allongée dans les pois de senteurs. Il y avait un rond de sorcière autour de moi. Les pèlerins ont eu peur. Ils m'ont confié quelques jours plus tard à un couvent, établi en pleine forêt. Les nonnes m'ont recueilli. On m'a appelé Fleur-des-Pois, à cause de mon lit de pois de senteurs. Les pèlerins ont mis en garde les religieuses, au sujet du rond de sorcière.
De nouveau, Gaia ferma les yeux. Transportée par son récit, elle désirait voir ce qu'elle narrait, pour rendre les choses plus précises à Clémence. Derrière ses paupières closes, elle revoyait dans les moindres détails le couvent de bois. Le visage de chacune des nonnes. La forêt qui entourait la bâtisse. Son passé, son enfance, ancré en elle plus solidement que n'importe quoi d'autre.
J'ai été élevée par les surs. Elles avaient décidé de m'ôter la présence diabolique qu'elles disaient ressentir en moi. Je n'avais pas tous les jours à manger, j'étais souvent obligée de voler dans les réserves. Bien sûr, elles s'en apercevaient et me punissaient en conséquence. En été, j'allais cueillir des fruits, et en automne, des pommes et des poires sauvages. Je rêvais de m'enfuir, mais je n'en avais pas le courage. J'étais seule, horriblement seule, je dois l'avouer. Un jour, en me promenant, je suis tombée nez à nez avec un petit loup. Je crois qu'il avait été rejeté par sa mère, il était extrêmement chétif. Un peu comme moi. Je l'ai ramené au couvent en espérant m'en faire un ami. J'aurais dû avoir peur de cet animal, mais j'étais si seule... Elles l'ont découvert. Et tandis que l'une me maintenait en place, l'autre l'a noyé devant mes yeux.
Ce fut ce jour-là qu'elle avait été brisée pour de bon. Ce jour-là qu'elle avait juré de se venger. Lorsqu'elle avait enfoui le nez dans la fourrure trempée du louveteau mort. Lorsqu'elle avait creusé de ses mains une tombe pour son compagnon. Ce fut ce jour-là qu'elle avait vraiment tout perdu. Cela avait été la première et unique fois où elle avait attenté à ses jours. Mais elle ne savait pas comment s'y prendre, et sa tentative pour couper ses veines de fillette avait échoué. La pierre qu'elle avait utilisé n'était pas assez tranchante. Les marques avaient disparu, aujourd'hui, mais leur souvenir persistait dans sa mémoire.
Quelques mois plus tard, une femme est arrivée. Elle s'appelait Isolda. Elle était guérisseuse et cherchait un gîte pour la nuit. Les nonnes l'ont accueilli. Et Isolda m'adopta, parce qu'elle avait besoin d'une apprentie. J'avais dix ans. Elle m'emmena avec elle, à Paris, et elle m'apprit tout ce que je sais. Du moins, comment guérir. Mais ma soif de savoir était trop grande. J'ai appris à soigner, mais je voulais savoir... tuer... aussi. Je ne vivais que pour le jour où je pourrai faire payer aux religieuses leurs années de torture. Isolda a découvert que je confectionnais des poisons, et elle m'a chassé. J'avais douze ans alors, environ. J'ai poursuivi mon apprentissage des « mauvaises plantes » auprès de plusieurs empoisonneuses. Et... me voilà.
Fleur rouvrit les yeux. Sa main serrait si fort la chope d'étain que l'ombre de ses doigts s'y était imprimée. Un léger sourire étira ses lèvres ourlées. Il y avait encore beaucoup à raconter, mais l'essentiel était dit. Jamais encore elle n'avait tenu un récit si précis de son passé. Jamais encore elle ne s'était confiée comme elle venait de le faire.
Il fallait bien que ce soit sa sur pour qu'elle se livre ainsi.
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Cette capacité de représentation l'avait apaisé bien des fois, lorsqu'elle était enfant. Seule sous le toit du grenier du couvent, elle en devenait indifférente au froid de l'hiver ou à la chaleur suffocante de l'été. Il n'y avait plus qu'elle et ses histoires. Il n'y avait plus qu'elle et la liberté qu'elle imaginait délicieuse. Transportée tantôt au sommet des montagnes, tantôt au fond des lacs, tantôt en compagnie d'une famille aimante et douce aux visages flous. Des réserves de contes pour une vie entière, toujours à disposition, que les surs ne pouvaient pas lui voler.
Se raconter. Comment allait-elle s'y prendre ? Elle ne voulait pas choquer sa sur. Mais elle désirait être sincère. Et se livrer comme Clémence s'était livrée. Sans fioriture, simplement. Honnêtement.
La Fée se racla la gorge. Par où commencer ? Comment expliquer ? Raconter son passé comme une histoire, car après tout, c'en était une. Un conte cruel, un récit jonché de pleurs et de douleurs. Mais c'était son histoire, et quoi qu'elle puisse dire, quoi qu'elle puisse affirmer, cela resterait toujours gravé en elle jusqu'au moment de son dernier sommeil.
On suppose que je n'avais que quatre mois lorsque j'ai été enlevée. Quelqu'un m'a arraché à mes parents. Je ne sais pas pourquoi. Mais sitôt arrachée à ma famille, cette personne m'a abandonné. Trop loin pour qu'on me retrouve. On m'a retrouvé allongée dans les pois de senteurs. Il y avait un rond de sorcière autour de moi. Les pèlerins ont eu peur. Ils m'ont confié quelques jours plus tard à un couvent, établi en pleine forêt. Les nonnes m'ont recueilli. On m'a appelé Fleur-des-Pois, à cause de mon lit de pois de senteurs. Les pèlerins ont mis en garde les religieuses, au sujet du rond de sorcière.
De nouveau, Gaia ferma les yeux. Transportée par son récit, elle désirait voir ce qu'elle narrait, pour rendre les choses plus précises à Clémence. Derrière ses paupières closes, elle revoyait dans les moindres détails le couvent de bois. Le visage de chacune des nonnes. La forêt qui entourait la bâtisse. Son passé, son enfance, ancré en elle plus solidement que n'importe quoi d'autre.
J'ai été élevée par les surs. Elles avaient décidé de m'ôter la présence diabolique qu'elles disaient ressentir en moi. Je n'avais pas tous les jours à manger, j'étais souvent obligée de voler dans les réserves. Bien sûr, elles s'en apercevaient et me punissaient en conséquence. En été, j'allais cueillir des fruits, et en automne, des pommes et des poires sauvages. Je rêvais de m'enfuir, mais je n'en avais pas le courage. J'étais seule, horriblement seule, je dois l'avouer. Un jour, en me promenant, je suis tombée nez à nez avec un petit loup. Je crois qu'il avait été rejeté par sa mère, il était extrêmement chétif. Un peu comme moi. Je l'ai ramené au couvent en espérant m'en faire un ami. J'aurais dû avoir peur de cet animal, mais j'étais si seule... Elles l'ont découvert. Et tandis que l'une me maintenait en place, l'autre l'a noyé devant mes yeux.
Ce fut ce jour-là qu'elle avait été brisée pour de bon. Ce jour-là qu'elle avait juré de se venger. Lorsqu'elle avait enfoui le nez dans la fourrure trempée du louveteau mort. Lorsqu'elle avait creusé de ses mains une tombe pour son compagnon. Ce fut ce jour-là qu'elle avait vraiment tout perdu. Cela avait été la première et unique fois où elle avait attenté à ses jours. Mais elle ne savait pas comment s'y prendre, et sa tentative pour couper ses veines de fillette avait échoué. La pierre qu'elle avait utilisé n'était pas assez tranchante. Les marques avaient disparu, aujourd'hui, mais leur souvenir persistait dans sa mémoire.
Quelques mois plus tard, une femme est arrivée. Elle s'appelait Isolda. Elle était guérisseuse et cherchait un gîte pour la nuit. Les nonnes l'ont accueilli. Et Isolda m'adopta, parce qu'elle avait besoin d'une apprentie. J'avais dix ans. Elle m'emmena avec elle, à Paris, et elle m'apprit tout ce que je sais. Du moins, comment guérir. Mais ma soif de savoir était trop grande. J'ai appris à soigner, mais je voulais savoir... tuer... aussi. Je ne vivais que pour le jour où je pourrai faire payer aux religieuses leurs années de torture. Isolda a découvert que je confectionnais des poisons, et elle m'a chassé. J'avais douze ans alors, environ. J'ai poursuivi mon apprentissage des « mauvaises plantes » auprès de plusieurs empoisonneuses. Et... me voilà.
Fleur rouvrit les yeux. Sa main serrait si fort la chope d'étain que l'ombre de ses doigts s'y était imprimée. Un léger sourire étira ses lèvres ourlées. Il y avait encore beaucoup à raconter, mais l'essentiel était dit. Jamais encore elle n'avait tenu un récit si précis de son passé. Jamais encore elle ne s'était confiée comme elle venait de le faire.
Il fallait bien que ce soit sa sur pour qu'elle se livre ainsi.
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