Jurgen.
Parce que Jurgen aussi
a été un enfant...
- Hiver glacial de 1450, sur les mers gelées du Nord.
- "Mütter standen bald am Strom
Und weinten eine Flut
Auf die Felder, durch die Deiche
Stieg das Leid in alle Teiche
Schwarze Fahnen auf der Stadt
Alle Ratten fett und satt
Die Brunnen giftig, aller Ort
Und die Menschen zogen fort"
Jurgen est jeune. Quatre ans après le drame de Dantzig. Quatre ans et ça saigne toujours. Quatre ans et la plaie est rougeoyante, et lorsqu'il la gratte trop, il l'ouvre.
D'ailleurs, Jamy aussi, l'ouvre. Il explique tout le temps tout un tas de choses. Dans le Trompe la mort, le brouillard humidifie les voiles, mais ça ne le fait pas taire. Pas de feu sur un bateau. Jamais, le code le dit bien, sinon, c'est trente neuf coups de fouet. Jurgen est tenté, mais il ne le fera pas. L'homme l'a regardé, de toute sa hauteur, et l'a empoigné par le col. "Ici, on fait pas d'feu, Moineau. Sinon, regarde.." Et il montre le dos d'un matelot au dos rayé, qui a le cuir chevelu brûlé. Jurgen le connaît bien, l'inséparable. On dit qu'ils sont deux, dans sa tête. Lui aussi, c'est un pendu de Dantzig, il n'a pas de nom. On lappelle juste "L'Inséparable".
Le jeunot caille. Il grelotte. Alors le plus grand lui donne une gigantesque cape doublée de lapin qui semble centenaire. Il se couvre entièrement, se grattouillant le cou comme un chien rongé par les puces, puis se prend une gifle. "Tu vas encore rouvrir.". Jurgen baisse la tête mais ne sort pas ses mains crades de la cape.
Le capitaine est sur le pont, avec ses hommes. On le voit de loin. Jurgen le trouve si grand. Il observe sa barbe, plisse les yeux pour entrevoir ses lèvres. Impossible. Le Corbeau fait des gestes dans la brume, on ne prendra pas le risque de bouger ce soir.
Et Jamy ne la ferme pas. Il vient s'assoir à côté de Jurgen, qui a couru jusqu'en bas pour profiter de la chaleur et du pain.
-Gamin, T'vois, hein, moi j'sais beaucoup d'choses. J'peux t'apprendre plein d'choses. T'veux savoir? Et puis le gars au strabisme regarde un peu trop le gamin. Jurgen fronce les sourcils, marmonne dans sa langue natale. Oh. Moi j'parle bien l'germain, hein. Wie geht's dir, hein? Jurgen secoue la tête en fronçant les sourcils-ces manies, il les a déjà.
Le teuton se lève jusqu'à une autre chaise, et Jamy le suit.
-Bon, t'vois, dans un bateau, on doit dormir serrés. C'est l'principal, parc'que sinon, on crève d'froid, hein. Tu veux qu'j'te montr'? Et puis il va chercher dans un coffre des petits pions sculptés qu'ils pose sur le pont d'un bateau de bois, et les disposes serrés les uns contre les autres. Voilà, ça se passe comme ça.
Jurgen garde le silence, serre son poing encore trop faible, alors que le sang lui fouette les tempes. Les pirates hurlent, rient, parlent des catins qu'ils paieront, et des femmes qui le leur paieront. Mais le Capitaine reste silencieux, le regard rivé sur la gorge du petit Moineau. L'oisillon est mal à l'aise, mais ne se couvre pas. On ne cache rien à son capitaine, il le sait depuis qu'il est tout jeune. Fils de pirate, Petit fils de Pirate, il le sait bien, même s'il n'a jamais connu son père. Jamy parle encore, et le regard du Sombre se pose sur lui. C'en est finit.
-Coupez lui donc la langue. Dit le Capitaine en caressant sa barbe broussailleuse mais effroyablement bien taillée. Jurgen s'imagine déjà avec la même, alors que sa peau est encore celle d'un enfant. Il passe la main sur la cicatrice, et regarde Jamy, alors que l'équipage rit en se dirigeant vers lui. Parfait, on va bien fair' ça, ouais, ouais. Dit l'Inséparable. Corbeau fait signe au gamin de venir. Jurgen avance jusqu'à son Maître, la tête baissée. Puis le Sombre rit, un rire grave, inquiétant. Mais l'oisillon n'a plus peur du Capitaine. A vrai dire, il n'en a eu peur qu'une fois.
Tous les deux vont dans la cabine, entendent une argumentation, puis des hurlements et des rires. Jurgen se crispe légèrement, et jette un oeil à travers la serrure rouillée, puis sursaute, sans rien voir lorsque le Sombre lui parle.
-Moineau?
Jurgen se retourne.
-Ja?*
Corbeau le fixe, se caressant la barbe, alors que le gamin semmitoufle dans la cape de lapin.
-Un jour, tu s'ras mon second.
Il rit brièvement, puis quelqu'un tambourine à la porte, lorsque des rires, il ne reste que des hommes trop îvres.
Le capitaine somme l'homme d'entrer, et le Flamand rose arrive, avec son effroyable accent et sa peau rosée comme celle d'une poupée. On porte tous bien nos noms, ici. Il tient un bocal, avec quelque chose qui ne fait ni couler, ni flotter. Jurgen plisse les yeux, puis regarde la longue pièce.
Jamy pleure et ne parle pas.
Puis Jurgen jette un oeil au bocal rouge, la langue entre deux eaux, et il rit, il rit à en être plié en deux, à en faire couler des larmes, à avoir mal à ses faibles muscles. Et Corbeau, lui, hausse les sourcils, les yeux rivés sur le bocal.
-Hmm... Vous m'avez pris au mot, on dirait.
Et il balance son menton velu vers Jamy, sans un sourire, et ordonne au Flamand Rose de le soigner rapidement sans lui demander son avis, ironiquement.
Et Jurgen rit toujours. Une main se pose sur lui. Il lève la tête, les yeux rougis par les larmes, le visage fendu d'un sourire, puis hoche la tête, se rapproche encore du Sombre, attendant que la porte soit close.
-Je s'rai c'que 'voulez qu'j'sois Cap'taine.
Et le Trompe la Mort flotte encore, alors que le lendemain, il se posera sur une côte, avec ou sans l'avis des autorités, se servant de toutes part.
Bientôt, des mères se tinrent au bord du fleuve
Et versèrent des flots de larmes
Sur les champs, à travers les digues
La souffrance envahit tous les étangs
Des drapeaux noirs sur la ville
Tous les rats repus et gras
Les fontaines partout empoisonnées
Et les hommes partirent (Donaukinder, Rammstein)
*Oui.
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