Soren
[Couvent des cordeliers, aux abords de Sarlat-la-Caneda, Février 1462]
Il fait sombre ici. Depuis combien de temps suis-je ici? J'ai perdu le compte. J'aurais du marquer les jours qui sont passés depuis mon réveil. Il faudra que je demande à Una la date du jour afin que je retrouve mes repères. Elle est mon unique contact avec le monde extérieur. Comprenez par là, extérieur à cette pièce où je suis, où je vis. Tout cela est si invraisemblable, si incroyable! et pourtant, il est un fait indubitable : ces jambes ne fonctionnent pas. Elles sont aussi inertes qu'un morceau de bois mort que l'on se procure en forêt pour allumer le feu dans la cheminée. Il y a un autre fait qui plaide en la faveur du discours qu'elle m'a tenu : j'ai perdu du poids. Beaucoup de poids. Le peu de graisse que je pouvais avoir a fondu, et les muscles ont suivi. Mes doigts qui parcourent les traits de mon visage ne mentent pas : je suis maigre. Pire. Je suis squelettique. Rien ne peut expliquer cela. Rien...excepté le temps qui passe! J'ai l'impression d'avoir hiberné pendant un long moment, sans manger ou presque. J'ai le choix entre croire son histoire...et rien! Le vide! Aucune autre solution qui tienne debout. Pourtant même son histoire est incroyable. Son seul mérite, c'est d'exister, de combler un vide. Oui, je n'ai d'autres choix que de la croire, elle, une inconnue.
[Flashback... Couvent des cordeliers, quelques semaines plus tôt]
J'ai soif. Mes lèvres sont sèches, gercées, douloureuses. Je cherche à ouvrir les paupières mais il semble que quelque chose les en empêche. Un vent froid effleure la peau de mon visage. Mon estomac crie famine. J'essaie de rassembler mes idées. Je suis encore confus. Qui suis-je? Quelque part dans ma tête, une voix me souffle la réponse : Søren Eriksen. Ma main droite bouge. Elle se pose sur mes lèvres, confirmant ma première impression. Mes doigts glissent sur mon nez, mes joues. Ils me renvoient la sensation d'un visage émacié, les traits tirés comme un morceau de beurre qu'on aurait trop étalé sur une tartine de pain. Ils atteignent les yeux et retirent la croute d'humeurs qui les maintenait clos. D'abord la gauche. Ensuite la droite. Mes paupières s'ouvrent enfin pour être confrontées à un mur de ténèbres. J'ai l'impression d'être un morceau de parchemin que l'on aurait laissé vieillir au soleil. Que m'est-il arrivé? Où suis-je? Quelle date sommes-nous? Un flot d'incertitude m'envahit, laissant sur la grève des tas de points d'interrogation un peu partout. Ma tête est immobile dans le noir, désespérément fixée sur un mince filet de lumière qui se dessine sur le mur opposé. Y'a t-il une porte derrière moi?
Petit à petit, les souvenirs refont surface. Ils viennent s'enfiler comme des perles sur le cordon de mon histoire passée. J'ai l'impression d'être un gamin qui ramasse, à rebours des petits cailloux blancs sur un chemin qu'il ne connait pas, dans l'espoir de retrouver sa chaumière et les siens.
Une taverne... Une discussion avec une jeune fille qui m'a l'air pas mal débrouillarde pour son âge. Elle demande à nous accompagner, mais ça, c'est un simple jeu. Elle n'en n'a pas véritablement l'intention. Elle joue. Elle prétend que la route devant nous est barrée : des mercenaires payés par le comté ou le duché interdisent tout passage non autorisé. Son rôle à elle est sans doute consiste à relever le nom des inconnus qui veulent traverser, à les signaler à ses complices qui, devant nous, bloqueront le passage si l'on n'a pas payé le tribut. Astucieux comme façon de rançonner. Qui plus est, l'armée bat pavillon de la province? Qui peut lui reprocher quoi que ce soit?
Plus loin, sur une autre perle... Une taverne dans le Maine. Elle est bondée. Une invitation venue d'une connaissance qui refait soudainement surface. Elle est rousse, toujours aussi rebelle et indépendante. Mais depuis l'épisode de la robe, je ne l'ai jamais vu aussi...féminine. À côté de nous, un tonneau. La discussion s'engage. Un rustre aurait bien fait passer ses envies du désir à la réalité sur elle, mais je l'en empêche. Et puis plus rien. Une douleur dans le ventre. Le noir... comme ici. comme maintenant.
La perle se dissout entre mes doigts et une autre vient de naître. Le mystère de la vie. Château de Gorron. La fin d'un long trajet. Cette fois, elle est brune. Elle est jeune, presque trop jeune pour moi. Et pourtant, je n'ai qu'une envie : l'embrasser, lui déchirer ses vêtements et me laisser aller dans une débauche de plaisirs charnels. Elle, elle est anxieuse. Elle a attendu longtemps ce moment et il vient d'arriver. En Champagne je l'ai retrouvé. Elle cherchait sa mère. Jusque dans le Maine, à Laval, je l'ai conduit en compagnie de la guerrière rousse. Ma récompense? Une claque par la fille. Une gifle par la mère... et rien d'autre.
Et puis d'autres perles s'enfilent à une vitesse phénoménale. L'Artois et l'acédie qui me guette, mon bannissement du Danemark, mon séjour en prison pour avoir refusé le mariage négocié par son Altesse Lars Eriksen, Tyran Premier du Jutland. Tout ça me semble loin, si loin...
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Il fait sombre ici. Depuis combien de temps suis-je ici? J'ai perdu le compte. J'aurais du marquer les jours qui sont passés depuis mon réveil. Il faudra que je demande à Una la date du jour afin que je retrouve mes repères. Elle est mon unique contact avec le monde extérieur. Comprenez par là, extérieur à cette pièce où je suis, où je vis. Tout cela est si invraisemblable, si incroyable! et pourtant, il est un fait indubitable : ces jambes ne fonctionnent pas. Elles sont aussi inertes qu'un morceau de bois mort que l'on se procure en forêt pour allumer le feu dans la cheminée. Il y a un autre fait qui plaide en la faveur du discours qu'elle m'a tenu : j'ai perdu du poids. Beaucoup de poids. Le peu de graisse que je pouvais avoir a fondu, et les muscles ont suivi. Mes doigts qui parcourent les traits de mon visage ne mentent pas : je suis maigre. Pire. Je suis squelettique. Rien ne peut expliquer cela. Rien...excepté le temps qui passe! J'ai l'impression d'avoir hiberné pendant un long moment, sans manger ou presque. J'ai le choix entre croire son histoire...et rien! Le vide! Aucune autre solution qui tienne debout. Pourtant même son histoire est incroyable. Son seul mérite, c'est d'exister, de combler un vide. Oui, je n'ai d'autres choix que de la croire, elle, une inconnue.
[Flashback... Couvent des cordeliers, quelques semaines plus tôt]
J'ai soif. Mes lèvres sont sèches, gercées, douloureuses. Je cherche à ouvrir les paupières mais il semble que quelque chose les en empêche. Un vent froid effleure la peau de mon visage. Mon estomac crie famine. J'essaie de rassembler mes idées. Je suis encore confus. Qui suis-je? Quelque part dans ma tête, une voix me souffle la réponse : Søren Eriksen. Ma main droite bouge. Elle se pose sur mes lèvres, confirmant ma première impression. Mes doigts glissent sur mon nez, mes joues. Ils me renvoient la sensation d'un visage émacié, les traits tirés comme un morceau de beurre qu'on aurait trop étalé sur une tartine de pain. Ils atteignent les yeux et retirent la croute d'humeurs qui les maintenait clos. D'abord la gauche. Ensuite la droite. Mes paupières s'ouvrent enfin pour être confrontées à un mur de ténèbres. J'ai l'impression d'être un morceau de parchemin que l'on aurait laissé vieillir au soleil. Que m'est-il arrivé? Où suis-je? Quelle date sommes-nous? Un flot d'incertitude m'envahit, laissant sur la grève des tas de points d'interrogation un peu partout. Ma tête est immobile dans le noir, désespérément fixée sur un mince filet de lumière qui se dessine sur le mur opposé. Y'a t-il une porte derrière moi?
Petit à petit, les souvenirs refont surface. Ils viennent s'enfiler comme des perles sur le cordon de mon histoire passée. J'ai l'impression d'être un gamin qui ramasse, à rebours des petits cailloux blancs sur un chemin qu'il ne connait pas, dans l'espoir de retrouver sa chaumière et les siens.
Une taverne... Une discussion avec une jeune fille qui m'a l'air pas mal débrouillarde pour son âge. Elle demande à nous accompagner, mais ça, c'est un simple jeu. Elle n'en n'a pas véritablement l'intention. Elle joue. Elle prétend que la route devant nous est barrée : des mercenaires payés par le comté ou le duché interdisent tout passage non autorisé. Son rôle à elle est sans doute consiste à relever le nom des inconnus qui veulent traverser, à les signaler à ses complices qui, devant nous, bloqueront le passage si l'on n'a pas payé le tribut. Astucieux comme façon de rançonner. Qui plus est, l'armée bat pavillon de la province? Qui peut lui reprocher quoi que ce soit?
Plus loin, sur une autre perle... Une taverne dans le Maine. Elle est bondée. Une invitation venue d'une connaissance qui refait soudainement surface. Elle est rousse, toujours aussi rebelle et indépendante. Mais depuis l'épisode de la robe, je ne l'ai jamais vu aussi...féminine. À côté de nous, un tonneau. La discussion s'engage. Un rustre aurait bien fait passer ses envies du désir à la réalité sur elle, mais je l'en empêche. Et puis plus rien. Une douleur dans le ventre. Le noir... comme ici. comme maintenant.
La perle se dissout entre mes doigts et une autre vient de naître. Le mystère de la vie. Château de Gorron. La fin d'un long trajet. Cette fois, elle est brune. Elle est jeune, presque trop jeune pour moi. Et pourtant, je n'ai qu'une envie : l'embrasser, lui déchirer ses vêtements et me laisser aller dans une débauche de plaisirs charnels. Elle, elle est anxieuse. Elle a attendu longtemps ce moment et il vient d'arriver. En Champagne je l'ai retrouvé. Elle cherchait sa mère. Jusque dans le Maine, à Laval, je l'ai conduit en compagnie de la guerrière rousse. Ma récompense? Une claque par la fille. Une gifle par la mère... et rien d'autre.
Et puis d'autres perles s'enfilent à une vitesse phénoménale. L'Artois et l'acédie qui me guette, mon bannissement du Danemark, mon séjour en prison pour avoir refusé le mariage négocié par son Altesse Lars Eriksen, Tyran Premier du Jutland. Tout ça me semble loin, si loin...
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