Keridil
Je ne meurs même pas chez moi.
Pourtant, ses derniers mois, Keridil d'Amahir les avait vécus à Seignelay, dans les terres bourguignonnes de son épouse. Sa tête, calée dans un épais traversin, était suffisamment dressée pour qu'il puisse apercevoir au loin l'une des tours des remparts de la cité, pour peu que les hommes et femmes qui le veillaient décident d'ouvrir la porte qui donnait sur le dehors, sur ce balcon d'où il avait vu un roi de France assiéger sa femme pour prendre son amie pour maîtresse. Mais du sol, il ne voyait plus rien. Cela devait faire quinze jours qu'il était là, songeant à une fièvre qui ne passait pas. Il avait eu la folie de retourner sur les routes avec son père. Cette folie, il venait de se la faire reprocher dans une lettre de son épouse, une fois de plus délaissée.
Les errances des Lames d'Amahir avaient fini par avoir raison de Keridil, trimbalé d'ici à là sans action, sans savoir pourquoi. Trop peu curieux de l'avenir et des actions militaires, complètement détaché des questions politiques, il avait fini par suivre. Le duc de Chartres n'était rien de plus qu'un morceau de chair qui marche jusqu'à un combat qui ne vient pas. Mais il vint. Il avait dû s'immiscer à la faveur d'un souffle de vent plus frais que les autres. La jeune fouine tremblait, suait, soufflait et souffrait. C'était un mal incessant qui semblait le brûler de l'intérieur. Sa tête était compressée aux tempes, ses jambes semblaient ne plus exister, ses mains peinaient à se lever. Il oscillait entre des instants de frénésie, et d'autres de pure absence. De temps en temps, les rares personnes qui se souciaient encore de leur maître voyaient dans ses yeux un peu de lucidité, qu'il n'offrait qu'à la prière, quoiqu'il eût oublié tout le Credo, à l'exception de son premier vers.
Ce jour-ci,il avait vomi. On l'avait déjà saigné, et les chirurgiens devaient se lasser de le saigner. Pourtant, quinze jours, c'est bien peu. Sauf que le jeune homme qui avait jadis eut les joues roses, les avait désormais vertes. Pâles et suintantes. Son front était tout perlé. Sa peau, au bout de ses doigts, avait étrangement perdu en vigueur : elle était grise comme le brouillard sait l'être à l'orée de l'hiver.
Il n'avait plus marché depuis que son lit l'avait enchaîné. On avait tenté de le lever, mais sa jambe boiteuse ne le soutenait plus, manquant de force. La canne de Keridil avait été abandonnée, comme tant d'autres choses. Qu'on lui fasse la lecture l'agaçait profondément. On avait cessé, donc. Qu'on le fasse manger, et tout ce qui était entré ressortait, d'une manière ou d'une autre. Qu'on cherche à l'endormir, et son corps se secouait de spasmes. Ses mots n'étaient plus que les cris d'une douleur interne qu'il ne comprenait pas. Jamais il ne parvenait à oublier tout à fait son corps, et toujours il devait en gratter un endroit. Ce n'était plus une fièvre. Ce n'était plus un rhume. Ce n'était pas non plus la vieillesse.
Alors, Keridil avait commencé à songer à sa mort. En réalité, on l'avait fait pour lui. Un page qui avait, prévenant comme tout, demandé au duc de Chartres si l'usage d'un prêtre ne serait pas plus approprié que celui des hommes de science. On avait congédié ce pauvre gosse pour son impudence qui n'était rien d'autre que de la sagesse.
De loin en loin, on avait réduit le personnel autour de sa Grâce. Certains craignant une contagion quelconque, d'autres affirmant que le mal du corps est un mal de l'âme, et qu'après tout, si Dieu affligeait cet être de pareilles souffrances, c'était qu'il devait avoir bien des raisons de se trouver puni.
Il en avait quelques unes, sans doute. L'orgueil, l'oubli, la gourmandise, et l'infâme désir de se retirer du monde qui était sa plus grande démesure. Il était devenu ermite malgré lui, sans jamais se rendre compte de son isolement, car jamais il n'avait prisé la solitude. Seules les visites de Clément, son aîné, parvenaient à le hisser assis sur son lit. Clément pouvait bien lire quelques mots à son père. Clément pouvait bien lui raconter ses apprentissages. Le père, lui, restait à écouter, calme, et le regard plein d'une tendresse un peu mélancolique. L'on ne se touchait pas, ou peu. C'était parfois une petite main dans une grande, et rien de plus.
Ainsi, Keridil d'Amahir agonisait, entre paix de l'âme et horreur du corps. Décidé, alors qu'il regrettait de n'être pas sur ses terres, il fit chercher un notaire auquel il dicta quelques lettres.
Il y en avait une pour Della, son épouse, qui partirait en direction du sud. Une autre irait aux entours de l'Orléanais, chercher Lexhor, son père et pour chacun des frères et soeur du mourant. Puis une troisième qui, à Paris, trouverait le Grand Prévôt et le Roi d'Armes. Enfin, quelques lettres officielles partirent pour Chartres, Montpipeau et Bréméan, où l'on ferait baisser les oriflammes et où l'on ne vivrait plus qu'au rythme des messes célébrées pour le salut du seigneur, et le roi ainsi que la Pairie eurent droit aux derniers adieux du fils de dieu, rendu à son créateur.
Quand tout fut dicté et écrit, après plusieurs heures qui avaient été interrompues par deux crises de douleur et de convulsions, l'on commanda un prêtre.
Le Primat de France, car j'en suis un Pair. Allez chercher le Primat, je veux qu'il me confesse.
Il faudrait peut-être des semaines pour que la baronne de Seignelay revienne du Sud ; des jours pour que le prince de Montlhéry quitte le front et s'en vienne. Dieu, lui, n'attendrait peut-être pas ce temps. Néanmoins, dans un dernier sursaut de dignité, devant sa condition pitoyable, la Fouine de Bréméan voulait une sorte de luxe.
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Pourtant, ses derniers mois, Keridil d'Amahir les avait vécus à Seignelay, dans les terres bourguignonnes de son épouse. Sa tête, calée dans un épais traversin, était suffisamment dressée pour qu'il puisse apercevoir au loin l'une des tours des remparts de la cité, pour peu que les hommes et femmes qui le veillaient décident d'ouvrir la porte qui donnait sur le dehors, sur ce balcon d'où il avait vu un roi de France assiéger sa femme pour prendre son amie pour maîtresse. Mais du sol, il ne voyait plus rien. Cela devait faire quinze jours qu'il était là, songeant à une fièvre qui ne passait pas. Il avait eu la folie de retourner sur les routes avec son père. Cette folie, il venait de se la faire reprocher dans une lettre de son épouse, une fois de plus délaissée.
Les errances des Lames d'Amahir avaient fini par avoir raison de Keridil, trimbalé d'ici à là sans action, sans savoir pourquoi. Trop peu curieux de l'avenir et des actions militaires, complètement détaché des questions politiques, il avait fini par suivre. Le duc de Chartres n'était rien de plus qu'un morceau de chair qui marche jusqu'à un combat qui ne vient pas. Mais il vint. Il avait dû s'immiscer à la faveur d'un souffle de vent plus frais que les autres. La jeune fouine tremblait, suait, soufflait et souffrait. C'était un mal incessant qui semblait le brûler de l'intérieur. Sa tête était compressée aux tempes, ses jambes semblaient ne plus exister, ses mains peinaient à se lever. Il oscillait entre des instants de frénésie, et d'autres de pure absence. De temps en temps, les rares personnes qui se souciaient encore de leur maître voyaient dans ses yeux un peu de lucidité, qu'il n'offrait qu'à la prière, quoiqu'il eût oublié tout le Credo, à l'exception de son premier vers.
Ce jour-ci,il avait vomi. On l'avait déjà saigné, et les chirurgiens devaient se lasser de le saigner. Pourtant, quinze jours, c'est bien peu. Sauf que le jeune homme qui avait jadis eut les joues roses, les avait désormais vertes. Pâles et suintantes. Son front était tout perlé. Sa peau, au bout de ses doigts, avait étrangement perdu en vigueur : elle était grise comme le brouillard sait l'être à l'orée de l'hiver.
Il n'avait plus marché depuis que son lit l'avait enchaîné. On avait tenté de le lever, mais sa jambe boiteuse ne le soutenait plus, manquant de force. La canne de Keridil avait été abandonnée, comme tant d'autres choses. Qu'on lui fasse la lecture l'agaçait profondément. On avait cessé, donc. Qu'on le fasse manger, et tout ce qui était entré ressortait, d'une manière ou d'une autre. Qu'on cherche à l'endormir, et son corps se secouait de spasmes. Ses mots n'étaient plus que les cris d'une douleur interne qu'il ne comprenait pas. Jamais il ne parvenait à oublier tout à fait son corps, et toujours il devait en gratter un endroit. Ce n'était plus une fièvre. Ce n'était plus un rhume. Ce n'était pas non plus la vieillesse.
Alors, Keridil avait commencé à songer à sa mort. En réalité, on l'avait fait pour lui. Un page qui avait, prévenant comme tout, demandé au duc de Chartres si l'usage d'un prêtre ne serait pas plus approprié que celui des hommes de science. On avait congédié ce pauvre gosse pour son impudence qui n'était rien d'autre que de la sagesse.
De loin en loin, on avait réduit le personnel autour de sa Grâce. Certains craignant une contagion quelconque, d'autres affirmant que le mal du corps est un mal de l'âme, et qu'après tout, si Dieu affligeait cet être de pareilles souffrances, c'était qu'il devait avoir bien des raisons de se trouver puni.
Il en avait quelques unes, sans doute. L'orgueil, l'oubli, la gourmandise, et l'infâme désir de se retirer du monde qui était sa plus grande démesure. Il était devenu ermite malgré lui, sans jamais se rendre compte de son isolement, car jamais il n'avait prisé la solitude. Seules les visites de Clément, son aîné, parvenaient à le hisser assis sur son lit. Clément pouvait bien lire quelques mots à son père. Clément pouvait bien lui raconter ses apprentissages. Le père, lui, restait à écouter, calme, et le regard plein d'une tendresse un peu mélancolique. L'on ne se touchait pas, ou peu. C'était parfois une petite main dans une grande, et rien de plus.
Ainsi, Keridil d'Amahir agonisait, entre paix de l'âme et horreur du corps. Décidé, alors qu'il regrettait de n'être pas sur ses terres, il fit chercher un notaire auquel il dicta quelques lettres.
Il y en avait une pour Della, son épouse, qui partirait en direction du sud. Une autre irait aux entours de l'Orléanais, chercher Lexhor, son père et pour chacun des frères et soeur du mourant. Puis une troisième qui, à Paris, trouverait le Grand Prévôt et le Roi d'Armes. Enfin, quelques lettres officielles partirent pour Chartres, Montpipeau et Bréméan, où l'on ferait baisser les oriflammes et où l'on ne vivrait plus qu'au rythme des messes célébrées pour le salut du seigneur, et le roi ainsi que la Pairie eurent droit aux derniers adieux du fils de dieu, rendu à son créateur.
Quand tout fut dicté et écrit, après plusieurs heures qui avaient été interrompues par deux crises de douleur et de convulsions, l'on commanda un prêtre.
Le Primat de France, car j'en suis un Pair. Allez chercher le Primat, je veux qu'il me confesse.
Il faudrait peut-être des semaines pour que la baronne de Seignelay revienne du Sud ; des jours pour que le prince de Montlhéry quitte le front et s'en vienne. Dieu, lui, n'attendrait peut-être pas ce temps. Néanmoins, dans un dernier sursaut de dignité, devant sa condition pitoyable, la Fouine de Bréméan voulait une sorte de luxe.
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