Anaon
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Le cuir bruisse doucement sur les doigts qui prennent place dans leur élégance sur mesure. Arachnéens, ils s'animent, adoucissant davantage la souplesse de leur seconde peau. La main gantée est levée à hauteur d'un regard qui les contemple d'un air simplement satisfait, luisant d'un calme qui frôlerait le vertueux. Les doigts ainsi parés s'en viennent resserrer les boucles d'un gilet de la même facture, cintrant sous les coutures des galbes d'une générosité parfaitement féminine. Austères, ils scellent les montants du col, condamnant un peu plus cette peau de femme sous les apprêts des hommes et des mercenaires. Les mains lissent les flancs, imaginant sous le derme ciré les mailles enchevêtrées de la cotte, doublée à la manière des brigandines. Différente, pour être d'une facture bien plus noble, et d'une discrétion qui ne se trahit d'aucun rivet à sa surface. La mercenaire est un mensonge qui s'habille, qui babille et qui se déshabille.
L'Anaon se pare pour les grandes traques, de ces gibiers à deux pieds dont elle vend la peau avant de les avoir dépecés. A l'heure où la lune pointe, elle range dans chaque recoin ses armes et ses traquenards, des surprises de poussière et de venin. Et ce rituel minutieux s'accompagne d'une sérénité qui lui est bien rare. Quelque chose à changer. Quelque chose à flancher, là, sous les carcans de chair et d'os. La raison... pourfendue, à sa façon.
C'est frais. C'est presque un renouveau. Un souffle qui l'a exhumée de cette dormance dans laquelle elle s'est calfatée depuis plus d'un an et demi. Depuis sa rencontre avec la Fatalité. Des retrouvailles au goût de fer et de sucre rouillé. Un grand final sur les terres de Provence et leur écurante senteur de lavande. En bout de course, une mort et un deuil. Et après ? Qu'avait-il eu ? Plus rien. L'anéantissement, les larmes. La grande douleur qui dévore tout, le courage, la hargne, l'espoir et qui ne recrache de ses entrailles qu'une carcasse sucée jusqu'à la moelle de sa moindre goutte de volonté. Percluse dans son propre cloitre, aux charpentes ligamenteuses, aux murs fais de muscles. Une âme moribonde, muselée par un corps qui refuse de se rompre. Elle s'était morfondue, et n'avait rien fait d'autre que cela. Durant longtemps. Il avait fallu l'extrême affliction pour enfin devenir un automate. Accuser, le dernier choc qui fracasse jusqu'à la tombe. Le coup de grâce qui l'avait laissé nue de tout. Alors comme un athlète fourbu, elle s'était laissée gagné par l'automatisme des jambes qui marchent toutes seules. Mécanique, elle avait à nouveau cherché la trace de son premier bourreau. Sans conviction, déjà vaincue. Résignée, sous le plomb de la fatalité... Mais aujourd'hui...
Il y a eu des bribes. Des traces. De menus avancements dans sa quête macabre. Des miettes, sur lesquelles l'Anaon s'est jetée comme un rat affamé. Elle s'en est gavée. Elle s'en est engraissée. Jusqu'à s'en faire craquer la panse d'une vigueur retrouvée. C'est un rien. Un rien qui lui a pourtant suffi à sortir la tête de l'eau. Et ce soir, elle savoure avec modération cette sensation vivifiante qui coule à nouveau dans ses veines. La conviction. La dague est patiemment sanglée sur le charnu de la cuisse droite. Elle le sait. Elle se sent. Ce sera bientôt le dénouement. Bientôt, elle L'aura. Et quoi qu'il adviendra, la Délivrance arrivera, d'une manière ou d'une autre.
Les doigts gantés se saisissent d'un billet déplié. Elle avait oublié, comme çà pouvait être bon parfois de haïr sans se laisser accabler. Et en territoire de Roide, cette haine est choyée, chouchoutée comme un monstre que l'on nourrit, dans l'attente du jour J, où il pourra se déployer dans toute sa puissance et cruauté. Ça rend fou, bien souvent, de cultiver sa haine avec autant de minutie. Ça demande de la patience et du calcul. Doublé d'un certain sadisme envers soit-même. L'Anaon n'a jamais été une pulsionnelle. Elle préférait les douleurs bien pensées et les souffrances maîtrisées...
Les yeux impriment une dernière fois les mots tracés sur le vélin. Un nom, quelques informations et un lieu. Cette mission-là est totalement étrangère à celle qu'elle mène en secret depuis des années déjà. Pour la sicaire, ce n'est qu'un travail de routine qui promet pourtant une bien belle somme pour une simple carotide. L'argent pour l'argent, çà n'a pas de sens pour elle. Mais un bon sac de blé amassé, c'est la garantie de la suffisance sans plus travailler. Et les jours à ne pas travailler, sont des jours alloués à la traque du Volatile. La balafrée est un requin en affaire, elle n'est pas de celles qui vont s'échiner pour trois pauvres piécettes. Alors quand elle se déplace...
Le vélin se déchire dans un crissement, réduit en charpie par les doigts rendus insensibles avec le cuir. Et les dernières traces du contrat sont jetées en pâture à l'eau d'une cuvette en bois. Le manteau est empoigné, et l'Anaon gagne la rue avec au cur une étrange bonne humeur.
Il pleut sur la ville une lueur blafarde de lune ventrue et bien laiteuse. Mais il y a fort à parier, au vu des lambeaux de nuage restant de la journée, que le temps tournera à l'orage pour faire choir sur les têtes une véritable myriade de gouttelettes. Les pieds s'enfoncent dans la pénombre de la nuit claire, sans bifurquer de leur trajectoire initiale : le quartier où elle devrait retrouver son contrat. Par delà le hourdage des maisons qui s'élèvent de leurs étages, elle sent des relents humides cheminer vers ses narines. Des embruns piquants issus des salaisons. Et l'odeur plus caractéristiques de la chair fluviale. Les rues s'élargissent pour laisser place à la découverte du port et surtout de ses docks. Les lumignons derrière les fenêtres s'estompent à la faveur de quelques flambeaux. Le port et son ambiance particulière, foisonnant de monde le jour... vide, mais non moins peuplé de vie la nuit. Sous la large avancée de toit d'un entrepôt, des tonneaux et des caisses s'empilent sous des charpentes ajourées. Et à côté des cages de bois aux flancs vides, un petit attroupement révèlent à la nuit leurs visages facettés par le chatoiement des lanternes.
Les docks et leurs ambiances particulières... Comme de minuscules tavernes à ciel ouvert. Un cercle de portefaix et de pêcheurs, et le pote du marchand qui payera son tonneau. Il y a dans l'air des allures de bonne franquette. Des tables improvisées, sur lesquelles on étale jeux de carte et roulement de dés. Des paris pour s'amuser et parfois une "Marie" ou une "Fanchon" assise sur les genoux pour jouer les grivois. La sicaire a toujours apprécié l'ambiance feutrée de ces groupuscules qui se foutent bien des maraudeurs ou des couvre-feux instaurés par les maréchaussées.
Tâche d'encre sur de l'encre, l'Anaon approche des gaillards en s'annonçant de talons qui claquent sur la caillasse des routes négligées. Elle laisse les hommes accueillir sa présence féminine d'exclamations débonnaires, couvrant leurs rires de quelques taquineries sur sa dégaine trop spartiate pour une donzelle. Elle prend place dans le groupe, laissant ses yeux exprimer le sourire qui ne se dessine pas sur ses lippes. Une commissure est striée de fil de suture, refermant les lèvres d'une plaie que l'on devine récente. Sur quelques centimètres, l'estafilade est fraîche et suit, le long d'une joue, le tracé de la cicatrice refermée du sourire de l'ange. Une ré-ouverture. Ça aussi, ça a étrangement contribué à son regain de hargne. Une vive piqure de rappel qui l'a plonge dans une convalescence qu'elle vit aujourd'hui les deux yeux grands ouverts et la conscience éveillée. Non agonisante et ni complètement ivre au fond de son lit.
La muette glisse son regard azuré sur chaque trognes qui se tournent vers elle, guettant celle qui lui fera mériter son salaire, avant d'embrasser d'une illade la pénombre des ruelles.
Aléa jacta est, comme on dit.
Musique : " Aphelion ", Assassin's Creed , composée par Jesper Kyd... Ou par un fan, on ne sait pas trop.
Aléa Jacta Est : Le sort en est jeté.
" La femme est une créature humaine qui s'habille, qui babille et qui se déshabille." d'Alphonse Karr
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De Retour tout doux. Anaon se prononce "Anaonne"