Gwilwileth
[Joinville - mars 1462]
C'est quand c'est simple que ça devient compliqué.
Sophie-Emmanuelle, alias Gwilwileth et Gwil pour les intimes, ne dort pas. Elle s'est réveillée très tôt le matin pour aller faire un tour du marché de Joinville. Elle aime les marchés, surtout quand ils sont vivants. Elle aime les odeurs qui s'y mélangent, les couleurs qui brillent, les gens qui grouillent comme des fourmis avant d'aller travailler, ou qui s'arrêtent quelques instants, longs ou courts, pour échanger des conversations amicales avec leurs voisins. Elle aime aussi voir comment les poivrots du coin sont gênés par le soleil qui sort à peine et rentrent chez eux en priant Sainte-Boulasse de ne pas leur donner trop de mal de crâne. Elle se sent bien, sur les places du marché, à entendre les vendeurs crier les milles délices de leur denrées, à voir le monde vivre et s'engueuler. Elle se sent libre, au marché, avec tant de bruit et de mouvement, elle passe inaperçue, elle peut passer entre les étals, au dessous de ceux-ci, entre la vieille aux seins déchus et le jeune homme qui croit encore qu'il est possible de conquérir le regard d'une femelle particulièrement séduisante. Mais aujourd'hui, elle essaye de ne pas trop flâner, elle doit accomplir une mission d'une extrême importance.
Elle s'est couchée très tard, hier, parce qu'elle n'arrivait pas à réfléchir. La femme à laquelle elle est désormais attachée, et ce pour la durée d'un an, l'a mise dans une situation complexe. Demain, c'est-à-dire aujourd'hui, l'enfant doit la mener faire une quelconque activité qui lui plaise, à elle, à Gwil. Ça sonne simple, a priori. Mais pour l'enfant, ça ne l'est pas. Elle s'entend bien avec le Clan, et même si Paris lui manque, elle commence à s'habituer au voyage, à intercaler forets et villages, à traîner dans les tavernes pour y trouver le reste de la troupe de joyeux lurons. Car c'est ainsi qu'elle les voit. Une bande d'imberbes hystériques et ivrognes, marrants et attachants. Elle noserait pas l'avouer, ni le crier sur tous les toits, mais elle commence à bien les aimer. Elle aime Ina, qui est la plus belle, et Arsène, qui la menace de mille et une torture différentes, et Vasco, qui essaye de jouer un rôle protecteur, et Elvy, à la magie cuisinière, et Lili, avec qui elle part à l'aventure en rêves, et le blond, dont elle doit inventer un stratagème pour lui soutirer une burne. Et puis Enjoy. Si on lui demande, elle ne saura pas dire ce qu'elle pense d'Enjoy. La femme à en elle un effet bien contraire aux autres, elle lui semble un félin, toujours prêt à l'attaque, toujours un air moqueur sur le coin de la lèvre, toujours provocatrice. Hier, elle lui a prit une main, et la Noiraude n'a pas eu les moyens de comprendre ce qu'elle a ressentit.
Elle a passé toute la nuit à tenter de réfléchir. Toutes les choses qu'elle aimait faire perdaient leurs sens, le monde était devenu aussi noir que les vêtements de la Corleone, rien ne pouvait être suffisant, toujours il y avait la crainte de son jugement. Gwil aime, avant tout, rêver. Rêver endormie, elle est convaincue que les rêves sont un monde réel et physique dans lequel tu t'internes chaque fois que tu t'endors, qui te prends par le bout des pieds, te force à être présente, à être vivante. Elle est convaincue, par exemple, qu'un rêve ne se termine pas avec le réveil, qu'ils possèdent leur propre espace et leur propre temps, indéchiffrable quand on est éveillés. Mais bien sûr, elle ne peut pas proposer à Enjoy d'aller rêver ensemble, la dernière fois qu'elle a mentionné cette histoire, c'est un sourire narquois et hautain qui avait surgit d'entre ses lèvres. La Prometteuse s'est dit, que le plus simple, serait de la mener en foret, et lui demander de l'aider à perfectionner l'art de manier l'épée, mais elle s'est souvenue, à temps, que la Zia est blessé. Qu'elle porte sur le dos la marque infaillible des guerriers, la trace sanguinaire du travail accomplit, lenvie des plus faibles et lidolâtrie des moins forts. Toutes les autres possibilités s'envolent à ce rappel du sang, il devient impossible que l'enfant mène la cheffe vers la chasse, la course, ou la bagarre. Et sinon impossible, car elle est convaincue qu'une force étrange et mystérieuse habite le corps de la Corleone, au moins, suffisamment inconsidéré pour que Gwil le considère. Elle n'aurait crainte de proposer de tels amusements à la Rousse qui couine à chaque mouvement, au contraire le gout nauséabond de la souffrance brillerait au fond des grands yeux verts de la Noiraude, mais Enjoy lui provoque un respect maladif qu'elle n'aurait le courage d'ignorer.
Au marché, elle achète le nécessaire, du tissu et tout ce qu'elle peut trouver comme ficelle, des noix et quelques pommes. Elle regarde le ciel, qui, habituée au gris parisien, lui semble d'un bleu éclatant, le soleil est encore bas, la lune, blanche, se devine un peu plus haut.
'Joy, on y va.
Elle est à côté d'Enjoy, son matériel caché sous sa cape, le sourire est sincère et enthousiaste. Aujourd'hui elle va tenter de connaître une Corleone moins sèche, moins sérieuse, moins cheffe. L'être humain qui se cache derrière la bête, l'enfant qui se cache derrière les responsabilités, la femme qu'elle doit suivre et obéir pendant toute une année, sans la connaître, sans presque lui parler. Aujourdhui, lenfant mène la danse, elle nacceptera aucun refus à ses caprices, elle traînera lâme vieillie dans lenfance des plaisirs simples, apprivoisera le lion le temps dun vol, et rira au nez de ceux qui osent croire quil faut toujours penser. Les cheveux noirs sébouriffent deux-mêmes, les yeux pétillent de létrange joie de la conquête, lart de la séduction enfantine éclate par tous ses pores, et une exaltation blasphématoire découle de la salive pure de linnocence. Aujourdhui, Enjoy Corleone, apprêtes-toi à être à la merci du bambin, et si tu oses retenir ta joie, la vengeance sera cruelle et amère.
(Rimbaud, Roman - "dix-sept" dans l'original)
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C'est quand c'est simple que ça devient compliqué.
Sophie-Emmanuelle, alias Gwilwileth et Gwil pour les intimes, ne dort pas. Elle s'est réveillée très tôt le matin pour aller faire un tour du marché de Joinville. Elle aime les marchés, surtout quand ils sont vivants. Elle aime les odeurs qui s'y mélangent, les couleurs qui brillent, les gens qui grouillent comme des fourmis avant d'aller travailler, ou qui s'arrêtent quelques instants, longs ou courts, pour échanger des conversations amicales avec leurs voisins. Elle aime aussi voir comment les poivrots du coin sont gênés par le soleil qui sort à peine et rentrent chez eux en priant Sainte-Boulasse de ne pas leur donner trop de mal de crâne. Elle se sent bien, sur les places du marché, à entendre les vendeurs crier les milles délices de leur denrées, à voir le monde vivre et s'engueuler. Elle se sent libre, au marché, avec tant de bruit et de mouvement, elle passe inaperçue, elle peut passer entre les étals, au dessous de ceux-ci, entre la vieille aux seins déchus et le jeune homme qui croit encore qu'il est possible de conquérir le regard d'une femelle particulièrement séduisante. Mais aujourd'hui, elle essaye de ne pas trop flâner, elle doit accomplir une mission d'une extrême importance.
Elle s'est couchée très tard, hier, parce qu'elle n'arrivait pas à réfléchir. La femme à laquelle elle est désormais attachée, et ce pour la durée d'un an, l'a mise dans une situation complexe. Demain, c'est-à-dire aujourd'hui, l'enfant doit la mener faire une quelconque activité qui lui plaise, à elle, à Gwil. Ça sonne simple, a priori. Mais pour l'enfant, ça ne l'est pas. Elle s'entend bien avec le Clan, et même si Paris lui manque, elle commence à s'habituer au voyage, à intercaler forets et villages, à traîner dans les tavernes pour y trouver le reste de la troupe de joyeux lurons. Car c'est ainsi qu'elle les voit. Une bande d'imberbes hystériques et ivrognes, marrants et attachants. Elle noserait pas l'avouer, ni le crier sur tous les toits, mais elle commence à bien les aimer. Elle aime Ina, qui est la plus belle, et Arsène, qui la menace de mille et une torture différentes, et Vasco, qui essaye de jouer un rôle protecteur, et Elvy, à la magie cuisinière, et Lili, avec qui elle part à l'aventure en rêves, et le blond, dont elle doit inventer un stratagème pour lui soutirer une burne. Et puis Enjoy. Si on lui demande, elle ne saura pas dire ce qu'elle pense d'Enjoy. La femme à en elle un effet bien contraire aux autres, elle lui semble un félin, toujours prêt à l'attaque, toujours un air moqueur sur le coin de la lèvre, toujours provocatrice. Hier, elle lui a prit une main, et la Noiraude n'a pas eu les moyens de comprendre ce qu'elle a ressentit.
Elle a passé toute la nuit à tenter de réfléchir. Toutes les choses qu'elle aimait faire perdaient leurs sens, le monde était devenu aussi noir que les vêtements de la Corleone, rien ne pouvait être suffisant, toujours il y avait la crainte de son jugement. Gwil aime, avant tout, rêver. Rêver endormie, elle est convaincue que les rêves sont un monde réel et physique dans lequel tu t'internes chaque fois que tu t'endors, qui te prends par le bout des pieds, te force à être présente, à être vivante. Elle est convaincue, par exemple, qu'un rêve ne se termine pas avec le réveil, qu'ils possèdent leur propre espace et leur propre temps, indéchiffrable quand on est éveillés. Mais bien sûr, elle ne peut pas proposer à Enjoy d'aller rêver ensemble, la dernière fois qu'elle a mentionné cette histoire, c'est un sourire narquois et hautain qui avait surgit d'entre ses lèvres. La Prometteuse s'est dit, que le plus simple, serait de la mener en foret, et lui demander de l'aider à perfectionner l'art de manier l'épée, mais elle s'est souvenue, à temps, que la Zia est blessé. Qu'elle porte sur le dos la marque infaillible des guerriers, la trace sanguinaire du travail accomplit, lenvie des plus faibles et lidolâtrie des moins forts. Toutes les autres possibilités s'envolent à ce rappel du sang, il devient impossible que l'enfant mène la cheffe vers la chasse, la course, ou la bagarre. Et sinon impossible, car elle est convaincue qu'une force étrange et mystérieuse habite le corps de la Corleone, au moins, suffisamment inconsidéré pour que Gwil le considère. Elle n'aurait crainte de proposer de tels amusements à la Rousse qui couine à chaque mouvement, au contraire le gout nauséabond de la souffrance brillerait au fond des grands yeux verts de la Noiraude, mais Enjoy lui provoque un respect maladif qu'elle n'aurait le courage d'ignorer.
Au marché, elle achète le nécessaire, du tissu et tout ce qu'elle peut trouver comme ficelle, des noix et quelques pommes. Elle regarde le ciel, qui, habituée au gris parisien, lui semble d'un bleu éclatant, le soleil est encore bas, la lune, blanche, se devine un peu plus haut.
'Joy, on y va.
Elle est à côté d'Enjoy, son matériel caché sous sa cape, le sourire est sincère et enthousiaste. Aujourd'hui elle va tenter de connaître une Corleone moins sèche, moins sérieuse, moins cheffe. L'être humain qui se cache derrière la bête, l'enfant qui se cache derrière les responsabilités, la femme qu'elle doit suivre et obéir pendant toute une année, sans la connaître, sans presque lui parler. Aujourdhui, lenfant mène la danse, elle nacceptera aucun refus à ses caprices, elle traînera lâme vieillie dans lenfance des plaisirs simples, apprivoisera le lion le temps dun vol, et rira au nez de ceux qui osent croire quil faut toujours penser. Les cheveux noirs sébouriffent deux-mêmes, les yeux pétillent de létrange joie de la conquête, lart de la séduction enfantine éclate par tous ses pores, et une exaltation blasphématoire découle de la salive pure de linnocence. Aujourdhui, Enjoy Corleone, apprêtes-toi à être à la merci du bambin, et si tu oses retenir ta joie, la vengeance sera cruelle et amère.
(Rimbaud, Roman - "dix-sept" dans l'original)
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