Anaon
- ... nous irons au bois."
*
Les doigts se poissent dans une texture pareille à du goudron liquide. Les paumes blanches se recouvrent d'une couleur de suie qu'elles recueillent en couche épaisse, se levant ensuite, pour épouser les joues. La peau s'enduit de la teinte noire, comme un masque opaque qui brouille la clarté de ses traits. Le menton disparaît sous l'anthracite, les joues, ses balafres lissées par la matière. Le cou se recouvre, puis le nez re-sculpté, jusqu'aux pommettes que les doigts retracent d'une large bande sombre. Puis les mains retournent se gorger dans la coupelle fuligineuse.
Non... L'Anaon ne se prépare pas pour quelques rituels occultes ou des hérésies dignes d'un Sabbat. Elle se pare, pour honorer une demande qui aujourd'hui approche l'accomplissement. Les mains à nouveau pleines continuent leur office. Le haut de ses cheveux a été tiré en arrière, retenu sur son crâne par une maigre fibule. Elle recouvre de teinture ses racines et le blanc de son front, ne laissant sur son visage qu'une bande de chair encore visible, là où passent ses deux iris bleus, pareils à deux gemmes au milieu du charbon. Elle peaufine son masque avec application, peignant jusqu'à ses oreilles et la totalité de sa nuque, et durant cet étrange cérémonial, l'esprit consciencieux se remémore les moindres jalons de son plan minutieusement préparé.
Il lui avait fallu du temps, comme elle n'en avait jamais pris, pour mettre sur pied une telle préméditation. Outre les habituelles recherches d'informations, il avait fallu se faire patience pour trouver l'Idée, la Trame qui serait comme le rubis que l'on sertit sur une bague déjà trop belle. Le plus, qui ferait toute la différence, le plateau d'argent à servir à son commanditaire. La sicaire n'avait pas voulu faire dans le banal. Pour cette fois, le classique et l'expéditif ne lui convenait pas. La demande qui lui avait été faite, avait été à ce point empreinte de sacrée, que çà aurait été sacrilège que de l'accomplir de la plus banale des manières. Non, il fallait une réponse à la hauteur de l'entrevue. Alors elle avait attendu, réfléchi, décortiqué, fouillé. Trouvé.
Le regard dans le vide, l'attention en proie à des pensées des plus sérieuses, la balafrée passe ses deux mains le long de son crâne, avant de les plonger dans une bassine et d'en ôter la suie. Maintenant, tout est près, ou presque, la mercenaire s'est évertuée à mettre en place les éléments de son stratège avec une précision des plus chirurgicales. Une application d'orfèvre. Il ne faut dès l'instant plus perdre de temps, garder la tête froide et les idées claires. Les derniers détails sont encore à installer pour atteindre la perfection. La sicaire doit désormais enchainer ses actions avec une assiduité digne d'un maître d'orchestre.
Les mains nues sont gantées, parachevant le noir complet dont elle s'est enveloppée, de la tête jusqu'au pied. Toute trace de son passage dans cette chambre disparaitra, de l'eau croupie au moindre plis sur le lit. Le regard accroche un moment le long arc roulé dans son barda. Ce sera pourtant l'arbalète qui pèsera de son poids entre ses doigts. Il est l'heure maintenant. La nuit est tombée, crachant son voile d'ombre qui a chassé une après-midi sale et son horizon grisaille. La chambre est vidée, Visgrade est sellé, près au départ.
Pour décor à son histoire, l'Anaon a choisi un petit village qui borde une route de passage, tout de pierre bâti. Un hameau pittoresque, sans rempart, dont les murs des maisons extérieures se disputent l'orée de la forêt qui leur chatouille les pans. Un petit grain de solitude perdu dans un écrin d'inquiétante verdure. Pas de mairie, pas de maréchaussée, deux gardes dépêchés par un seigneur pour servir de police de temps à autre. Le simulacre d'une chapelle en guise de maison de prière. Autant dire, un lieu-dit sans vague où l'on ne s'arrêterait uniquement pour se faire oublier où trouver le gîte le temps d'une nuit.
Mais dans ce petit coin de calme, tout est désormais lancé. Tout est près. Ça y a est, il est l'heure. Dès lors, la vengeance de sa commanditaire s'apprête à s'exaucer.
Madame, vous m'avez demandé de l'inoubliable, venez, prenez place, ce soir je vous mène au théâtre ! Soyez aux premières loges ! J'ai réveillé pour vous mes instincts dramaturges. Parce que vous l'avez souhaité, je ne ferai pas dans la demie-mesure.
Un nom a saigné, voilà ce que vous m'avez donné et je me vois offrir là la plus douce des catharsis. Von Frayner. Pour ce nom-là je ne ferais pas les choses à moitié.
Madame, préparez-vous à ouvrir vos oreilles et à prêter l'épaule. Il aura bien des choses à se plaindre et à vous faire partager. Je graverai sa chair et je graverai son âme. Je serai sa séquelle et vous en jouirez, jusqu'à l'éternité.
Madame, pour vous, préparez-vous à contempler...
Il va arriver. Ça a commencé.
Musique : " Jack Splatter", dans "Alice Madness Returns" composé par Jason Taï
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- Anaon à dire et à lire "Anaonne" -