Albin
Châlon, 10 février 1462
« Rien n'est plus vivant ...
*Garcia Lorca
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« Rien n'est plus vivant ...
- Tâche d'encre dans un paysage virginal : une silhouette drapée de noir se frayait un passage à travers la foule de badauds. Entièrement dissimulée, l'ombre ne laissait rien présager si ce n'était une carrure imposante et une démarche assurée. L'obscure pèlerine qui la recouvrait laissait derrière elle un sillage blanc, aussitôt effacée par la chienlit générale. Quittant la populace pour rejoindre les quartiers malfamés, la cape sembla être absorbée toute entière par la noirceur d'une nuit tombante. Disparaissant presque complètement, engloutie par les ténèbres, la silhouette stoppa sa course devant un tripot animé, misérable lueur d'espoir dans une ruelle noire. Dégageant un visage du capuchon, la masse entra. Légèrement en retrait, l'homme resta d'abord immobile, à l'abri d'une lumière tamisée. Son regard sembla effleurer le faciès de chacun, regardant sans voir, frôlant sans insister. Il épousseta finalement sa cape lentement et avec précaution pour en enlever la neige. Finalement, il se fraya un chemin jusqu'au comptoir où il se débrouilla pour commander deux godets d'une boisson convenable. Là, l'ombre avait rendez-vous avec un souvenir.
Albin était un cabotin : issu d'une famille modeste, il était devenu l'homme de main d'un important mais pas moins véreux armateur et excellait dans l'art du déguisement. Ainsi, batifolant dans des affaires d'envergures et de mauvais augures, Albin passa sa vie à se camoufler pour sauver sa peau et ses os. Lescroc n'avait pourtant pas le physique de l'acteur : surplombait une carrure imposante, un faciès disgracieux et simplet, surmonté d'une tignasse d'un roux criard. Physique malpropre pour un homme de qualité. Le colosse s'appliquait en effet corps et âme dans les missions qu'on lui confiait, et, toujours, triomphait. Outre ses multiples qualités, Albin avait un autre atout majeur : son mutisme.
Une fois servi, le féroce se retourna, surplombant la salle toute entière. Toutefois, il savait rester discret et personne ne faisait réellement attention à lui : silencieux, il se contentait d'observer. Il s'attarda alors sur un visage en particulier, un faciès marqué, une face abîmée. Il en étudia les traits, les scissures, les reflets. C'était elle, là, si près. Il se prit alors à rêvasser, tristes songes en réalité.
En effet, il y avait dix-sept ans, le féroce avait fait ce qu'il ne fit pas régulièrement au cours de ses longues années de service. Accompagnant l'armateur chez une amante italienne, la masse sauva la malheureuse progéniture du pragmatisme d'un père scrupuleux. La mère n'eut pas cette chance et succomba sous les ordres de l'ancien galant. Découvrant les faits, le maître, horrifié à l'idée d'être encombré d'une quelconque manière par cette engeance problématique, la confia à son homme de main. Celui-ci avait pour mission de l'enfermer dans un couvent lointain afin d'éviter à la vérité d'éclater. C'est ainsi qu'Albin fut probablement l'un des protagonistes les plus importants de la vie d'Ombeline Lisreux Corleone, lui épargnant une mort douloureuse pour des années de réclusion.
Nombre d'années ans s'étaient écoulées, et le féroce n'avait pas oublié l'enfant. Il reconnu en elle l'orgueil caractéristique des Lisreux. Le regard, aussi. Sombre. Il ne se souvenait pas de sa mère mais douta qu'elle ait hérité de quoi que ce soit d'elle. Finalement, il se découvrit de sa cape et s'avança jusqu'à la tablée. Là, il déposa d'abord les verres puis posa une main ferme sur l'épaule de l'exsangue. Furtive tendresse d'une brute. Avant que celle-ci n'émette quelque réprimande, il l'abandonna, prit place et sortit de quoi écrire.
Sur la feuille de papier, il traça nettement ce mot : Ombeline ?
*Garcia Lorca
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