Afficher le menu
Information and comments (0)

Info:
Unfortunately no additional information has been added for this RP.

[RP]Aujourd'hui, c'est mon tour, j'vis au bord de la Seine..

Umbra
[...J'ai rendez-vous et j'irai comme je suis. Non, je ne changerai rien...*]

[Paris – Bord de Seine]

Au cœur de Paris retentissaient les cloches annonçant le début d’après-midi et malgré la froidure hivernale, la Capitale grouillait encore et toujours. Ce jour-là, l’Ombre avait délaissé la Cour des Miracles pour se rapprocher du bord de Seine où elle était attendue. Comme à son habitude, Umbra était arrivée largement en avance et patientait donc au chaud, nichée dans une taverne jonchant les quais. Un rade moins miteux que ceux des Quartiers de la Spiritu Sanguis mais tout aussi malfamé. Ici ne cuvaient pas mercenaires et assassins mais plutôt corsaires et marins. Hommes avinés en manque de femmes discutant de leurs prises ou de leur dernier voyage. Les pêcheurs exposaient leurs poissons tandis que les pirates exhibaient leurs trésors, le tout résonnant bruyamment dans des éclats de rires gras, de remarques obscènes et de godets entrechoqués. Certains étaient heureux de toucher pied à terre lorsque d’autres se languissaient de la mer. Les capitaines braillaient leurs nombreuses destinations, les matelots assourdissaient l’assemblée de leur envie de trouver une ribaude au port et ainsi de suite...

La Noiraude plaignait les serveuses humiliées et harcelées par leurs clients mais ces dernières semblaient habituées et se prêtaient même à leurs vulgarités. Dans son coin, capuche sur la tête, elle éclusait un verre de vieille prune ramené d’une ville plus au Sud par bateau...Et cela couvrait apparement le prix exorbitant d’un infâme tord-boyau d’après le tenancier! Le temps s’écoulait au rythme des flots de whisky, bières, chouchen et autres alcools importés de part et d’autres des royaumes avoisinant. Ces mêmes minutes dont usaient Ombeline pour réfléchir au pourquoi du comment de sa présence ici…

Quelques mois auparavant, à l’opposé du royaume, la Bâtarde, par heureux hasard, rencontra pour la première fois l’homme qu’elle attendait aujourd’hui encore. Ce dernier avait usé d’un subtil subterfuge pour arriver à ses fins : engager un bras droit. Il avait finalement jeté son dévolu sur la Manchote, drôle de coïncidence...

De prime abord, l’Ombre l’avait jugé sournois et manipulateur puisque s’attendant à un généreux trésor, elle était repartie avec une offre d’emploi. Avec un peu de recul, elle révisa son jugement, le trouvant futé et courageux et accepta sa proposition. Voilà quelques temps maintenant qu’Umbra travaillait au service d’Ernst Von Zweischeidig. Rien de transcendant pour le moment mais ce jour-là, l’emploi semblait intéressant. A vrai dire, elle n’avait qu’entrevu cet homme qu’elle estimait déjà. La Noiraude n’avait, pour l’instant, que régler de menus affaires, détails futiles qui lui permettaient de gonfler sa bourse. Lorsque qu’elle quitta sa propriété béarnaise lors de leur rencontre, elle s’attendait à être réellement au service de ce dernier. Ombeline songeait à être employée à des tâches ingrates qui lui promettraient, dans quelques années, une retraite confortable bien méritée. Entre temps, elle avait rarement été appelée pour des broutilles qu’il aurait pu régler lui-même si son rang lui avait permis.

Un monde séparait ces deux jeunes gens qui ne semblaient guère se porter la moindre importance et chacun paraissait bien vivre ainsi…Pourtant, la surveille de cette journée de grand froid, un pli cacheté aiguisa l’attention de la Bâtarde. Son employeur la réclamait pour un nouveau service mais cette fois-ci, il se déplacerait en personne pour mener l’affaire. C’est ainsi donc qu’elle se retrouvait deux jours plus tard à patienter dans une taverne de marin, un verre de prune à moitié consommé et les oreilles bourdonnantes d’un vacarme déplaisant.

Soudainement, l’huis de l’auberge s’ouvrit violemment, engouffrant l’air glacé extérieur à l’intérieur, faisant frémir et rager les clients venus se réchauffer. Un gamin haut comme trois pommes, accourut, sous les regards torves des chalands, vers la Manchote attablée. La goutte pendant à son petit nez rouge, les cheveux sales et en batailles, les haillons maintes fois rapiécés, le souffle court et le regard écarquillé, il s’exclama avec empressement :


M’dame Corneille ! M’dame Corneille ! Gavroche l’a vu l’nobliau ! L’est dans la rue ! L’arrive, l’nobliau !

La Boiteuse se redressa dans son siège et acheva son tord-boyau sous la bouille crasseuse de l’enfant miséreux. Elle déboursa deux beaux écus de sa bourse et les tendit au garçon avant de se lever et de poursuivre :

J’offre une miche fraiche de pain blanc à toi et à ton frère si tu me mènes à lui…

Le regard poussiéreux du petit parisien s’illumina à l’offre et après avoir précieusement rangé ses deux pièces, il opina vigoureusement du chef avant de rebrousser chemin aussi rapidement qu’il était entré. La porte de la taverne claqua de nouveau sous les grognements des saoulards puis l’Ombre disparut. Elle suivit à son allure ralentie, le jouvenceau qui détalait comme un lapin en montrant du doigt une silhouette au port altier. A quelques mètres de celle-ci, Umbra déboursa une nouvelle poignée de deniers, l’équivalent de deux miches de pain blanc comme convenu. Titi le vagabond s’éclipsa alors dans une ruelle, laissant les deux prétendants au reste des quais de la Capitale.

Autour d’eux, les pêcheurs déchargeaient leurs filets pleins, éventraient leurs poissons aux côtés de marins déménageant les marchandises de leur cale. L’eau de la Seine avait des reflets grisâtres en cet après-midi d’hiver. Elle reflétait le ciel blanc souillé de déchets en tout genre ou les pans pierreux qui envahissaient de haut en bas la ville.

A quelques pas l’un de l’autre, immobiles dans la cohue environnante, elle le jaugea d’une œillade furtive. La Noiraude rabattit sa capuche pour dévoiler son ramage brun barré d’une mèche blanche puis inclina la tête en respect.


Sieur Von Zweischneidig… J’espère que vous avez fait bon voyage.

De la buée s’échappaient de ses lèvres gercées.

Malgré la rudesse de l’environnement, je suis heureuse de constater que vous avez su rester mon égal et ne pas user de votre confort. L’affaire doit être importante, je suppose... ?

Un sourire moqueur entailla ses lippes.

Les hommes que j'aime - La rue Kétanou.
Petite dédicace à qui de droit et se reconnaitra

Edit pour fautes et clarté du texte + balises.
_________________
Ernst.
« Les passions sont les vents qui enflent les voiles du navire ; elles le submergent quelquefois, mais sans elles il ne pourrait voguer. »
- Voltaire


Lettre de marque avait été demandée au Roy de France. Ernst n'avait pas encore eu la réponse mais il se devait d'anticiper. Par habitude, il avait préféré choisir la réponse positive. Ca lui porterait peut-être préjudice un jour. Il se souvenait, néanmoins, d'une phrase de son grand-père. Peu de temps avant sa mort, et alors que le Rhénan n'était encore qu'un enfant, il lui avait dit qu'il ne devrait cesser de voir grand. Ernst se tenait à ce conseil. C'était ainsi que, quelques jours après son passage au Louvre, il avait fait l'acquisition de bureaux en bord de Seine. Il avait fait le choix le plus fonctionnel possible. Les bureaux étaient sis non loin des chantiers navals, à quelques pas du port. A l'intérieur, il avait fait disposer une grande armoire, un bureau massif et, surtout, une table à dessins. Une fois ce strict nécessaire installé, Ernst était resté enfermé des jours et des nuits entières. Il ne s'autorisait, pour seul divertissement, que quelques verres de gnôle qu'il avait ramené du déchargement d'un navire. Par moment, il s'autorisait une sortie ou deux, pour prendre l'air et bavarder avec les marins du coin. De fil en aiguille, il avait tissé des liens avec certains d'entre eux. Il avait recueilli certains conseils et son projet prenait forme sous les meilleurs auspices. L'étape suivante pouvait débuter.

Après avoir dormi quelques heures, Ernst se mit à griffonner quelques mots sur un vélin. Il demandait, assez simplement, à son nouveau bras droit de le rejoindre sur les quais de Seine. Il la savait parisienne et s'attendait à sa venue rapide. Aussi la rencontre fut prévue pour le jour même. Ernst enfila son mantel, roula les plans entreposés sur la table à dessin et sortit. L'air froid lui fouetta le visage et lui revigora les sangs. Il fit quelques pas sur les larges pavés en adressant quelques saluts aux navires qui partait ou arrivait dans le port. Certains marins, certains artisans navals souriait à son apparition. Le bruit avait vite couru que du travail se profilait à l'horizon. Les bruits courraient aussi vite que le vent pouvait les porter. Il avait suffit de très peu de temps au von Z pour que son nom circula dans les travées du port. Au bout de quelques mètres, il s'arrêta. Un gamin, qu'il avait pris l'habitude de croiser sans pouvoir lui adresser la parole sans qu'il ne prenne ses jambes à son cou, le regarda et écarquilla les yeux.

L'nobliau !!

Ernst eut à peine le temps d'esquisser un sourire que les petites jambes avaient emmené leur corps dans les rues adjacentes. Le blond se tourna en direction de l'Ouest, là vers où les bateau se dirigeaient pour, ensuite, passer l'embouchure et gagner la Manche. "L'avenir s'écrira sur l'eau" pensa-t-il à mi-voix. Le Rhénan croisa les mains dans son dos, les plans tenus fermement. Là également, il était question d'avenir. Ses pensées vagabondaient de rivage en rivage, de port en port. Il rêvait de commerce par temps de paix et d'abordage par temps de guerre. Il rêvait de cargaison d'or et de marchandises diverses. il rêvait du bruit es canons et d'odeur de poudre. Il entendait, sans peine le bruit des lames qui s'entrechoquaient. Il sentait son coeur battre plus fort en imaginant le bateau rentrer au port après de longs mois en mer. Etrangement, dans tout ce tableau, il ne voyait pas sa femme. Elle était absente de son présent et il ne semblait pas tenir plus que ça à ce qu'elle fasse partie plus intégrante de son avenir. L'interlude matrimonial ne fit qu'un bref aller sans retour dans sa tête. Elle avait la tête et lui aussi, c'était très bien comme ça.

Sieur Von Zweischeidig… J’espère que vous avez fait bon voyage. Malgré la rudesse de l’environnement, je suis heureuse de constater que vous avez su rester mon égal et ne pas user de votre confort. L’affaire doit être importante, je suppose... ?

Ernst ne quitta pas l'horizon du regard. Tout juste ses mains quittèrent-elle son dos pour pendre le long de son corps. Le vent balayait quelques mèches de ses cheveux. Un fin sourire s'étira sous sa barbe de quelques jours.

J'aime cette rudesse. Elle me rappelle d'où je viens.

Il laissa ses mots partir avec le bateau qui passait devant eux à ce moment là. Il se retourna enfin et fit face à son interlocutrice. Il n'avait guère pu lui offrir ce qu'elle était en droit d'attendre d'un contrat avec lui. Les choses allaient changer. Ernst fit quelques pas pour la rejoindre. De sa main gauche, qui ne tenaient pas les plans, il montra à sa collaboratrice la direction d'un rade tout proche.

Si nous allions boire un verre. Je connais bien le patron, nous aurons une table au calme. Comme vous le dites, l'affaire est importante.

Ernst se pencha alors pour glisser quelques mots à l'oreille de la brune.

C'est toujours un ravissement que de vous voir.
_________________
Umbra
Les iris de jais voguèrent des voiles gonflées par le vent du Nord aux coques en construction. Les cordages tendus des différents navires amarrés s'entrecroisaient dans le champ de vision, tissant une large toile de chanvre dont on ne savait quel être arachnéen en était l’auteur. Le bruissement de l’eau et les cris des matelots se confondaient en un brouhaha s’amenuisant lorsque les bourrasques sifflaient violemment. Les mâts tanguaient et les marins juraient. L’existence que menaient ces hommes de mer était loin du quotidien de la mercenaire bien qu’à certains détails, ils étaient communs. Tout cela, Umbra l’épia un court instant avant que son employeur ne daigna lui rendre son œillade.

La bise cingla le faciès blafard de la Noiraude tant est si bien qu’on put penser qu’elle rougit au murmure de son supérieur. Elle répondit d’un sourire faussement amusé par simple courtoisie avant d’emboiter un pas chancelant jusqu’au rade dont il était question. Le trajet se fit sans plus de politesse. Les joues empourprées par le froid environnant, Ombeline terra ce qu’elle put de son visage dans le haut col de sa cape. Les pans en lambeaux de cette dernière flottèrent, à la suite de sa démarche douteuse, tel un étendard de piraterie. Le regard sombre lorgna plusieurs fois en coin, les vélins roulés au poing de son commanditaire, se demandant ce qu’il pouvait y avoir inscrit de si important pour souhaiter une rencontre si impromptue.

Comme prévu, le tenancier accueillit aimablement le duo dans sa taverne et les installa à l’écart du reste de sa clientèle. Attablés face à face, dans une arrière salle éclairée par des chandeliers suintant une cire jaunie, la Bâtarde dévêtit son pardessus miteux pour dévoiler un ample chemisier en lin noir et s’enfonça dans son siège. La chaleur ambiante la réchauffa rapidement et les rougeurs sur son faciès se dissipèrent lentement pour laisser place à un teint immaculé voir livide.

La Manchote resta silencieuse lorsque la serveuse se présenta à eux. Ernst commanda leurs consommations et la Boiteuse approuva son choix quand l’employée revint avec une bouteille de vieux whisky poussiéreuse à souhait. Bien évidemment, cette dernière ne manqua pas de renchérir sur la valeur de cet alcool importé tout droit d’Irlande, ce qui laissa de marbre la Corneille.

Le temps que le Von Zweischneidig détourna son attention vers la serveuse, l’Ombre l’examina subrepticement. Il y avait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu, au point de presque le redécouvrir. Il était certain qu’Umbra ne connaissait rien de la vie du noble quant à son quotidien ou ses hobbies. Cependant dans sa prestance et son élocution, elle ne put le juger qu’homme de bon goût. Rares étaient les personnes capables de se vanter d’avoir attiré l’attention de la mercenaire et encore moins aux premières entrevues mais Ernst le pouvait…enfin s’il en avait conscience. La Noiraude n’était pas expressive et son éternel mutisme jouait souvent en sa défaveur, la retenant inlassablement dans une solitude qu’elle se forgeait toute seule.

La preuve encore quand le Rhénan reposa son intérêt sur sa personne. Elle l’aurait pu tout bonnement accuser son regard et lui renvoyer une œillade chaleureuse. Affronter de face ce visage qui l’intriguait tant mais qu’elle ne s’autorisa à mirer que de profil… En vain, les iris de jais fuirent ostensiblement leurs semblables. Les bras croisés contre le poitrail creux et l’œil fixant le vague entre son interlocuteur et la table, Ombeline ne semblait pas décidée à entamer la conversation ni son godet.

Cependant, ses yeux se relevaient contre son gré pour guigner légèrement le pourpoint de sa compagnie. A la voir agir, on pourrait croire qu’elle s’interdisait de le dévisager franchement. On sentait un malaise palpable dans son comportement, une étrange retenue provenant surement d’une bienséance excessive. L’écart de leurs rangs, de leurs mondes était si vaste qu’il lui fendait le cœur de ne pouvoir discuter ouvertement avec un homme qu’elle aurait souhaité connaitre davantage. Ce fut pour cela, résignée dans les règles sociales inculquées dès son plus jeune âge, que la Bâtarde s’isola prématurément d’un contact qu’elle aurait pu créer.

Troublée et nerveuse, elle s’intima de ne voir qu’en cet intéressement, une possibilité d’aventures et de prospérité prochaine. La mercenaire détachée voir indifférente aux écus sonnants et trébuchants, aux réputations, titres et autres glorifications se muait soudainement en un bras droit ne visant que l’appât du gain. Triste carapace pour braver une sollicitude aussi inopinée qu'embarrassante.


Qui es-tu pour me tenir en haleine de la sorte? Parle avant que je ne parte ou pire…que j’ouvre la bouche.

Les iris de jais se tournèrent lentement vers les vélins posés, invitant son patron à en venir aux faits.
_________________
Ernst.
Ils s'étaient accompagnés mutuellement jusqu'à la taverne sus-mentionnée. Ernst avait gardé le but de la rencontre secret jusque là. En arrivant, une salle annexe leur avait été dégagée. Cette salle, Ernst la connaissait bien, il commençait à y avoir ses habitudes. Meublée très sommairement, elle avait pour vocation première d'accueillir ses tractations personnelles. C'était , en quelques sortes, une annexe de son bureau. Le whisky fut commander et la bouteille fut présentée au Rhénan. Le patron connaissait ses goûts. Un fin rictus étira la lippe rhénane. D'un simple hochement de tête, il confirma le choix à la serveuse qui ne se fit pas priée pour encaisser les écus plus le pourboire. Elle quitta la pièce en prenant soin de refermer la porte derrière elle. Ernst se décida à ôté son mantel et à le posé sur une autre table, plus poussiéreuse. il s'assit et servit les deux verres dont il en présenta un à la brune.

Le moment fatidique arriva. Ernst déroula les plans et les étendit sur la table. Il remarqua alors que les positions respectives des deux interlocuteurs n'étaient pas des plus aisée. Il se leva donc et rapprocha sa chaise d'Ombeline afin de se positionner à sa droit. Ceci fait, il repositionna les plans correctement. Ce ne fut pas sans fierté qu'il exposa son travail à sa comparse. Il commença à lui montrer les plans extérieurs. Il accompagnait ses paroles de gestes de l'index. Il entama la description par les gaillards d'avant et d'arrière, en faisant remarquer qu'ils étaient surélevés. Il expliqua cette particularité en évoquant les abordages.


C'est l'élément majeur du combat naval. L'artillerie étant trop faible pour prétendre à la meilleure part. Il est indispensable d'être haut sur l'eau afin de dominer son adversaire et de s'en emparer à l'abordage.

Il fit ensuite noter la présence de galeries extérieures, dont l'une possédait un balcon, et d'appartements sur le gaillard d'arrière. Il pointa du doigts les superstructures des ponts qui soutenaient visiblement des tentes afin de protéger du soleil d'éventuels passagers de haut rang. Il passa alors au plan des voiles et de l'armature. Ce faisant, sa main vint effleurer légèrement la main d'Ombeline. Il la regarda, un peu gêné mais souriant légèrement. Pour se ragaillardir, il avala une gorgée de whisky puis reposa son verre. Il se racla la gorge avant de reprendre sa description.

Il faudra deux voiles carrées sur le grand-mât. La plus grande surmontée d'une hune pour le veilleur. A la poupe, l'artimon sera gréé avec une voile latine, la misaine une voile carrée et le beaupré une plus petite voile carrée.

Il laissa les plans à la vue d'Ombeline tandis qu'il avalait une nouvelle et longue rasade d'alcool. Ce faisant, il put la regarder avec plus d'attention. Elle pouvait paraître frêle de prime abord. Pourtant, Ernst croyait sentir en elle plus de force, y compris de caractère, qu'elle ne voulait bien laisser percevoir. Alors qu'il en était venu à trouver, aux lignes de son visage, une certaine harmonie qu'il trouvait agréable. Sa main s'approcha à nouveau de son homologue féminine sur laquelle elle se posa. Ernst se troubla et retira sa main prestement en balbutiant ce qui semblaient être des excuses. Lui qui avait pourtant fait montre de tant de prestance face aux femme, se voyait décontenancé par son jeune bras droit. Pour détourner un peu son attention, il repartit sur le sujet des navires.

Le mieux sera un bateau d'environ vingt-quatre mètre de long pour huit mètres de large, environ. Il faudra l'équiper de quatre bombardes de quatre-vingt dix millimètres ainsi que de couleuvrines de cinquante. En ajoutant des arbalètes et des espingoles, nous devrions avoir de quoi relever bien des défis. Bien sûr, il faudra voir plus grand et plus fort à l'avenir mais, pour un début, ça sera bien. Je pense qu'une quarantaine d'hommes d'équipage devraient faire l'affaire.

Il se cala contre le dossier de sa chaise, posant le bras sur le dossier de celle de sa voisine.

Que pensez-vous de tout ça?
_________________
Umbra
L’Ombre avait-elle été assez explicite dans son œillade ? Peut-être le Rhénan ne l’avait-elle même pas perçue? Surement était-il pressé de se plonger dans cette nouvelle affaire sans ressentir la gêne de son employée ? Dès que la porte se referma pour les isoler et sans perdre plus de temps, il déroula les parchemins tant convoités, source de leur entrevue.

Les iris de jais s’écarquillèrent ostensiblement à la vue des plans minutieusement dessinées sur la peau. Au milieu de l’encre séchée se disséquait, au détail près, un navire sous toutes ces coutures. De prime abord, Umbra fut impressionnée par l’œuvre devant elle. Bien qu’elle fût entièrement novice au sujet de la navigation et autres attraits maritimes, elle put facilement juger l’ampleur du travail et les heures passées à l’effectuer. Tout simplement stupéfaite, la Noiraude laissa son regard parcourir le vélin avec une admiration visible sur ses traits, pour les croquis présents. Ces derniers ne lui parlaient guère plus que les propos de son patron. Elle reconnut vaguement quelques parties d’un bateau, images furtives des modèles amarrés aux quais et de ceux glissant sur le fleuve longeant Paris mais rien d’aussi complexe que ce qu’il s’imageait devant ses yeux. Ombeline était loin d’imaginer les entrailles que renfermaient une coque à demi-mouillée ni même ce qu’il pouvait se produire sur le pont d’une de ces machines navales.

A vrai dire, elle n’avait jamais porté d’intérêt à l’eau ni aux bateaux. Plus qu’un tabou, c’était une interdiction formelle qu’une femme pose un pied sur un quelconque navire. Rumeurs infondées ou vérités, paraitrait-il que les dames porteraient malheur en mer. Superstitieuse à souhait, la Bâtarde ne tenta pas l’aventure, n’approchant pas de trop près le moindre cours d’eau ni la plus petite barque accostée au ponton branlant d’un lac. Ce fut pourquoi après la contemplation vint l’appréhension. La Manchote n’osa pas interrompre Ernst dans ces explications, ce dernier semblait plongé dans ses projets. Si elle ne voyait là qu’une maquette décortiquée d'un bâtiment inconnu, lui voyait déjà l’engin voguant sur les flots. Sa passion avait un je-ne-sais-quoi d’enivrant qui affecta la Boiteuse.

Timidement, elle approcha sa dextre du vélin quand dans l’élan, la main du Von Zweischneidig frôla la sienne. L’impression d’être prise en flagrant délit la figea une fraction de seconde dans son siège mais accusant le sourire fébrile de son interlocuteur, elle se radoucit, n’étant point fautive comme elle se l’était imaginé. Etrangement, l’Ombre n’avait pas encore touché à son verre. Le whisky irlandais lui faisait de l’œil mais pour l’atteindre, elle devait couper les gestes de son patron. Ce dernier repartit aussitôt dans ces commentaires et par respect, Umbra feint la compréhension. Son regard suivait l’index d’Ernst avant de se relever furtivement vers son visage. Sur ses traits, elle lisait toute la détermination et la conviction de cette affaire, cela aussi la toucha secrètement. Finalement, il cessa de déblatérer, l'invitant à observer d'elle-même.

La Noiraude se redressa dans son siège pour dominer les plans, son verre en main. Plus elle les examinait et plus tout cela devenait incompréhensible. Ombeline éclusa quelques gorgées d’alcool, espérant ainsi se remettre les idées au clair mais en vain, cette science la dépassait totalement. A peine eut-elle reposé son godet à demi-consommé qu’elle sursauta en manquant de renverser le contenu sur les dessins. Le Rhénan se confondit en excuses, son geste ayant sans doute dépassé sa pensée, à moins qu’il ne soit simplement victime des effets de sa boisson. Si la Bâtarde avait eu sa senestre, par reflexe, elle aurait joint ses mains dans un mouvement d’anxiété. Cependant, celle-ci n’étant plus que carcasse gangrénée jetée aux charognards, elle ne réagit pas.

Son patron reprit son monologue sans qu’elle n’y prête réellement attention. Ce fut quand il se tut et qu’un silence pesant envahi l’arrière salle vide que la Manchote comprit qu’il avait divulgué de nouvelles informations.


Que pensez-vous de tout ça?

L’interrogation resta un instant en suspens avant qu’elle ne se reconcentre sur son comparse avachi à ses côtés. Pour la première fois, la Boiteuse dévisagea réellement Ernst. Ses iris de jais redessinèrent ses traits sans trop d’insistance et malgré tout, il semblait tout aussi à l’aise. Un fin sourire étira les lippes de l’Ombre, bien que ses pensées et jugements restèrent insondables.

Alors tu es à l’origine de tout ça ? Tu caches bien ton jeu, nobliau…

En effet, Umbra tombait de haut. Elle n’avait pas songé une seconde à ce que son commanditaire fut un homme cultivé et passionné. A cette réflexion, le sourire s’agrandit légèrement avant de disparaitre intégralement. L’œillade se fit tout à coup méfiante devant cet être plein de surprises. Jusqu’où pouvait-il l’étonner ainsi?

Hum…Et dans cette histoire, quel serait mon rôle, sieur Von Zweischneidig ?

Le timbre de sa voix brisé se glaça de nouveau pour se fondre en une courtoisie déplacée après ses intimes pensées. Le visage redevint soudainement impassible et le dos droit pour maintenir l’écart entre le contact de sa chevelure brune et la main de son patron, la Noiraude redressa à nouveau ses remparts: La peur de l’abandon commençant par le manque d'affection...
_________________
Ernst.
Il se sentait étrangement à son aise. Cela faisait des lustres qu'il n'avait pas été autant relâché. Après tant de lieues parcourues, tant d'heures sombres, il avait fini par se raccrocher à ce projet maritime. Il s'y était jeté à corps perdu. Il ne s'était pas posé la moindre question. Des heures, des jours durant il avait envisagea, dessiné, peaufiné ce qu'il espérait bien être son avenir. Exténué mais heureux, fier combattant après la bataille, une de plus, différente mais tout aussi excitante, il avait accouché de son bébé. Comparaison maladroite pour un homme, les femmes sont si fières de se pouvoir qui ne peut pas être compris d'un homme, sous aucun prétexte. Pourtant, c'était son sentiments en regardant les plans. Il n'y avait certes pas tant de douleur physique mais le travail fut éprouvant à souhait.

Il regardait la Sombre se pencher sur les plans et siroter son godet. Il en faisait de même, du moins pour la boisson. Les plans, il les connaissait par coeur. Il aurait pu les redessiner les yeux fermés. La prochaine étape était la fabrication de maquettes. Aucune construction de navire ne pouvait se faire sans. Il fallait calculer, mettre à l'échelle, tester l'épreuve. Rien ne devait être laissé au hasard. Trop d'éléments étaient en jeu. Il y avait l'argent investit, bien sûr, mais surtout la vie d'hommes était engagée dans l'entreprise. Le regard du Rhénan se baladait des vélins au visage d'Ombeline. Il lisait une certaine incompréhension dans son regard qui semblait chercher des points de repère. Le sourire fugace qu'elle lui adressa ne fit que confirmer sa pensée. Il aurait pu s'en amuser. Il trouva ça touchant. Elle était là et semblait si docile. Il n'y avait bien que cela qui troubla le von Zweischneidig. Il l'aurait plus réticente et, bien plus encore, il aurait pensé qu'elle le montrerait. Il n'en était rien. A première vue, la brune savait garder sa place. Ernst tenterait de lui apprendre à être plus spontanée avec lui.


Hum…Et dans cette histoire, quel serait mon rôle, sieur Von Zweischneidig ?

Appelez-moi Ernst. Votre rôle sera celui pour lequel je vous ai engagée. Je serai le capitaine de ce navire. Vous serez mon relais sur terre. En quelque sorte ... Ernst chercha une expression qui pouvait définir au mieux ce qu'il attendait ... Nous ne formerons plus qu'un. Je veux que nous soyons deux entités d'un seul et même être.

Ernst remplit à nouveau les deux godets sans chercher à savoir s'ils étaient vides ou pas. La bouteille étaient sur la table, il fallait en profiter. Une gorgée plus tard, il regarda à nouveau sa voisine. Il posa alors sa main sur la sienne. Cette fois-ci, le geste était volontaire et plus appuyé.

Vous aurez ma vie et celle de l'équipage dans votre main. C'est vous qui détiendrez les informations sur la présence, ou non, de dangers potentiels.

Ernst relâcha la pression de sa senestre sur la dextre féminine. Il se redressa légèrement, bu un peu de whisky et repris sur un ton moins formel.

Je ne cherche pas à vous mettre de pression outre mesure. Nous avons encore bien du temps pour nous accordez. Vous verrez que tout ceci finira par devenir naturel. Y a-t-il d'autres questions qui vous viennent à l'esprit?
_________________
Umbra
Les plus grands manipulateurs sont les meilleurs parleurs. Ceux qui nous tiennent par le bout de leur langue acérée. Leurs mots nous transportent sur un piédestal qui se transforme rapidement à une prison dorée… Mais qu’importe tout cela, l’Ombre le savait déjà. Elle avait conscience de l’impact des propos tenus et des blessures qu’il infligeait à qui l’eut écouté ou pire…l’eut cru. Cependant, malgré toute la méfiance dont faisait preuve Umbra depuis le début, elle ne sentait pas de piège se refermer. Elle entendait le discours d’un noble passionné par ses projets et non d’un opportuniste essayant de la rouler sur son contrat. Le Von Zweischneidig avait les moyens de réussir et il en userait jusqu’à épuiser toutes ces ressources. Ces dernières qui n’auront de limite que sa détermination sans faille.

La Noiraude ployait d’admiration et de respect devant cette puissante conviction qui l’inspirait. L’Aristocrate possédait toutes les clés pour mener à bien ses affaires et peut-être sa prospérité découlait-elle simplement de sa force d’esprit. Il savait d’où il venait et il ne l’oubliait pas comme il le précisa dès son arrivée. Il avait acquis des connaissances poussées dans le domaine qu’il étudiait comme le prouvait ses vélins noircis de plans détaillés. L’argent était un renfort dont il ne se vantait guère : aucun compte ne transpirait sur les croquis et sa bourse bien que garnie ne semblait pas trouée pour autant. Le tout appuyé d’une aisance peu commune et d’une prestance déstabilisante.

A cet instant, Ombeline était fière d’être le bras droit d’un tel homme et cela se ressentit dans son regard. Ses pupilles tantôt glaciales se firent ardentes et la raideur de sa posture se mua en un étirement proche de l’orgueil. En cette brève entrevue, Ernst avait déjà décroché l’estime de la Bâtarde et son soutien pour cette affaire. Il y avait quelque chose d’honorifique à contrôler la vie d’un tel homme, pensa intimement la Manchote, et plus encore à la protéger.

En dépit d’une élocution cafouilleuse sur la fin et une approche trop tactile au goût de l’Effarouchée, elle tendait à croire en l’importance de son rôle. Son regard cherchant à accrocher le sien bleuté, elle tentait de déceler une part de mensonge dans ses propos à double sens. Malgré la réticence aux contacts, la Boiteuse ne broncha pas lorsque son employeur lui saisit la main. Au contraire, elle profita secrètement de cette liaison : la poigne masculine recouvrait largement sa semblable féminine, l’englobant avec fermeté et chaleur. Sous la paume du Rhénan, les gerçures de sa dextre paraissait s’apaiser, à moins que ce ne fut purement psychologique.

L’Ombre était tellement peu habituée aux frôlements et autres approches tactiles qu’elle s’était sensibilisée à ces derniers d’une manière particulière. Elevée dans la solitude et l’isolement, l’Effarouchée reniait tout échange autant par crainte que par habitude. Inconsciemment, son attention dériva sur la senestre du commanditaire, celle-ci serti d’une chevalière… Les iris de jais se détachèrent douloureusement de cet indice alors que le Von Zweischneidig brisait le contact. Il ne resta que la dextre usée de la mercenaire désespérément seule qui s’empressa de la faire disparaitre sous sa table.

La promesse de temps passé à se côtoyer ne pouvait que la réjouir davantage même si intérieurement, l’Ombre ne comprenait pas cet engouement irrationnel pour le Rhénan. Il maitrisait l’art de baisser ses remparts. Elle, qui s’ordonnait, à contre cœur, une distance et un respect relatif à l’écart de leurs rangs respectifs, se trouvait bien démunie au fur et à mesure que les minutes s’égrainaient en sa présence. Lorsque son verre fut rempli de nouveau, Umbra s’empara de celui-ci et s’enfonça dans son siège pour le siroter à sa juste valeur. Quelques œillades curieuses en direction d’Ernst quand son godet lui voilait une bonne partie du visage achevèrent cette première vraie rencontre. Ils n’avaient rien de plus à se raconter hormis parler du travail dont la Noiraude ne maitrisait pas encore toutes les ficelles. Elle préféra donc se taire, ne souhaitant pas remuer le couteau dans la plaie. Son whisky terminé, Ombeline se râcla la gorge pour annoncer de sa voix éraillée :


Je vous remercie pour le whisky.

Autant de courtoisie que l’exigeait sa classe inférieure dans le ton utilisé, la Bâtarde ne savait comment clore ce mutisme. Finalement, ce fut sans un mot de plus que la Manchote mit un terme à ce silence pesant et ces non-dits parasitant sa pensée en revêtant sa cape…
_________________
Ernst.
Quelques jours passèrent, peut-être quelques semaines. Qui aurait pu le dire? Certainement pas Ernst von Zweischneidig. Il en avait encore passé du temps, enfermé dans son bureau. Il passait peu de temps ailleurs. Il avait tellement de travail à fournir, encore. Tout ça pourquoi? Peut-être pour rien. L'avantage réel était que ce travail lui permettait de ne pas penser à la décision qui ferait de lui un corsaire ou non. Il ne détenait rien de son avenir entre ses mains, du moins pas dans ce domaine. Il lui fallait cette lettre de marque, à tout prix. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle il ne bougeait pas de Paris. Il devait être prêt. Il devait être là. Une simple appel, un coursier, n'importe quoi et en quelques minutes il serait au Louvre. Il n'aurait pas besoin de monture. Il n'aurait besoin d'aucun moyen de transport particulier si ce n'était ses jambes. C'est ce qu'il s'imaginait. Il ne pouvait imaginer autre chose. A quoi bon?

Ce jour-là, le soleil brillait dans un ciel sans nuage. Heureux présage ou calme avant la tempête, Ernst ne s'en préoccupait pas. Il était sorti prendre l'air. Le petit va-nu-pied qui s'occupait de ses courses avait bondi dans un grand sourire. Son petit visage crasseux avait tourné ses iris vers le Rhénan avec l'espoir non dissimulé d'une commission et des piécettes qui allaient avec. Feignant de ne pas le voir, Ernst se posta dans l'embrasure de la port. Mains croisées dans le dos il se mit à soupirer.


Quel dommage qu'il ne soit pas là, moi qui avait une course importante pour lui.

Le gamin approcha alors du blond pour lui signifier sa présence.

Je suis là m'sieur Z.

Ernst balayait l'horizon du regard en prenant bien garde d'éviter l'enfant. Un nouveau soupire, exagéré, se fit entendre.

Bah, tant pis, je trouverai bien quelqu'un d'autre. C'est dommage quand même, je l'aimais bien ce petit.

Le môme se mit alors à sauter devant le Rhénan tout en tirant sur sa chemise. Ernst s'amusa de la situation encore quelques minutes. Le messager n'en pouvait plus. Il courait, sautait, criait dans tous les sens pour se faire remarquer. Quand Ernst senti son exaspération à son comble. Il se contenta de le regarder et de lui jeter une petite bourse, probablement le salaire le plus important pour le petit homme. Le gamin ramassa la pièce de peau dont il desserra les liens. Il écarquilla alors les yeux et sa bouche format un grand O de surprise. Ernst lui ébouriffa les cheveux en souriant. Il éclata ensuite d'un rire sonore alors que le mini coursier lui tirait la langue.

C'est pas gentil. Vous m'avez fait peur.

Ernst lui adressa un clin d'oeil. Dans le fond, il avait été cruel. Pour l'adulte qu'il était cela n'avait été qu'un jeu. Il savait, néanmoins, que pour l'enfant en face de lui, ce jeu avait presque été une torture. Le blond s'accroupit alors pour se mettre à la hauteur de son Hermès. Ernst commençait à maîtriser la psychologie enfantine. Il avait fort à faire avec sa fille. Elle lui avait appris bien plus de choses qu'il ne l'aurait pensé. Quoi que, appris n'était pas le mot juste. Disons plutôt qu'elle lui avait remémoré sa propre enfance. Tout comme il tentait de ne pas oublier d'où il venait, le von Z tentait de ne pas oublier comment il avait grandi. Il espérait apprendre de ses erreurs, bâtir sur ses qualités. Il adressa un clin d'oeil au marmot et désigna la rue d'un geste de la tête.

Va me chercher qui tu sais et revient avec elle. J'ai une surprise pour vous deux.
_________________
Umbra
Le temps s’écoulait avec une lenteur proche de l’agonie selon la mercenaire. Depuis la dernière entrevue avec son patron, l’Ombre passait le plus clair de son temps en bord de Seine malgré la bise hivernal, les intempéries et les avances obscènes des matelots. Postée aux abords d’un chantier naval, elle observait le bâtiment prendre plus d’ampleur de jour en jour. A force de voir trainer cette tâche sombre, certains travailleurs vinrent à sa rencontre. C’est ainsi qu’elle en apprit davantage sur le bateau en construction et sur les termes maritimes. Grâce à quelques charpentiers qui lui enseignèrent le jargon, Umbra pouvait maintenant situer la proue de la poupe, discerner le bâbord du tribords et bien plus encore.

Son apprentissage était souvent interrompu par la venue d’un jeune messager qui lui indiquait que son commanditaire désirait la rencontrer de nouveau. Une chance pour l’Eclopée, rendant régulièrement visite au Von Zweischneidig, que ses quartiers furent à deux pas des quais. Il n’était question que de détails ou de renseignements futiles mais elle faisait tout de même le déplacement pour le plaisir des yeux. La Noiraude puisait dans la passion dévorante du Rhénan pour ses projets, le courage et l’envie de braver froidure et heures tardives pour le rejoindre quand il en exprimait le besoin. Ces jours-là, elle se sentait véritablement à son service bien que la plupart de ses requêtes la dépassaient. Lorsqu’elle revenait au près des marins, elle comprenait alors le sens de ses allées et venues et cela, des semaines durant.

Ombeline ne se souciait guère du quotidien d’Ernst. Elle le savait cloitrer dans son bureau nuit et jour d’après les dires de son Hermès. Sa santé ne paraissait pas pâtir de cet isolement prolongé et c’est pour cette raison, qu’Ombeline se garda de toutes attentions pouvant porter à confusion sur ses espérances. Intimement, le songeant esseulé au milieu de ses rêves l’émut. Leurs furtifs rendez-vous ne valaient pas la peine qu’elle mette réellement un pied dans son univers. Elle était consciente que derrière une porte éternellement close à ses yeux, se trouvait tout le petit monde du noble. La Bâtarde avait déjà franchi les remparts de sa propriété orthézienne bien qu’elle n’en garda peu d’images.

En remontant sous les combles de son taudis parisien, elle se plaisait donc à imaginer son antre. La dextre crispée sur une bouteille d’infâme tord-boyau, la Manchote pensait à un large bureau décoré de boiseries finement travaillées. Un environnement luxueux approuvant son rang mais sans ornements inutilement onéreux. Cette idée, elle la tenait des souvenirs de ses toilettes élégantes sans fioritures à l’encontre de certains bourgeois enrubannés et pomponnés à outrance. Peut-être les murs étaient-ils décorés de tapisseries navales ou rougeoyantes comme certaines de ses tenues ? Les armoiries rhénanes trônaient-elles fièrement au dessus d’un âtre crépitant ? La Boiteuse voyait surtout moult parchemins classés ou déroulés, éparpillés dans les recoins d’une pièce trop étroite pour contenir la grandeur de ses projets, des plumes usées à force de noircir des vélins et de litres d’encre découlant de ses attentes. Chaque nuit, dans son ivresse et ses insomnies, l’Ombre soupirait d’une étrange mélancolie en pensant à lui…


*

Sous le ciel clément d’un hiver mourrant, Umbra avait longé les rives de la Seine afin de trouver un endroit plus calme que le vacarme parisien. Adossée au pied d’un arbre, elle relisait une énième fois l’ouvrage qu’une noble dame lui avait offert des mois auparavant. Les rayons d’un soleil froid percèrent le ramage renaissant du végétal afin d’éclairer sa lecture. Inlassablement, la Noiraude se récitait les poèmes de Jaufré Rudel*. Dans ces vers, elle trouvait le réconfort et la compréhension d’un homme voué à la solitude. Ce dernier chérissait une dame d’un rang supérieur, une femme qu’il avait plus rêvée que vu. Un amour impossible, un amour courtois, où entre les rimes se fusionnaient amour et peine, espoir et fatalité. Cet ouvrage inspirait profondément Ombeline. Elle commençait à s’apaiser, oublier son misérable quotidien quand des bruits de courses l’extirpèrent violement de sa rêverie. Une œillade sombre accueillit le jeune messager du Von Zweischneidig, fauteur de trouble.

M’dame, m’sieur Von Z veut vous voir ! Il dit avoir une surprise pour nous ! Dépêchez-vous !

Dans un grognement, la Bâtarde se redressa et rangea son précieux recueil dans sa besace avant d’emboiter le pas à la suite du petit Hermès. Elle était consciente que l’empressement du jouvenceau n’était pas celui de son patron. Il était simplement curieux de ce qui l’attendait aux quartiers du Rhénan. Vicieuse et rancunière, la Manchote feignit une douleur lancinante dû à la rudesse des précédents jours pour trainer la patte. Le temps du trajet, la Boiteuse eut tout le loisir de se venger du garnement. Son amertume s’était dissipée au fil de la marche et ce fut une Ombre impassible qui se présenté au bureau d’Ernst.

Vous m’avez mandé, sieur ?
_________________
Ernst.
Ernst vit arrivé le duo avec un léger sourire au visage. Il savait ce qui faisait l'entrain du plus jeune. Il avait promis une surpris et c'était certainement là que le garçon trouvait le plaisir de ce jour. Quant à Ombeline, le Rhénan s'inclina devant elle tout en lui laissant le passage libre vers l'intérieur du bureau. Un simple bonjour accompagna la légère inclinaison du buste tandis que le bras s'allongeait dans la direction indiquée. Ses deux convives entrés, le von Z pris leur suite sans fermer la porte derrière lui. Le lieu n'était qu'une étape dans leur journée. Elle ne serait probablement pas très longue, néanmoins, il l'espérait agréable. Elle commençait d'ailleurs sous les meilleurs auspices. Le programme était arrêté. Ombeline était là. Le temps semblait au beau fixe. Après cela, il pourrait s'accorder un peu plus de temps libre. Il espérait bien en profiter pour partager cette liberté avec la brune. Ernst fit donc quelques pas à l'intérieur de la pièce. Il ne l'avait pas beaucoup plus meublé qu'à son installation. Il y avait toujours cette même grande armoire, dont il avait fait ôter les portes, et qui regorgeait de diverses ouvrages reliés, de vélins volants et autres babioles plus ou moins utiles. Son bureau de bois massif était toujours aussi large et recouvert de vélins, pots d'encre, plumes et autres joyeusetés. Sur la table à dessin, on pouvait encore voir quelques croquis, la plupart étaient barrés voir chiffonnés. Les murs, quant à eux, étaient nus de tout artifices. L'endroit n'avait qu'une vocation fonctionnelle. Ernst se saisit d'un bateau, d'une vingtaine de centimètres de long, assemblé et non sculpté dans un bois clair. Il tendit ce qui pouvait ressembler à un jouet au messager.

Voilà pour toi. Tu l'as bien mérité. Quant à nous, un autre nous attend un peu plus loin.

Le duo devenu trio sortit dans la rue. Ernst boucla la porte avec soin. tout ce qu'il possédait de richesse à Paris se trouvait à l'intérieur. Il n'aurait pas fallu en perdre une once. Il indiqua une direction à ses compagnons et commença à avancer. Il marcha en silence, occupé à regarder la Seine et ses attractions à voile. De temps à autre, sa main venait frôler celle d'Ombeline. Il aurait bien eu le coeur à s'en saisir avec délicatesse, à marcher à ses côtés ainsi. Il songea qu'elle s'enfuirait certainement en courant. Il la savait, si ce n'était sauvage, tout du moins sur la réserve. L'air parisien, bien que fétide dans certaines rues, était bien plus respirable près des chantiers navals. Les odeurs de bois et de goudrons se mélangeaient et Ernst y avait pris goût. L'agitation des travailleurs avait toujours été un stimulant pour lui. Depuis sa plus tendre enfance, il n'avait fait que côtoyer ce genre de ferveur. Avec son père, il courait les marché et autres foires. Aujourd'hui, il se voyait armateur et bien plus encore.

Après une marche de quelques dizaine de mètres. Le petit groupe arriva au pied d'un bassin d'environ dix mètres sur dix. Sa profondeur ne dépassait guère le mètre cinquante mais c'était bien suffisant pour son utilisation. Une trappe en fer le séparait d'une sorte de ruisseau qui courait, à travers les pavés, jusqu'à la Seine. A bien y regarder, il ne s'y jetait pas mais c'était bien le fleuve qui se déversait dans le bassin par cette ouverture. Pour le moment, celle-ci était obstruée et le bassin plein d'une eau verdâtre. A l'autre bout, se trouvait un atelier dont émanait les effluves de différentes essences de bois. Accolé au bassin, une rampe plongeait dans celui-ci. A l'autre bout de la rampe, on pouvait voir deux tréteaux qui supportaient une large planche de bois usées. Et sur cette planche, l'avenir radieux des projets "Ernstéens". Pas peu fier de lui, mais avec une certaine retenue, le blond fit un signe de la main en direction des ouvriers. L'un d'eux mis un mécanisme en action et un navire, réplique identiques aux plan du von Z, à l'échelle 1/20ème, glissa le long de la rampe avant de heurter la surface de l'eau. La miniature mesurait un peu plus d'un mètre de long sur environ quarante centimètres de large. La réplique allait jusqu'au détails les plus précis. De la voilure aux écus de poupe et de proue. Tout y était.


Je vous présente le premier des "Krakens".

L'enfant qui accompagnait le duo écarquilla les yeux en se rendant compte que le modèle réduit, qu'il tenant précieusement entre ses mains, était la réplique exacte de celui flottait maintenant au milieu du bassin.
_________________
Umbra
Le Rhénan semblait plus rudimentaire de mobilier que d’apparat à en juger l’intérieur de ses quartiers. Etait-il réellement aussi modeste qu’il paraissait ou simplement plus sommaire en décoration ? Les iris de jais balayèrent longuement la pièce qu’elle avait imaginé un brin plus somptueuse. Déci, delà ne gisait que les fruits de son travail laborieux sans le moindre signe de vie apparent. Pas une touche personnelle pour égayer ce bureau à la limite de l’austère, l’Ombre finit par comprendre que cet appartement n’était qu’un bâtiment de plus à la liste de ses propriétés. Là où le noble venait se plonger dans ses projets maritimes ni plus ni moins. Un petit pincement au cœur saisit Umbra qui ne sut quoi penser de cet environnement. Fort heureusement pour elle, ils ne s’attardèrent pas dans les locaux, le patron les invitant à prendre l’air aussitôt le jeune messager récompensé de sa course.

La Noiraude soutenait sans mal l’allure de son employeur, ce dernier flânait plus qu’il ne se déplaçait d’un point à un autre. Elle profita de la diversion de la Seine sur Ernst pour lui jeter quelques timides œillades. Il semblait encore et toujours absorbé par le fleuve et ces navires. Ombeline repensa alors aux propos tenus par un des charpentiers rencontrés sur le chantier naval. Celui-ci disait qu’elle ne pourrait jamais comprendre l’attraction que la mer à sur l’homme. Dans un discours enflammé, il lui expliquait le désir ardent de vouloir contrôler cette immensité d’eau capricieuse. Il était évident que la marine le passionnait lui aussi. A voir le Von Zweischneidig noyer son attention dans le courant, la Bâtarde se demanda s’il souffrait lui aussi de cette dévotion.

A plusieurs reprises, sa démarche déséquilibrée la rapprocha de son comparse. Leurs mains s’effleurèrent assez pour que la Manchote douta de quelque chose. La senestre du Rhénan était sertie d’une chevalière mais rien d’autre n’indiquait une présence féminine dans son entourage. Etait-il réellement marié ou était-ce un rempart à sa façon pour se protéger des harpies convoitant ses richesses ? La Boiteuse se surprit elle-même à songer à tout cela et secoua légèrement la tête pour chasser ses idées.

Arrivée à bon port, l’Ombre observa d’un air interrogateur toute l’installation mise à place. Elle sourcilla lorsqu’une minutieuse réplique des plans tantôt examinés mouilla dans le mini lac artificiel. Si le jouvenceau s’extasia rapidement du spectacle, Umbra, quant à elle, fut plus mitigée. Les iris de jais suivirent la déambulation du navire miniature mêlant incompréhension et surprise. Sur cette petite mare voguait donc une esquisse du futur Kraken, chef d’oeuvre d’Ernst. L’attention se redressa vers le créateur, tentant d’accrocher le regard azuré de ce dernier. La Noiraude souhaita tout à coup s’immerger dedans et poser l’ancre sur ses iris afin de ne jamais avoir à les perdre. Une bouffée de fierté et d’admiration pour le travail accompli emplie le poitrail décharné de la mercenaire. Ses lippes s’étirèrent en un sourire franc et bien qu’elle ignorait l’importance de cette curieuse étape, elle avait confiance en ses agissements.

Sa prestance rassurante et sa conviction absolue l’avait totalement charmé. Aux côtés du Von Zweischneidig, Ombeline se sentait puissante. Importante car elle était certaine qu’un jour prochain, elle le guiderait de la terre vers la mer. Bientôt, ils deviendraient cet être, cet « Un » bravant vents et marées au-delà de toute espérance. Cette maquette n’était qu’un avant-goût d’un avenir radieux pour eux. La détermination du Rhénan avait fini par se glisser insidieusement dans les veines de la Bâtarde et empoisonner son âme jusqu'à l'aveuglement. D’un ton enjoué, elle fit maladroitement part de son contentement :


Vos projets se concrétisent à vue d’œil, Ernst. Le Kraken grandit de jour en jour et bientôt, il naitra au sein d’une mer aimante. Il sera cette entité que nous…

Soudainement, la Manchote se tut et pâlit ostensiblement. Elle vacilla d’un pas de recul en fuyant le regard du blond. Ses mots bourdonnaient dans sa tête comme une migraine. L’Ombre pensa trop fort, s'exprima trop haut. Ses songes l’effrayèrent au fur et à mesure que son cœur s’emballait. Un pincement au cœur lui arracha de plates excuses balbutiées.

Je…Hum…Sieur Von Zweischneidig, je voulais simplement vous dire que…

Les iris de jais s’écarquillèrent d'un signe de détresse pour dévisager le faciès de l’Aristocrate. Fouillant dans ses traits à la recherche d'un quelconque soutien, elle espéra, à cet instant, qu’il intervienne par un bref « je comprends ». Mais dans ces méandres houleux, que pourrait-il concevoir ?

En peu de temps, ils se côtoyèrent si régulièrement qu' Umbra avait la sensation de n'exister alors que par l’importance qu’il lui accordait, qu'elle respirait les bouffées d’air qu’il lui insufflait et pire encore, qu'elle rêvait de projets qu’il bâtissait. L’engouement se mua vicieusement en espoir et l’espoir en …


M’sieur Von Z ?! Et vot’ Kraken vous voulez pas le faire naviguer dans la Seine ?!

L’éclat de voix du petit Hermes rompit le malaise, laissant la Noiraude dériver seule sur des flots de craintes dissimulées sous des vagues de confusion. Plus qu’une bouteille, un palpitant à la mer…

Qui a noué mes mains au gouvernail? J'ai le coeur qui chavire...
_________________
Ernst.
Ernst regardait sa victoire voguer sur l'eau du bassin tout en écoutant Ombeline. Son enthousiasme le combla. Son hésitation le perturba. Que pouvait bien signifier un tel revirement dans son attitude. Le blond regarda la brune longuement. il cherchait le moindre signe qui lui permettrait de la déchiffrer. Son acolyte était toujours un énigme pour lui. A chaque fois qu'ils se rencontrait, Ernst avait toujours cette même sensation de la sentir à la fois présente et absente. Cette fois-ci, ce fut un peu plus marqué encore. Il se passait visiblement quelque chose entre eux. En définitive, Ernst n'avait que peu d'expérience avec les femmes. Pas pour le charnel, pour ça, il en avait plus que certains hommes. Il avait eu sa période maîtresses à gogo et catin en veux-tu en voilà. Là où il péchait un peu, c'était surtout dans le domaine de la séduction, la vraie. Il n'avait jamais eu besoin de faire d'effort pour plaire, ni pour déplaire d'ailleurs. Tout avait toujours été direct et franc, dirigé par des envies bestiales ou financières, suivant le point de vue.Son mariage, lui-même, n'était basé sur aucun sentiment quel qu'il soit. Il n'avait été qu'un accord tacite entre un homme et une femme qui en avaient les moyens. Elle profiterait de sa sécurité financière, il aurait le monopole sur sa matrice. C'était simple, basique. Ce jour-là, à Paris, avec la Seine pour toile de fond, Ernst regarda Ombeline et, pour la première fois, eut envie d'être avec elle sans autre besoin que de sa présence. Ce fut ce moment là que choisit le nouveau jeune aventurier des mers pour s'exprimer et sortir le Rhénan de sa torpeur.

M’sieur Von Z ?! Et vot’ Kraken vous voulez pas le faire naviguer dans la Seine ?!

Ernst se mit à sourire légèrement et il passa une main dans la tignasse juvénile.

C'est le but mon jeune ami. Ce que tu vois devant toi, c'est la maquette la plus fidèle aux plans possible. Si elle ne résiste pas à l'épreuve du bassin, c'est que les plans ne sont pas bons. Si la maquette tient le coup, on pourra lancer la construction du bateau à taille réelle.

Laissant le gamin s'extasier autour du bassin et essayer sa propre version, offerte plus tôt par le blond, Ernst se tourna vers Ombeline. Il fit en sorte de se retrouver face à elle. Etrangement, la jeune femme lui fit penser à la mère de sa fille. Elles lui paressaient toutes deux si fragiles, si candides l'une que l'autre. En regardant son acolyte, le von Z ne voyait plus qu'une femme. Il ne remarquait plus la main en moins. Il s'y était fait. Il savait comment marcher à ses côtés. Sa démarche chaloupée et hésitante s'était effacée dans un brouillard d'oubli opaque et dense. Elle n'était plus que cette jeune femme qui partageait son enthousiasme puis regrettait, submergée par une pudeur touchante. Elle lui rappelait Cilièn. Du moins celle qu'il avait connu pas celle qu'il avait revu bien des années plus tard, en même temps qu'il avait appris l'existence de leur fille. Elle se ressemblaient en différents points. Déjà elles étaient brunes. Ce qui avait son importance. Ernst n'avait côtoyer et fréquenter que des blondes et des rousses à part Cilièn. Elles avaient toutes les deux ce mystère et cette innocence au fond des yeux. Insensiblement, Ernst se sentait attiré par la Sombre comme un navire pouvait l'être d'un maelstrom. Sa main rejoignit la joue de la jeune femme sur laquelle elle se posa délicatement. Il plongea ses azures dans leurs iris homologues. Sa voix grave se fit douce, presque tendre.

Appelez moi Ernst, Umbra. Pas de rang entre nous. Laissons ces barrières aux autres. Le Kraken sera nôtre et nous seront un. Un fin sourire éclaira le visage du Rhénan. Je vous invite à dîner.

Le blond regarda la brune en plissant légèrement le front tandis qu'il appuyait un peu son sourire. Son regard cherchait l'approbation de la jeune femme. Le petit Hermès, quant à lui, les regardait avec un sourire qui lui barrait complètement le visage. Si la demoiselle tardait trop à répondre, nul doute que le garnement accepterait pour elle. Pendant ce court laps de temps, le pouce de la main posée contre la joue caressa légèrement la peau albâtre. Ernst baissa légèrement le bras. La situation était assez éloquente pour qu'il ne rajoute rien à la gêne qui émanait de la brune. Elle le faisait revivre. elle le sortait d'une routine macabre qui n'aurait pu se terminer que par son auto-destruction. Si elle avait pu se sentir inférieure, d'une manière ou d'une autre, au Rhénan, lui ne s'en sentait pas moins faible face à elle. Elle était l'océan et lui la coque de noix. D'un geste, elle pouvait le balayer tout comme elle pouvait le garder en vie. C'était cette sensation qu'Ernst avait en la regardant. Cela faisait sept ans qu'il n'avait pas ressenti un sentiment avec autant d'intensité et de clarté.
_________________
Umbra
Umbra se remettait difficilement de cette soudaine crise de panique. Elle se sentait seule, triste et fatiguée*. Comme une flamme vacillante, l’Ombre frémit. Tout se brouillait dans sa tête, si bien qu’elle ne démêlait plus la réalité de ses désirs. La Noiraude accrocha ses iris au regard azuré, accusant mal son intensité. L’oeillade n’était pourtant pas sévère, l’unique qui se réprimandait sur l’instant, c’était elle… Comme toujours. Ombeline n’avait jamais su retenir autrui que sa propre personne. Elle rendait à ses proches une liberté qu’elle s’interdisait, les regardant partir, immobile telle une épleurée face à la mer qui emporte son bien-aimé.

Cette fois-ci encore, la Bâtarde voyait la scène se rejouer inlassablement. Il disparaitrait sans l’attendre et son cœur se durcirait de nouveau un peu plus. A ce rythme, elle finirait statue de marbre ou cœur de pierre à refouler ses sentiments tandis que lui comme les précédents prendraient le large vers d’autres bras plus accueillants. Une naufragée du temps ou une exilée de l’amour, la Manchote périrait seule sur son radeau si elle n’essayait pas de remonter le courant alors qu’il en était encore temps.

Cependant, Ernst fut plus clément qu’elle ne l’espéra. Il aurait pu agir de moult façons possibles : la laissant choir sur son rocher solitaire, se noyer dans ses doutes… Au lieu de tout cela, le Rhénan décida de lui tendre la main pour la sauver de l’asphyxie qu’elle s’auto-infligeait. Cette main, qui l’avait si fréquemment frôlé ces derniers jours, aujourd’hui, la caresse délibérément. Ombeline ne cilla pas ni ne tenta de fuir. Ses paupières se fermèrent lentement et volontairement à son tour, elle pressa sa joue contre la paume masculine. Cette douce chaleur qui rompait la fraicheur du jour et lui réchauffait le cœur. Elle aurait souhaité se lover contre lui pour en faire profiter tout son être, qu’il l’étreigne d’une ardeur qu’elle semblait percevoir au creux de sa main mais en vain. La voix du Von Z., bien qu’apaisante, l’extirpa de ses songes personnels.

Briser les castes. Ne demeurer que d’égal à égal. Facile à dire quand c’est le patron qui ouvre la bouche. Dans son mutisme, la Manchote n’eut que la force d’accepter l’invitation d’un fébrile hochement de tête doublé d’un regard mélancolique. L’employeur demande, la mercenaire obéit. Elle ploie car elle le désire, car elle est consciente que la force d’un supérieur n’existe que par l’infériorité consentante de ses subordonnés. Oui, elle voudrait l’appeler par son prénom ; tisser cette proximité qui semblait innée quand elle laissait son cœur s’exprimer librement ; établir le contact qui est impossible à faire en réalité. Cette vaste arnaque*, la Boiteuse en mesura l’ampleur quand il la nomma à son tour. Dans ses rêves, il aurait appelé par son vrai prénom. Celui que peu ne connaisse vraiment, celui qu’elle haït tant. Dans cette réalité parallèle, le poil de l’Ombre ne s’hérisserait pas à sa prononciation car dans sa voix, il n’aurait pas la même sonorité ni la même signification. Mais tout cela encore n’existait que dans son jardin secret, là où elle cultivait ses intimes pensées.

La pulpe du pouce masculin effleura son cuir avec tendresse et c’est à ce moment-là que dans les contes, les prétendants s’échangent un baiser passionné. Malheureusement pour elle, Umbra n’avait jamais ouvert ce genre d’ouvrages. Elle s’était bercée aux vers tragiques de l’amour courtois que renfermait le recueil dans sa besace. Il n’était donc pas question qu’elle se jette à bouche perdue contre celle du Rhénan. A contre cœur, elle s’arracha aux caresses du blond pour regagner sa distance. Le jeune messager ne paraissait pas ressentir le mal être des deux adultes comme le prouvait son sourire béa aux coins des lèvres.

Les iris de jais se reposèrent sur le Kraken miniature et d’une voix tremblante, la Noiraude nota :


Voyez comme vos projets se concrétisent, Ernst ? Le Kraken navigue sans mal. C’est un succès…Quelle est donc la prochaine étape ?

Un sourire las naquit aux commissures de ses lippes pour accompagner son engouement passé.

Alors Ernst, maintenant que je suis déboussolée, jusqu’où comptes-tu me mener ainsi ? A tes côtés, je perds le Nord alors j’espère que tu es bon capitaine…avant que je parte à la dérive.

* inspiré du titre Infirmière de Fauve.
Edit pour oubli de texte.

_________________
Ernst.
Certains frémissement sont plus flagrants que des gestes amples. C'était, en quelques mots, ce que se disait le Rhénan lorsqu'il sentit Ombeline appuyer son visage sur sa main caressante. Les paupières s'étaient close. En temps normal, il n'aurait rien fallut de plus à Ernst pour qu'il approcha son visage et déposa un baiser sur les lèvres de la brune. Il aurait, très certainement, fermé les yeux également, laissant le monde tourner autour d'eux en l'oubliant totalement. Leurs lippes se seraient unies dans un soupire bruissant de l'attirance se mouvant en sentiments. Quel était donc ce désir qui s'emparait de lui, de vouloir la protéger? Etait-elle une femme de plus ou celle qui lui manquait? Avait-il passé tout ce temps à la chercher? Ernst regardait Umbra et son visage impassible. Les yeux clos, elle lui paraissait endormie, les traits détendus. Sa main, posée sur la joue féminine, devenait l'oreiller qui soutenait les rêves sombres d'une jeune femme secrète et indéchiffrable. Elle écarta les paupières. Lac et ciel opaque se rencontrèrent dans un horizon qui n'existait plus que dans le dégradé de leur avenir commun. C'était la rencontre de la montagne et du sable, de l'acier et de l'eau. Si, à première vue, tout les éloignait l'un de l'autre, leurs âmes semblaient s'unir dans un balai monochrome, tourbillon implacable qui fait fi de tout obstacle.

Voyez comme vos projets se concrétisent, Ernst ? Le Kraken navigue sans mal. C’est un succès…Quelle est donc la prochaine étape ?

Hein? ... Heu ... Oui. Hé bien, la prochaine étape, une fois celle-ci validée, sera de lancer la construction dans les chantiers, grandeur nature. Il faudra également recruter des marins mais, ça, ça ira vite. Quand ils auront pris connaissance de la commande, tous les marins du coin viendront aux nouvelles.

Ernst appela le garçon d'un geste de la main. Celui-ci ne se fit pas prier pour approcher. Après un sourire, Ernst lui fit signe qu'il pouvait retourner à ses occupation. Bon gré, mal gré, le petit s'exécuta. Peut-être avait-il compris qu'il fallait, maintenant, laisser les adultes à leur intimité. Il s'éloigna dans un salut de la main et se faisant promettre une rencontre prochaine. Ernst le regarda s'éloigner, emportant avec lui un jouet de bois que d'autres gamins lui envieront probablement. Il reporta ensuite son attention sur la brune face à lui. Ses doigts vinrent effleurer ses homologues plus menus. Il ne lui prendrait pas la main. Il en crevait d'envie mais il ne souhaitait pas brusquer ce qui, pourtant, paraissait inévitable. Le Rhénan se contenta d'un sourire à peine marqué avant d'ouvrir la bouche.

Je vous propose de boire un verre et de manger un morceau. Nous avons une première pierre à fêter. Prune c'est bien cela?

Le Kraken, bête immonde issue des profondeurs océaniques, grand destructeur devant l'Eternel, faiseur de veuves, monstre mythologique, arrivait avec le Printemps comme une bouffée d'air pure dans la vie du von Z. Un nouveau souffle attisait les cendres endormies du feu intérieur qui s'étouffait imperceptiblement. Alors que leurs pas résonnaient sur les pavés parisiens, le visage blondin se redressa, portant son regard avec assurance sur cet avenir, pourtant encore incertain, qui étalait son chemin devant eux. Une brise d'espoir fit voleter quelques mèches des cheveux Rhénans. Accompagné par une Ombre qui se mêlait à la sienne, Ernst sentit sa main s'élever lentement dans les airs. Presque inconsciemment, elle vint se poser contre les reins chaloupant d'Umbra. Ernst ouvrit la porte de la taverne, lieu de ses habitudes, et laissa entrer la brune. Une table, une bouteille de prune, un bon repas, que demander de plus?
_________________
Umbra
L’Ombre avait longtemps souffert des Hommes, de leur cruauté ou de leur absence. Deux emblèmes masculins avaient principalement marqués son esprit : Moran et Yves Lisreux, respectivement son frère ainé et son géniteur. Ils l’avaient maudite, reniée et aujourd’hui encore, leur haine pullulait dans son cœur. Cependant, sous ses airs de prude fleur bleue, Umbra n’en restait pas moins une mercenaire au passé chaotique. A son actif, pillage de mairies, tortures, brigandage en masse et contrats douteux. Le tout faisait une armure immuable pour son âme fêlée.

La Noiraude avait choisi de côtoyer la lie de l’Humanité, les trouvant plus honnêtes que les bons gens. Ceux-ci, dit-on, n’ont pas la capacité d’aimer, ils trahissent sans vergogne pour l’appât du gain. C’est ainsi qu’elle savait à quoi s’attendre avec leur compagnie. Les « gentils », quant à eux, sont fourbes. Ils offrent leurs sentiments pour ensuite les reprendre violemment se fichant des séquelles qu’ils pourraient infliger. Ombeline ne les aimait pas, pire, les redoutait.

Sous son paraitre de glace, il ne fallait pas oublier que la Bâtarde était une Miraculée* et si sa carcasse usée pouvait la rendre plus fragile qu’elle ne voulait le montrer, il suffisait de creuser dans son esprit pour trembler des noirs desseins qui l'animaient. Peu voir pas violente, elle se frayait rudement un chemin parmi les démons de ce bas-monde, recevant plus de coups qu’elle n’en donnait. La Manchote était un paradoxe logique pour qui tentait de percer ses mystérieux remparts…

Elle avait accepté l’invitation d’Ernst d’un fin sourire, étrangement rassurée par son balbutiement. Chancelant aux côtés de ce dernier pour rejoindre le lieu de rendez-vous, elle laissait sa main pendre près de la sienne, profitant de son déséquilibre accentué pour frôler la sienne. L’évidence était palpable autant que la réticence de se l’avouer, d’ailleurs. Quelques œillades envieuses lorsque les mèches blondes voletèrent au gré de l’air rafraichissant et le désir irrépressible de glisser ses doigts dedans pour… A nouveau, Umbra s’ébroua pour chasser ses pensées. Le Von Z. semblait tout de même plus téméraire et assuré. Si sa prestance éclipsait ostensiblement l’Ombre, il n’en demeurait pas moins qu’elle se sentait revivre à ses côtés. Comme le Soleil et la lune, la blafarde devenait son égal à ces moments perdus. La poigne masculine vint se calquer sur son déhanché et les dédales de Paris disparut de son champ de vision. Il n’y avait que le Rhénan pour la guider comme un capitaine à la barre de son navire. Ils voguèrent ainsi un trop court instant avant qu’une tablée ne les sépare de nouveau. Face à face, la Noiraude laissa tout de même sa main trainer près de son homologue masculine, quémandant quelques timides caresses.

Leur soirée se déroula donc à la lueur de candélabres grésillants, d’œillades évocatrices et de sourires suaves. Ils refirent le monde et surtout la mer entre deux gorgées, parsemant leur discours de rires. Le ventre plein et le cœur battant, ce fut à regret que le tenancier ferma boutique à heure tardive. Baignant dans la pâleur du clair de lune, le duo troqua vite leur conversation pour l’écho de leurs bottes sur les pavés parisiens. Ombeline prenait son temps, savourait la présence de l’Aristocrate. Elle maudissait intérieurement la descente de l’astre blanc, redoutant l’ascension d’une aube nouvelle, d’un lendemain anodin, d’une amnésie nocturne. A cette pensée, elle glissa sa main dans celle de d’Ernst pour stopper son élan. La Bâtarde ne souhaitait pas qu’il ne poursuive sa route, l’oubliant au détour de la prochaine ruelle. Leurs doigts s’entremêlèrent tandis que les iris se croisèrent de nouveau. Elle le dévisagea longuement pour imprimer chaque détail qui faisait de lui, un être singulier. Un Unique. Peut-être perçut-il une lueur de détresse dans son regard de jais. Surement vu-t-il ces billes opaques s’embraser en soutenant ses azurs. Probablement qu’il ne décela rien dans son masque si souvent impassible...

Mais cette nuit, sur le bord de Seine, après tant d’autres à penser secrètement au Von Z., la Manchote puisa dans les iris bleutés la force de remonter le courant qui faisait d’elle un être désespérément seule. Lentement, tout son corps se déploya pour prendre son envol. Ses semelles se décollèrent légèrement du sol pour élever sa frêle carrure à celle du convoité. Sa paume prit appui dans celle du Rhénan puis ses paupières se fermèrent. L’Ombre pressa alors ses lèvres sur les semblables germaines dans un élan aussi mal assuré que désespéré.


Pardonne-moi si je ne sais garder ma place à tes côtés, Ernst…

Comme souhaité, le contact ne fut pas rompu et perdura une poignée de secondes qu’Umbra ressentit comme le début d’une éternité. Les lippes se quittèrent à regret puis les fines gercées de la Noiraude s’étirèrent en un sourire ému…

[Je voudrais vous parler, des hommes que j'aime
Ceux qui m'ont embrassés, au bord de la Seine…**]


***

* Terme pour appeler les habitants de la Cour des Miracles.
** Paroles du titre "Les Hommes que j'aime" de La Rue Kétanou (cité au premier post)

_________________
See the RP information
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)