Soren
- « Chacun de nous a son passé renfermé en lui comme les pages d'un vieux livre qu'il connaît par coeur, mais dont ses amis pourront seulement lire le titre. »
- Virgina Woolf
Chateau de Gorron. La dernière fois que j'ai mis les pieds ici, j'y accompagnai une jeune fille à peine nubile : Audrey de la Huchaudière. Ça remonte à... loin. Quand on a perdu une partie de sa mémoire et donc de sa vie comme c'est mon cas, le temps s'écoule à une vitesse toute relative. Des évènements qui ont eu lieu il y a plus de deux ans me semblent s'être déroulés hier. D'autres que l'on me conte ça et là me sont totalement inconnus et farfelus. Il parait que j'ai été conseiller comtal en Périgord. Totalement inconcevable pour moi et pourtant confirmé par plusieurs personnes. Il parait que j'ai aimé et je n'en n'ai aucun souvenir. Pire, je me serais marié! Moi, celui qui est opposé au mariage depuis que mon oncle avait tenté de m'y contraindre. Tout ça et bien d'autres choses sont passés à la trappe après cet accident dont je ne sais rien. Deux ans de ma vie au putel! Deux ans d'ombres, de néant. Une part de moi-même broyée, déchiquetée en petites éclisses et disséminée ensuite au gré du vent pour que l'on n'en parle plus. Une perte définitive. Le plus étrange dans tout ça, c'est d'arriver à douter de tout, de se dire que la personne en face me connait personnellement alors qu'elle est une totale inconnue pour moi. C'est arrivé à Sarlat. C'est désagréable.
Mais en ce moment, cette perte de mémoire est accessoire. En moi, j'ai accepté d'en faire le deuil parce que retrouver l'usage de mes jambes me parait plus important encore. Sans elles je ne suis plus rien. Ni dans le présent. Ni dans le futur. Sans ma mémoire, j'ai perdu mon passé. Je puis encore construire mon avenir. La dernière fois que j'ai foulé ce chemin, j'assurai la protection d'une personne. Aujourd'hui, c'est une autre qui doit assurer ma protection et même me porter. Ne pas pouvoir se déplacer à notre époque signifie ne pas pouvoir vivre. J'ai besoin de quelqu'un pour me déposer dans un bain et m'en sortir, pour m'amener manger en taverne, et même pour aller aux latrines. Combattre m'est impossible. Monter à cheval également. Faudra t-il aussi que j'appelle Nestor le jour où j'aurais envie d'une femme et que je me laisse chevaucher sans réagir? Enfin...ou presque? Mon porteur a ses limites. Sa force n'est pas inépuisable. La chaise que Soeur Marie-Clarence m'a confectionné à Sainte-Illinda aussi. En ce moment, je suis un poids pour ceux qui m'entoure. Utilité proche du zéro absolu.
- Vous me porterez jusqu'à la salle d'audience de la Vicomtesse, Nestor. Ensuite, esquivez-vous. Je vous ferais appeler par un serviteur lorsque mon entretien sera terminé.
A Mayenne, j'ai rencontré celle qui m'avait aidé lors de mon départ forcé de Laval. Ici, je remonte un peu plus loin dans mes souvenirs. A peine quelques semaines plus loin. J'ai rencontré la vicomtesse Erraa de la Huchaudière par hasard dans une taverne de la ville. Je ne savais qui elle était. Elle ne se doutait pas que j'escortais sa propre fille venue la rencontrer. Est-ce parce que je l'avais fait danser les yeux fermés sur une table qu'elle me donna une gifle quelques jours plus tard? Ou alors parce qu'elle avait dévoilé le secret de son chignon à l'homme qui rêvait de sa propre fille? Telle mère, telle fille. Une première gifle de Loh. sans explication. Une deuxième d'Erraa. Toujours sans explication. Voilà ce que je retiens des retrouvailles d'Audrey de la Huchaudière avec sa mère Erraa. J'avais parcouru la moitié du royaume, de Compiègne à Laval pour la mener ici et tout cela pour recevoir deux gifles sans aucune explication...
Au garde qui se tenait-là, j'explique le but de ma visite.
- Annoncez je vous prie Søren Eriksen...Et évitez de préciser que seule la partie du haut est fonctionnelle je vous prie.
C'est le nom sous lequel la Vicomtesse me connaissait : Søren Eriksen. Depuis mon réveil à Sarlat au couvent des Cordeliers, j'ai du mal à ajouter le MacFadyen. Et pourtant, il semble bien que c'est ainsi que l'on m'appelait dans cette période de néant : Søren MacFadyen Eriksen.
Qu'est-ce que je suis venu chercher ici? Une résurgence du passé? Un simple bonjour? Ou...un évocation des souvenirs communs? Je n'étais pas présent lorsque Audrey est morte. Elle m'a rejeté de sa vie avant. Un mal pour un bien sans doute. Je ne puis le dire. Mes souvenirs s'arrêtent quelques semaines après cette séparation. Je ne suis même pas sur que la vicomtesse va me reconnaître. Après tout, je n'ai jamais failli devenir son gendre. Audrey m'avait signifié qu'Erraa cherchait à conclure un mariage avantageux pour sa fille. Et moi...Eh bien, la Hérauderie française ne reconnaissait pas les titres danois. Loh, Erraa...Souvenirs, souvenirs...
* William Shakespeare
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