Anaon
↬ Alençon, Juillet 1462 ↫
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| © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
La fumée s'échappe en une fumerole grisâtre. Elle s'écrase mollement contre les fibres translucides. La fenêtre encore faite de vélin huilé laisse passer une lumière pâteuse, comme-ci les lueurs du dehors s'amassaient contre le papier graisseux, sans parvenir à le passer. Un halo grossier et sans chaleur reste englué près de l'ouverture, la lumière prisonnière des fibres, là où le verre l'aurait laissée filtrer en si jolis faisceaus. Dehors, la pluie a assombri le début de la nuit. Elle tombe sans faiblir, avec le bruit d'un millier de graviers que l'on aurait lâchés du toit de l'univers. Une torche éclaire un mur près d'une porte, tentant de résister à l'assaut des gouttes dans son foyer. Elle semble convulser, poignardée par une myriades de petites aiguilles pellucides. Et les saccades ignées de son agonie forment là une danse étrangement hypnotique.
Nouvelle volute. Les azurites contemplent la fumée opacifier un instant la fenêtre et son décor au dehors, savourant le constat d'être à l'abri derrière la fine couche de vélin. Les lèvres saisissent le tuyau de la pipe, se gorgeant d'une inspiration trop profonde qui fait rougeoyer le fourneau comme un minuscule brasero. Un désagréable goût de brûlé envahi son palais, elle ne semble pourtant pas plus réagir que par un léger froncement de sourcil. Un soudain flash éclaire brutalement l'extérieur, suivi d'un craquement menaçant au-dessus de leur tête. Le tonnerre s'étouffe dans ses nuées, laissant place à un petit couinement apeuré digne d'une souris.
La tête se tourne. Un petit chauffe-doux a été apporté dans la chambre, comme si la chaleur humaine ne suffisait pas à devenir suffocante. Le poêle forme une tache incandescente dans la pénombre de la pièce, accrochant de quelques arrêtes dorées les silhouettes emmitouflées, sagement alignées comme de braves bêtes rangées à l'étable. La genèse de la guerre déclenche toujours d'étonnants comportements sur la population. Il y a ceux qui s'enferment à double tour dans leur maison de campagne, sans en fuir, puisque loin des villes, ils se sentent loin de la politique et de ses conflits. Et il y a les autres, craignant les pillages et les armées brigandes, qui se ruent vers les villes où ils trouvent le cocon rassurant formés par les lignes de remparts, quitte à les voir devenir cloître séquestrateurs si un siège venait à sévir. L'affluence est telle qu'il est impossible de trouver une auberge avec une chambre de libre, et pour ne pas coucher dehors, il faut consentir à partager son sommeil avec de parfaits inconnus. Une promiscuité qui donne à la chambre des allures de dortoir monacale. Encore que l'Anaon lui aurait sans doute préféré une cellule des plus ecclésiastiques.
Le regard chemine calmement sur les masses sombres qui forment des reliefs indiscernables sur les paillasses. Sous une peau de chèvre, un petit chanoine roulé en boule semble dormir comme un plomb malgré l'orage tonitruant. La pléthore atteint un point où l'on a dû concéder pour cette chambrée à mêler quelques femmes aux hommes. Quoique de femme, il n'y a que celle arrivée en dernier avec son époux et qu'elle a désigné comme étant la souris effrayée par l'orage. Couple de pèlerins tout indiqués par les bourdons posés contre le mur. Et pour sexe faible encore, il y a elle. Bien que la notion de féminité ne soit pas toujours possible à lui appliquer.
L'attention revient à la fenêtre. Si elle avait pu, la mercenaire aurait préféré dormir à l'écurie avec cheval et chien. Encore aurait-il fallu qu'elle trouve une stalle vacante pour les y installer. Comme beaucoup d'autre, les montures des derniers arrivés ont été logées dans la cour intérieure de l'auberge, sous l'avancée des toits, quelques brins de paille sous le nez en guise de becquée. Et elle, là voilà claquemurée dans un imbroglio de senteurs de bêtes, de relents humains, chargé de l'odeur lourde de la laine humide qui semble ne jamais s'être départie de ses effluves de brebis. Un soupir dépité écrase un nouvel amas fuligineux sur le gras de la fenêtre. Sa paillasse est là, à même le sol, dans le coin à l'autre bout de la chambre. Un il peu convaincu s'y pose. Le corps, rouillé d'avoir voyagé sous le déluge quémande quelques heures d'accalmie. Un repos mérité que l'esprit lui refuse doublement.
Sous les prunelles d'un bleu cobalt, une corolle brune semble avoir discrètement retrouvée sa place. Le teint s'est fait plus pâle. Et le regard farouche qu'elle darde sur sa couche n'est que le signe avant-coureur des crises à venir. Crispée, elle tire une nouvelle bouffée sur sa pipe, avant de détourner son intérêt sur l'extérieur, comme si fuir la vision de sa paillasse faisait fuir ce qu'elle représente. Insomnies. Insomnies et leur cruel paradoxe.
Les pensées se renfrognent. La fuite du sommeil chez l'Anaon n'a rien d'un caprice. De manière périodique, ça en devient... une véritable phobie. Les cauchemars. Quand on fait un cauchemars, on ne se réveille pas en sursaut, le corps suintant à l'apogée de la peur, pour échapper à sa hantise. Ça, c'est un mythe. Le cerveau est bien trop dans les vapes pour mettre en place un tel réflexe d'autodéfense. Non... Quand on cauchemarde, on le subit jusqu'à la fin. On l'encaisse sans échappatoire, martyre en croix de son propre esprit. Et ensuite, seulement, on se réveille. Quand la tête a fini de suer toutes les horreurs du monde et de cristalliser ses secrets les plus enfouis. Pour l'Anaon, plus que des cauchemars, ce sont des souvenirs qui sortent du placard quand elle a scellé les portes de sa conscience.
Un frisson glacial lui remonte l'échine, comme une couleuvre gelée. Dormir... il le faudrait, oui. Mais elle a peur de ce qu'elle trouvera quand elle fermera les paupières. Coinçant la pipe entre ses dents, la mercenaire plonge les mains dans le sac posé entre ses pieds. Un petit coffre est dégagé des pans de toiles, et les doigts glissent lentement sur le bois. Quelques onyx enchâssés dans les nervures luisent faiblement lorsque l'éclair vient pourfendre la chambre d'un éclat blanc. Une lettre gravée dans le bois. La pulpe des doigts en retracent le sillon. Son inconnu du Limousin. A l'intérieur, une fiole de liqueur, et sa consur, plus grande qui sommeille dans ses affaires. Une saveur bien trop évocatrice pour elle, pour être consommée d'une si banale manière. Il y aurait pourtant là de quoi enhardir ses démons avant de les anesthésier dans un comas tout éthylique. C'est ça, le but. Réussir à plonger, sans passer par l'endormissement qui cristallise les angoisses du jour. Sans subir les rêves qui font surgir du marécage de ses pensées des cadavres de regrets. Crever la conscience, au point qu'elle ne se souvienne pas de ce que la nuit aura livré. Oui...
Elle a une bête dans la tête. Un vers qui lui grignote les pensées et qui, à chaque bouchée, lui injecte le poison d'un millier de ressentis. Culpabilité. Remords. Honte. Un venin qui corrompt toute saveur de bonheur. Qui altère toujours tout en noires pensées. Un venin qui pourtant en combat un autre. Celui de l'Oublie. Et on ne veut jamais oublier. Les narines s'arrondissent d'une inspiration raide. Elle aimerait seulement parfois atténuer ses morsures qui la dévorent et ne plus sentir ces petits crocs qui lui percent les pensées. Le pouce passe pensivement sur le petit moraillon du coffret. Non... Cet alcool-là lui est trop cher pour êtres gaspiller pour ça. L'attention revient à nouveaux sur les corps peuplant la chambre. Et soudain... La sicaire sent le dégoût de l'humain lui monter à la gorge.
L'écurant rance qu'exhale les chairs mouillées. Une odeur d'incurie. Et ces insupportables respirations. Tranquilles. Trop paisibles. Bienheureuses.
Jalousie.
Le coffre est enfoncé dans le baluchon. La femme se lève soudainement pour enjamber les jambes qui s'étalent au milieu du chemin. Elle attrape d'une main ferme les sacoches restées sur sa paillasse pour les jeter sur son épaule. Les doigts s'enfoncent dans une poche pour en extraire une aumônière rigide. L'alcool de son Inconnu restera encore inviolé ce soir. Par contre, il lui reste quelques cadeaux de l'Aphrodite qui ne manqueront pas de lui retourner les idées à leur manière. Herbes de sorcières.
La sicaire quitte la chambre sans plus de discrétion, emportant avec elle sa soudaine répulsion. Allons donc dehors, et qu'importe la pluie, en compagnie de ses bêtes, elle ira faire à nouveaux l'expérience de la synesthésie et des délires qui ne laissent aucun souvenir.
Là, sans crainte, elle pourra dormir.
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