Anaon
↬ Début Octobre 1462↫
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| © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Et quelle chose des plus primaires que celle de se laver. Le geste salvateur des travailleurs fourbus qui d'une simple eau passée sur l'épaule se décharge des labeurs du jour, comme s'ils n'étaient que crasse éphémère et poussière insignifiante. Un purgatoire charnel, que l'on n'a cessé de bénir et d'embellir de la plus banale senteur aux coquetteries les plus onéreuses.
Pour elle, ce ne sont ni des peaux mortes ni des flocons de salissures qui flottent à la surface de son eau. Les mains se frottent avec raideur. Et à chaque fois qu'elles se pressent, elles écoulent un jus coloré aux nuances vineuses. Lil froid observe les plaques sanguinolentes se diluer de ses doigts comme une paire de gants qui seffilochent. Elle a l'impression que cette teinte est devenue sa seconde peau.
Le limpide se fait hémoglobine. Et ses mains continuent avec une minutie froide à se défaire de la moindre trace de cette couleur étrangère. Elle la sent gorger les manches de sa chemise et plaquer humidement son col contre son cou. L'Anaon est allé trop loin. Le loup devenu fou à semer derrière lui un sillage de carnage. Elle n'avait toujours été qu'un murmure, qu'une rumeur, plus silencieuse encore qu'une couleuvre qui se glisse dans un nid. Mais sa patience s'est délitée. La mercenaire a sorti les crocs qui laissent bien plus que deux petits trous rouges dans le fil de la carotide.
Pernicieuse, elle leur a à tous laissé le temps de tout lui dire. De tout lui apprendre. Elle leur a subtilement susurré l'idée de se livrer à elle. Mais ils se sont tuent. Ils ont parlé trop peu. Ils ont eu le malheur de ne pas savoir. C'est de leur faute. C'est de leur faute s'ils sont morts maintenant. C'est de leur faute s'ils ont vu leurs tripes quitter leur ventre. Si leurs articulations se sont faites perforer comme les phalanges d'un Jésus en croix. Ils ont fréquenter les mauvaises personnes. Ces mauvaises personnes qui ont avoué à Anaon qu'ils le connaissaient, Lui. Entre eux aussi, ils se sont dénoncés, prétextant que tout autre en savait plus lui. Mais aux yeux de la mercenaire, ils ont été jugé coupables, menteurs ou inutiles. Tout est à cause d'eux. Ils n'avaient qu'à tout lui raconter, même ce qu'ils ne savaient pas.
Le ballet incessant de bassines rougies que l'on vide et re-rempli. Ce sang qui lui colle à la peau comme une sève maudite et embourbe ses chemises. Ses vêtements qui suintent la mort. Ce Tout qui empuantit son cerveau. Les mains continuent de se frotter l'une contre l'autre avec une pression maladive, comme si dans chaque geste elles cherchaient à s'en arracher les doigts. Pourquoi se taisent-ils... Innocents ou coupables. Pourquoi l'a forcent-ils à se faire si impitoyable ? Le Hibou. Il suffit de lui dire où vit le Hibou. Cet saleté de volatile... Lui et ce qu'il cache en secret entre les murs de son repère. Ce que l'Anaon désire le plus au monde...
Les gestes se saccadent de frustration. Les masséters tremblent sous les joues sciées. La rage soudaine. Ces paumes qui sont maintenant presque blanches. Dans un mouvement frénétique elle arrache sa chemise de ses épaules qu'elle jette aussitôt. Et il est là encore. Ce cardinal plaqué sur ses avant-bras comme peint à l'éponge. Il est là, partout. Incrusté dans les moindres ridules de son corps. Comblant les moindres pores de sa peau. Elle le sent gravé même là où il n'est pas. Dans un sursaut soudain elle se penche pour noyer ses bras dans la bassine éclaboussant sol et visage. Et elle se fige quand elle les retire. L'eau plus rouge que transparente teinte à nouveau ses mains. Tremblement. Dans un geste épidermique elle tire le torchon d'un coup sec qui renverse la bassine sous lequel il s'est coincé.
Fracas.
La sicaire sursaute et se recule. Elle s'arrête. L'eau croupie avale comme une petite marée la poussière du plancher, avant de se laisser doucement aspirer par les anfractuosités du bois mort. Face à ce spectacle, la balafrée reste étrangement immobile. Contemplative. Lentement, mais sans douceur, elle lève le torchon pour essuyer de son corps les dernières traces de son crime. Dans les fibres rêches, elle enfouie sa tête et soupire.
Elle ne peut plus le voir... Ce sang qui salit et qui ne mène à rien.
Aussi soudainement calmée qu'elle s'est enragée, la balafrée se recule et abandonne ce qu'elle tient entre les mains. Elle voudrait se plonger toute entière dans bain clair et pur. Pour se dépolluer l'âme et désagréger cette ignoble sensation qui semble imbiber sa peau. Juste une heure d'accalmie avant qu'à nouveau elle n'oublie tout scrupule. Sabaude et ses bains lui manque soudainement bien cruellement...
Un nouveau soupire, et l'Anaon s'empresse de trouver du propre pour se vêtir entièrement. Et d'enfiler son manteau avant de quitter sans un regard sa chambre entachée.
L'esprit se calme définitivement quand il embrasse l'air de ce début d'automne bien frais. Les mains dans les poches, ses bottes martèlent vivement les rues dépavées de Paris. Des bains, il y en a bien. Des établissements publics. Mais partager saletés et corps avec toute la mixité de la capitale n'est pas pour lui plaire. La sicaire bien décidée erre tout-même, sans grande conviction cependant, à la recherche de l'enseigne qui offrira peut-être plus d'intimité. Point ne lui convient. Elle tente encore les auberges bourgeoises, ou les hôtels privatifs et bien plus luxueux qui pourraient se targuer d'avoir un bon baquet d'eau chaude. Mais elle se retrouve alors avec le choix de leur payer un bras pour n'avoir qu'un peu de flotte dans un bac des plus banales. Autant aller gratuitement dans un abreuvoir si c'est cela.
Cherchant sans chercher, l'Anaon se promène alors plus qu'elle n'enquête, s'amusant à promener du bout de la botte un caillou aussi gros qu'un grillon pour tromper sa désillusion. Un coup maladroit. La caillasse s'en va valdinguer contre un mur. Les azurites se redressent et font alors face à une grande porte cochère surmontée d'une lanterne éteinte. Les paupières clignent. Doutent. La tête tourne à droite et à gauche. Ah... et bien oui... voilà que le hasard l'a mené aux pieds de d'Aphrodite. Un peu dubitative sur le comment elle a pu se trouver là, sans même s'en apercevoir, la mercenaire reste un instant figée. Remarquez, voilà un endroit où il est assuré de trouver de quoi prendre un bon bain... Stupide idée ! Se rendre au bordel en pleine journée... Secouant la tête et abandonnant son caillou, la sicaire reprend sa route... Avant de revenir à reculons... Aux vues de ses réserves en drogues, le lupanar doit avoir tout un panel d'herbes et de parfums exotiques laissés ici pour ravir sa clientèle débauchée. C'est là l'assurance d'une maison de passe de bonne qualité, non ? Mais l'idée reste tout de même stupide. Le bout de la botte se relève pour avancer... mais se tient immobile. Elle le veut son bain... Mais c'est stupide.
Une inspiration profonde vient gorger ses poumons. Qu'a-t-elle à louper à au moins tenter ? Mis à part le fait de se faire envoyer promener. Elle a à payer tout de même. Et puis, elle trouvera bien à argumenter. Résolue ou presque la mercenaire fait pleinement face à la lourde porte. Mais la journée, y-a-il quelqu'un ? Elle doute. Son regard dévie un peu, entraînant bientôt ses pas qui la mènent bien vite devant la porte plus discrète de la Maison Basse. Cette entrée-là lui semble ô combien plus accessibles et rassurante d'être moins exposée.
Une main se lève hésitant une dernière fois... Avant de se résoudre à frapper le panneau.
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