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[RP] Mon Royaume pour un bain.

Anaon
↬ Début Octobre 1462↫


      Et quelle chose des plus primaires que celle de se laver. Le geste salvateur des travailleurs fourbus qui d'une simple eau passée sur l'épaule se décharge des labeurs du jour, comme s'ils n'étaient que crasse éphémère et poussière insignifiante. Un purgatoire charnel, que l'on n'a cessé de bénir et d'embellir de la plus banale senteur aux coquetteries les plus onéreuses.
    Pour elle, ce ne sont ni des peaux mortes ni des flocons de salissures qui flottent à la surface de son eau. Les mains se frottent avec raideur. Et à chaque fois qu'elles se pressent, elles écoulent un jus coloré aux nuances vineuses. L’œil froid observe les plaques sanguinolentes se diluer de ses doigts comme une paire de gants qui s’effilochent. Elle a l'impression que cette teinte est devenue sa seconde peau.

    Le limpide se fait hémoglobine. Et ses mains continuent avec une minutie froide à se défaire de la moindre trace de cette couleur étrangère. Elle la sent gorger les manches de sa chemise et plaquer humidement son col contre son cou. L'Anaon est allé trop loin. Le loup devenu fou à semer derrière lui un sillage de carnage. Elle n'avait toujours été qu'un murmure, qu'une rumeur, plus silencieuse encore qu'une couleuvre qui se glisse dans un nid. Mais sa patience s'est délitée. La mercenaire a sorti les crocs qui laissent bien plus que deux petits trous rouges dans le fil de la carotide.
    Pernicieuse, elle leur a à tous laissé le temps de tout lui dire. De tout lui apprendre. Elle leur a subtilement susurré l'idée de se livrer à elle. Mais ils se sont tuent. Ils ont parlé trop peu. Ils ont eu le malheur de ne pas savoir. C'est de leur faute. C'est de leur faute s'ils sont morts maintenant. C'est de leur faute s'ils ont vu leurs tripes quitter leur ventre. Si leurs articulations se sont faites perforer comme les phalanges d'un Jésus en croix. Ils ont fréquenter les mauvaises personnes. Ces mauvaises personnes qui ont avoué à Anaon qu'ils le connaissaient, Lui. Entre eux aussi, ils se sont dénoncés, prétextant que tout autre en savait plus lui. Mais aux yeux de la mercenaire, ils ont été jugé coupables, menteurs ou inutiles. Tout est à cause d'eux. Ils n'avaient qu'à tout lui raconter, même ce qu'ils ne savaient pas.

    Le ballet incessant de bassines rougies que l'on vide et re-rempli. Ce sang qui lui colle à la peau comme une sève maudite et embourbe ses chemises. Ses vêtements qui suintent la mort. Ce Tout qui empuantit son cerveau. Les mains continuent de se frotter l'une contre l'autre avec une pression maladive, comme si dans chaque geste elles cherchaient à s'en arracher les doigts. Pourquoi se taisent-ils... Innocents ou coupables. Pourquoi l'a forcent-ils à se faire si impitoyable ? Le Hibou. Il suffit de lui dire où vit le Hibou. Cet saleté de volatile... Lui et ce qu'il cache en secret entre les murs de son repère. Ce que l'Anaon désire le plus au monde...

    Les gestes se saccadent de frustration. Les masséters tremblent sous les joues sciées. La rage soudaine. Ces paumes qui sont maintenant presque blanches. Dans un mouvement frénétique elle arrache sa chemise de ses épaules qu'elle jette aussitôt. Et il est là encore. Ce cardinal plaqué sur ses avant-bras comme peint à l'éponge. Il est là, partout. Incrusté dans les moindres ridules de son corps. Comblant les moindres pores de sa peau. Elle le sent gravé même là où il n'est pas. Dans un sursaut soudain elle se penche pour noyer ses bras dans la bassine éclaboussant sol et visage. Et elle se fige quand elle les retire. L'eau plus rouge que transparente teinte à nouveau ses mains. Tremblement. Dans un geste épidermique elle tire le torchon d'un coup sec qui renverse la bassine sous lequel il s'est coincé.

    Fracas.

    La sicaire sursaute et se recule. Elle s'arrête. L'eau croupie avale comme une petite marée la poussière du plancher, avant de se laisser doucement aspirer par les anfractuosités du bois mort. Face à ce spectacle, la balafrée reste étrangement immobile. Contemplative. Lentement, mais sans douceur, elle lève le torchon pour essuyer de son corps les dernières traces de son crime. Dans les fibres rêches, elle enfouie sa tête et soupire.

    Elle ne peut plus le voir... Ce sang qui salit et qui ne mène à rien.

    Aussi soudainement calmée qu'elle s'est enragée, la balafrée se recule et abandonne ce qu'elle tient entre les mains. Elle voudrait se plonger toute entière dans bain clair et pur. Pour se dépolluer l'âme et désagréger cette ignoble sensation qui semble imbiber sa peau. Juste une heure d'accalmie avant qu'à nouveau elle n'oublie tout scrupule. Sabaude et ses bains lui manque soudainement bien cruellement...

    Un nouveau soupire, et l'Anaon s'empresse de trouver du propre pour se vêtir entièrement. Et d'enfiler son manteau avant de quitter sans un regard sa chambre entachée.


      L'esprit se calme définitivement quand il embrasse l'air de ce début d'automne bien frais. Les mains dans les poches, ses bottes martèlent vivement les rues dépavées de Paris. Des bains, il y en a bien. Des établissements publics. Mais partager saletés et corps avec toute la mixité de la capitale n'est pas pour lui plaire. La sicaire bien décidée erre tout-même, sans grande conviction cependant, à la recherche de l'enseigne qui offrira peut-être plus d'intimité. Point ne lui convient. Elle tente encore les auberges bourgeoises, ou les hôtels privatifs et bien plus luxueux qui pourraient se targuer d'avoir un bon baquet d'eau chaude. Mais elle se retrouve alors avec le choix de leur payer un bras pour n'avoir qu'un peu de flotte dans un bac des plus banales. Autant aller gratuitement dans un abreuvoir si c'est cela.

    Cherchant sans chercher, l'Anaon se promène alors plus qu'elle n'enquête, s'amusant à promener du bout de la botte un caillou aussi gros qu'un grillon pour tromper sa désillusion. Un coup maladroit. La caillasse s'en va valdinguer contre un mur. Les azurites se redressent et font alors face à une grande porte cochère surmontée d'une lanterne éteinte. Les paupières clignent. Doutent. La tête tourne à droite et à gauche. Ah... et bien oui... voilà que le hasard l'a mené aux pieds de d'Aphrodite. Un peu dubitative sur le comment elle a pu se trouver là, sans même s'en apercevoir, la mercenaire reste un instant figée. Remarquez, voilà un endroit où il est assuré de trouver de quoi prendre un bon bain... Stupide idée ! Se rendre au bordel en pleine journée... Secouant la tête et abandonnant son caillou, la sicaire reprend sa route... Avant de revenir à reculons... Aux vues de ses réserves en drogues, le lupanar doit avoir tout un panel d'herbes et de parfums exotiques laissés ici pour ravir sa clientèle débauchée. C'est là l'assurance d'une maison de passe de bonne qualité, non ? Mais l'idée reste tout de même stupide. Le bout de la botte se relève pour avancer... mais se tient immobile. Elle le veut son bain... Mais c'est stupide.

    Une inspiration profonde vient gorger ses poumons. Qu'a-t-elle à louper à au moins tenter ? Mis à part le fait de se faire envoyer promener. Elle a à payer tout de même. Et puis, elle trouvera bien à argumenter. Résolue – ou presque – la mercenaire fait pleinement face à la lourde porte. Mais la journée, y-a-il quelqu'un ? Elle doute. Son regard dévie un peu, entraînant bientôt ses pas qui la mènent bien vite devant la porte plus discrète de la Maison Basse. Cette entrée-là lui semble ô combien plus accessibles et rassurante d'être moins exposée.

    Une main se lève hésitant une dernière fois... Avant de se résoudre à frapper le panneau.

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Hubert, incarné par Alphonse_tabouret




Les journées à la Maison Basse n’étaient pas forcément plus calmes que les nuits, car ici, dans la petite cour pavée, n’existait aucun horaire privilégié pour les marchandises, comme pour les chalands, et si l’on déchargeait des caisses de vin au soleil lointain d'octobre, on pouvait tout aussi bien, rentrer dans un silence presque religieux des caissettes de plantes sèches aux vertus recherchées par une certaine clientèle, à la faveur d’une lune timide. Si la Maison Haute abritait la curée luxuriante d’un Paris affamé, la partie la plus discrète de l’établissement accueillait à toute heure, acheteurs, marchands, et rendez-vous d’affaires, carnassiers voraces dont l’appétit ne se mesuraient qu’à hauteur de leurs desseins, les soignant tout autant que les catins avec leurs habitués. Ici plus encore qu’ailleurs, la discrétion était une précieuse denrée, entretenue par la fervente conviction du comptable que c’était la clef d’abondantes recettes à chaque transaction.

Qu’importait l’heure de sa garde, Hubert n‘avait pas de préférence, sachant pertinemment que chaque découpe de la journée se valait, et apportait son lot de taches, et de visites. Si le butoir l’arracha à un jeu de cartes, il ne poussa pas l’ombre d’un soupir, nourrissant depuis le début de la partie, une malchance qui lui avait déjà fait perdre une poignée d’écus, presque reconnaissant d’avoir une excuse pour fuir quelques instants l’infortune et attendre qu’elle se trouve un nouvel hôte.
Poussant le judas pour observer le quidam venant toquer à la porte avant de l’ouvrir, il posa les yeux sur le visage de la mercenaire, n’ayant aucun mal à resituer le sourire couturé qui était apparu dans la nuit quelques mois plus tôt à la recherche du comptable et sans rien rajouter, chassa l’épais verrou pour faire pivoter la panneau de bois. S’il ignorait ce qui s’était dit dans le bureau au fil de la soirée, il les avaient vu, juste avant la relève de son quart, grimper les escaliers menant à la chambre du patron, et en avait maladroitement conclu, parti trop tôt pour voir Anaon redescendre quelques instants plus tard, que c’était là une de ses maitresses.


Madame, la salua-t-il brièvement en la laissant entrer et échapper aux morsures automnales qu’amenait un vent de plus en plus frais au fur et à mesure que déclinait la journée, refermant derrière elle sous les regards curieux des joueurs de cartes, détaillant sans chercher à s’en cacher le visage tiré qui lui faisait face, avant de laisser courir les yeux sur la silhouette pour y discerner les éventuelles armes apparentes, l’interrogeant, sans détour, quant au motif de sa visite. C’est pourquoi ?
Anaon


      S 'il y a bien une chose que l'on ne pourra jamais reprocher à d'Aphrodite, c'est un manque de diligence. Vous pourriez venir vous effondrer contre le bois de sa porte qu'on ne vous laisserait même pas le temps de crever tranquillement. Et à peine l'Anaon darde-t-elle les alentours que le judas claque à son esgourde, exigeant sa pleine attention. La porte joue de ses gongs pour lui ouvrir son ventre, affichant à nouveau dans son embrasure la stature du garde qu'elle semble redécouvrir dans une clarté plus naturelle. Les azurites se perdent en inspection, notant que ce visage lui semble bien moins brute quand il n'est pas biseauté par l'éclairage incertain d'une bougie, et ce sont les lèvres qu'elle observe qui lui font rehausser un sourcil sur son front. « Madame » ? Voilà une chose qu'elle n'entend pas souvent et qu'elle ne s'attend pas plus à entendre, si ce n'est de la bouche des jeunes enfants. Et à l'âge de tous les doutes et de la vexation, la sicaire ne peut s'empêcher de se demander, comme à chaque fois, si la formule est là par politesse où pour souligner son âge qui n'est plus celui d'une jouvencelle. Oui, il est un âge où une femme reste de femme. Où une femme se fait bête, à regarder d'un œil inquiet un cheveu blanc parmi la masse et une ride qui se marque davantage. Et la sicaire, pourtant loin de la superficialité, se rend compte avec désespoir qu'elle n'échappe pas à la fatidique crise de la quarantaine approchante.

    Un visage qui se tire un instant un peu plus vient ponctuer cette réflexion rapide et futile, avant que l'étonnement ne reprenne sa place quand l'homme s'efface pour la laisser entrer sans autre forme de procès. A nouveau les rétines impriment la scène de cette table garnie de joueurs et de cartes couchées, et la sicaire se dit que c'est ici qu'il faudrait qu'elle vienne parier quand l'envie lui vient de trouver autre chose qu'une tablée pleine d'alcool et un sol jonché d'avinés. Intérêt s'aiguillonne sans qu'il ne s'attarde sur les regards intrigués qui la couvre. La voix de mâle rappelle son attention et la sicaire lui répond.

    _ Pour trouver du plaisir et remplir un peu les caisses de l'Aphrodite.

    Les azurites se décrochent enfin des hommes pour revenir à... Quel est son nom déjà ? L'Anaon fouille dans sa mémoire, en quête d'un instant ou le comptable aurait vendu le nom du garde. Aux prunelles qui la retracent de haut en bas, la sicaire devine son attente et alors qu'elle expose ses envies une main glisse à sa cuisse.

    _ Je sais que votre établissement a à cœur de satisfaire une clientèle bien variée et je suis venue chercher un peu d'exclusivité. Je gage que vous devez avoir quelques... bains ou même thermes qu'il est possible de louer, même de jour, n'est-ce pas ? J'aimerais acheter la solitude en plus de l'intimité, cela va de soi.

    Non, ce n'est pas encore aujourd'hui que l'Anaon se paiera du plaisir en chair. Voilà qui est sorti sans trop de détour et avec aplomb. Elle se serait volontiers débarrasser d'encore bien plus syllabes, mais cette fois-ci, elle ne peut pas franchement faire l'économie des mots. Sans quitter les prunelles du cerbère, la dague déjà remise une fois est tendue, main sur la lame nue et garde en avant. La gaine de cette dernière reste soigneusement sanglée contre sa cuisse. Et avant que l'homme n'ait pu lui donner l'accord de quoi que ce soit, la sicaire relève la manche de son manteau pour tirer de son brassard un stylet caché dans une encoche. Puis elle se penche et extrait de sa botte une autre de ses aiguilles, celle-ci consciencieusement protégée d'un petit fourreau renforcé de fer.

    _ Je vous conseille fortement de ne pas vous piquer avec celui-là...Hubert...

    C'est ça, son nom. Les armes lui sont tendues, une fois encore signe de bonne volonté, mais subtile technique aussi pour obtenir ce qu'elle désire. Par ces gestes, l'Anaon agit comme si ses envies lui étaient déjà acquises, incitant - et espérant - qu'inconsciemment Hubert en convienne de même. Elle ne lui a pas laissé grand temps de rétorquer, comme si sa réponse ne pouvait faire de doute, mais maintenant elle attend qu'il veuille la conduire, ou même jouer les intéressés, lui extorquant quelques écus supplémentaires à se mettre dans la poche en plus du bain qu'elle paiera à qui de droit. Et quand bien même on lui refuserait le plaisir de se baigner dans de la belle eau, l'Anaon trouvera à remplumer son stock amenuisé de plantes psychotropes, et on ne pourra pas dire qu'elle a fait le déplacement pour rien. Mais pour l'heure, ce qu'elle veut surtout c'est goûter aux plaisirs noyés des Romains.

    Et ce que femme veut, Hubert veut, non ?

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Hubert, incarné par Alphonse_tabouret




L’œil de l’homme de main suivait chaque mouvement, outil acéré quand la bouche, elle, ne prévoyait aucun mot, laissant au soin de cette invitée atypique, le devoir de la conversation, peu loquace au quotidien, moins encore quand on débitait de ses atours plusieurs lames bien cachées et tandis qu’elle faisait la liste de ses volontés, Hubert ne put s’empêcher de se demander où le comptable avait bien pu rencontrer celle-là.

_ Je vous conseille fortement de ne pas vous piquer avec celui-là...Hubert...

Son nom lui fit lever les yeux de l’instrument pour croiser celui de la mercenaire, l’attrapant avec une certaine dextérité pour tendre le tout à un second qui avait discrètement glissé dans le dos de son supérieur. Si la conversation avait été habilement menée pour permettre à Anaon de s’imposer sans une once de force autre que celle du dû, elle était pourtant inutile.

Les bains ne sont pas payants, rétorqua simplement l’homme de main qui souhaitait éviter de sentir peser à son front le regard courroucé du comptable s’il apprenait qu’il avait monnayé l’entrée de la salle d’eau comme celle d’une vulgaire attraction à l’une de ses maitresses. Le cliquetis des armes fut assourdi quelques instants, l’ensemble lové dans un cuir souple et rangé par l’ombre discrète qui était venue les récupérer, dans un renfoncement inaccessible à la vue.
La solitude, j’peux pas vous la promettre. En journée vous n'croiserez pas de clients, assura-t-il en avançant d’un pas, l’invitant à la suivre quand les regards des joueurs de cartes coulaient sur eux pour suivre le mouvement… et la plus part des courtisans dorment encore à cette heure-ci… vous devriez être tranquille…
Le pas s’arrêta devant l’escalier menant à la Maison Haute, tendant le bras vers le palier que l’on entrapercevait plus haut.
Tout de suite à droite, la seule pièce à portes doubles, lui indiqua-t-il sobrement en s’appuyant à l’angle en tendant un doigt à la façon d’un porte manteau.
Votre veste, intima-t-il, laconique, la serviabilité édictée à la manière d’un ordre, aspérité que le comptable n’arriverait jamais à gommer chez l’homme de main. Vous n’en aurez pas besoin là-haut. Venez la récupérer en sortant, avec vos armes, conclut-il en attendant qu’elle s’exécute, se promettant de ne jeter qu’un coup d’œil discret à l’ascension, par pure gourmandise.
Anaon

      « Les bains ne sont pas payants »

      L'Anaon masque sa surprise, marquant tout de même un temps de retard avant de suivre Hubert jusqu'à l'escalier. Le regard se lève sur la direction indiquée par le bras avant de revenir avec lenteur au visage du cerbère. Fixité dubitative. Est-il réellement en train de lui dire qu'elle va pouvoir se prélasser sans débourser un seul écu ? Les azurites se tournent sur la tablé. Elles reviennent sur l'homme. Elle est où l'entourloupe ? Serait-ce une mauvaise blague ? Paranoïaque l'Anaon. L'idée que le gardien se fasse si arrangeant de la croire maîtresse du comptable ne lui effleure même pas l'esprit. Le doigt jouant pourtant les galants - ? - porte-manteau semble prouver qu'il n'y a là pas de piège.

    Les paupières se plissent néanmoins d'une infime méfiance. Surprenante obligeance. Craindrait-il qu'elle n'ait voilé quelques autres armes dans son manteau ? Cela aurait pu être le cas. Mais pour le coup, ce sont ses bottes et son fourreau qu'il aurait fallut lui demander. Voyant le rude avant le serviable, la mercenaire ne peut s'empêcher de redresser légèrement du menton, semblant hésiter... avant de s'y plier. Les doigts consentent à se débarrasser de son pardessus, révélant ce que l'étoffe ne pouvait que supposer. Du cuir pour ses bottes, des cuisses moulées par le tissu et une simple chemise pour draper ses épaules. Rien de ce qu'une femme n'est censée porter. Le manteau est pris en pincette entre pouce et index, maintenu au-dessus du doigt masculin, avant d'être lâché pour qu'il aille s'y suspendre.

    _ Je ne risque pas de les oublier...

    Dans un élan de pragmatisme bien à elle, la sicaire aurait bien rajouté que de toute manière, elle n'aurait pas non plus besoin du reste une fois là-haut, mais elle préfère soigneusement éviter de donner l'envie au cerbère de lui demander sa chemise. Sans demander son reste alors, la mercenaire avale les marches pour gagner son sésame.



      Une porte double. L'Anaon se tient devant. Les doigts louvoient sur le panneau avant que l'oreille ne vienne se poser contre son bois. Rien ne se perçoit. Pas d'autres portes comme celle-ci se trouve à ses côtés qu'elle pourrait confondre. Attente. Comme une coupable, la balafrée regarde à droite et à gauche avant d'imprimer une poussée et de s'engouffrer dans la pièce. La porte est refermée avec discrétion. La mercenaire se retourne. Et se fige.

    Elle a déjà tenu des thermes. Vastes, grandioses d'être à l'image de ces monuments antiques, achalandés de mille et un produits, garnis de petites salles apaisantes où elle vendait ses massages pour le médicinal et la simple détente. Mais là, ce n'est pas à l'époque des panthéons que l'Anaon est catapultée, mais dans un monde qu'elle ne connait pas, et dont elle perçoit pourtant tout l'exotisme et la suavité. Ça lui en brise littéralement le souffle. La femme se sent con devant sa porte. Petite. Écrasée même. Et si elle est bien loin d'être une pouilleuse, elle se trouve soudainement trop sale pour avoir le privilège de plonger dans pareil endroit. Oui, un abreuvoir aurait suffi en fin de compte. Les azurites clignent pour éventer ses pensées bloquées, puis elles se baissent sur ses pieds. Un sursaut. La sicaire arrache ses bottes plus qu'elle ne les enlève avec la honte de l'outrage commis. Dieux ! Ce serait sacrilège de mêler la boue de Paris à ce dallage si... parfait.

    Il lui faut un temps pour retrouver un peu d'aise. Ses bottes ramassées contre sa poitrine, la sicaire frôle les murs pour contourner le grand bassin trônant en son cœur et explorer les petites alcôves. Dans le tamisé des lumières, elle découvre un petit bain privatif, pas moins luxueux que le reste dans sa discrétion. Elle s'agenouille pour y plonger la main. Il est froid. Pincement de lèvre. Elle passe à l'alcôve suivante. Elle contourne un paravent pour découvrir un renfoncement semblable. A peine la peau s'approche-t-elle de l'eau qu'elle en ressent la chaude tiédeur qui s'en dégage. Les doigts en frôle la surface comme on effleurait une peau amante. Le regard se redresse, s'intriguant de petites niches perforants les murs. Les bottes sont déposées dans un coin pour mieux s'approcher des petits trésors que la salle d'eau garde lovés dans ses entrailles mises à nue. La pulpe des doigts flirte avec l'échancrure d'une fiole bien élégante. Flacons aux cols élancés ou jarres opaques gardant tout leur secret. La sicaire les débouchent une à une pour en humer les fragrances et chercher à en percer toutes les senteurs. Curiosité avide et excitation soudaine. Certaine provenance lui sont prégnantes, d'autre viennent de terre trop étrangères ou lointaines pour lui être parfaitement connues. Ces Intrigantes-là sont retirées de leur piédestal pour être mises de côté, formant un petit pourtour disparates à la lisière du bassin.

    Un dernier regard est jeté du côté du paravent qui la voile du reste de la pièce, et rassurée, la sicaire entreprend de se défaire du superficiel. Ses affaires sont soigneusement pliées et se retournant ensuite, la balafrée croise le tain d'un miroir posé là et qu'elle n'avait pas remarqué. Elle s'arrête... puis s'approche avec une extrême lenteur. Quand l'Anaon est devant un miroir, le rituel est toujours le même... Elle semble redécouvrir ce corps qu'elle ne voit qu'à travers les autres. Son visage se pare d'une inexpression troublante. Ses yeux croient contempler une inconnue. Une image si peu apprivoisée. Tandis que son regard se baisse, le vide sur ses traits se mue en gravité. Un monceau de cicatrices. Voilà ce qu'elle voit. Une main se lève, glissant ses doigts dans ses cheveux. Il y a quelques années encore, elle les avait bien courts, coupés anarchiquement, les longueurs revenues aujourd'hui en brouillant désormais les inégalités. Mais de la chute vertigineuse qui ondoyait il y a bien longtemps sur ses reins, il ne subsiste désormais que la fine tresse qui lui pend derrière l'oreille et chatouille tous les jours sa hanche. D'un frôlement, elle en redessine le tressage, pinçant au passage la mèche qui fut coupée à ras, il y a deux ans, quand elle s'est séparée de sa tresse jumelle. Ses gestes immobilisent. Prunelles reviennent à leur miroir.

    Elle ose, encore. Sa poigne se referme sur sa chevelure pour la passer sur une épaule, et elle se contorsionne pour offrir au reflet l'entièreté de son dos. Et du grave, elle passe à une froideur troublée. Elle reste un moment, à fixer ce que le tain lui renvoie... Ô miroir, mon beau miroir... Et d'un soupire, elle met fin à sa torture. Elle se détourne. Et la vision du bassin qui l'attend lui pose immédiatement un baume au cœur.

    La pointe d'un pied trouble le film immobile, et elle y glisse tout entière, plus délicatement qu'une feuille tombant sur la surface d'un lac. La peau si pâle et pourtant si marquée se recouvre d'une douceur pellucide, lui arrachant un soupire. La tête s'appuie sur le rebord. Les yeux se ferment.

      Dieux, quelle jouissance simple...

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Alphonse_tabouret
Aux deux coups toqués à sa porte, Alphonse émergea d’une nuit courte, ouvrant lentement les yeux sur une journée avancée, la suspension d’un rêve achevant de se désagréger à ses pensées le temps qu’il prenne conscience de l’endroit où il se trouvait, encore trop récemment revenu de Tarbes pour ne point avoir à y songer. Se délestant des draps et de l’épais édredon, il s’assit dans le lit, doucement engourdi encore par les effluves du sommeil, le regard sombre se posant sur la porte où il devinait, derrière, la présence d’une silhouette restant sagement sur le perron d’une porte qu’elle n’avait en aucun droit le pouvoir d’ouvrir sans en avoir l’autorisation, et le comptable ne les donnait qu’à de si rares exceptions que l’on les comptait encore sur les doigts d’une main.
Laissant derrière lui un lit défait et vide, l’animal passa une paire de braies avant de s’approcher de la porte, prenant le temps d’un étirement, et ouvrit le battant pour découvrir une soubrette portant dans ses bras, l’héritier Tabouret dans une liquette de coton un peu trop ample pour lui et dont les grands yeux noirs s’apposèrent gravement à ceux de son père, semblant dire « Il était temps ».


Bonjour Monsieur. Pernette vient de partir…, commença la donzelle en tachant de ne regarder ni par la porte entrouverte l’intérieur de cette mystérieuse chambre où l’on entrait que sur invitation, ni le torse nu du comptable, s’accrochant désespérément à un regard qu’il lui refusa, attiré par toute autre chose… Elle a dit de venir vous le donner dès qu’il serait réveillé de sa sieste…
Soumis à l’expression clairement concerné de son bâtard, Alphonse étira lentement un sourire en tendant un index qui fut attrapé sans l’ombre d’une hésitation pour le chaton tandis que la camériste poursuivait sa narration sans pourtant rien lui apprendre. Il savait depuis plusieurs jours déjà que Pernette avait un engagement important à honorer ce jour, que de ce fait, il aurait la charge d’Antoine durant quelques heures et n’avait pas songé un instant à s’en délester auprès d’une des domestiques du lupanar. Les heures parisiennes où il pouvait perdre son temps étaient rares, et, économe méticuleux qui jour après jour, servait fidèlement sa cause, il ne les dépensait qu’à la faveur de ces êtres chers, rares, dont les parfums décimaient les brumes quelles qu’elles soient. Lui aurait on dit qu’il serait de ces pères fiers, insensés, pour qui leur enfant se révèle un trésor de perfection, qu’il n’en aurait pas cru un mot, convaincu qu’à son passé d’esclave, s’était enchainée une malformation de l’âme qui rejetait la multiplicité des exclusivités comme autant de laisses infernales faites pour mordre l’âme jusqu’à la soumettre, et pourtant, à dix mois, son héritier les avait toutes en main, tyran inconscient qui, en naissant, avait attendri jusqu’à l’hideuse créature tapie en lui. Tendant finalement l’autre bras, il récupéra le petit corps chaud contre le sien, s’amusant de la satisfaction que se dispensait sur le visage brun quand la soubrette finissait enfin :
… je peux vous le faire monter.

Non merci, répondit-il dans un sourire poli, sachant pertinemment de quoi elle parlait, amusé qu’après un an de statu quo où elles avaient renoncé à essayer de le nourrir régulièrement, les matrones des cuisines s’acharnent de nouveau à essayer de lui faire avaler quelque chose au réveil. Depuis plusieurs semaines qu’il avait commencé à prendre des cours auprès du Goupil, il avait découvert la faim, le besoin primaire de contenter un corps fatigué, l’envie tout simplement, embrasant la frustration jusque-là contenue des mères de famille qui s’agitaient devant les fourneaux de l’Aphrodite quand il avait demandé un soir à être resservi, et se condamnant dès lors, à un renouveau d’attentions. Nous allons commencer par les bains, annonça-t-il en tendant le bras pour refermer la porte derrière lui, descendant les escaliers pieds nus, ne se retournant pour faire quelques pas à reculons et rassurer la soubrette mandatée pour l’occasion : Je passerai après.

Antoine aimait l’eau.
D’un naturel plutôt grave dès lors qu’il quittait les bras de ses parents ou de sa nourrice, faisant déjà preuve d’une patience toute paternelle face aux choses du quotidien et du tempérament enflammé de sa gitane de mère lorsqu’il s’agissait de se faire entendre, il restait pourtant un enfant facilement amusé et que l’eau émerveillait littéralement. Était-ce l’intimité partagée, le bruit clapotant, les échos qui se propageaient dans la pièce, ou bien tout simplement les mosaïques trompeuses qui rendaient l’eau tantôt bleue, tantôt verte, claire comme le cristal et obscure jusqu’à se noyer à l’ombre volontairement créée d’un coin de bassin… Alphonse n’aurait su le dire, mais le bambin alternait dans les ondes de la salle des bains, toute une palette d’expressions dont l’orgueilleux créateur soumis au sourire de sa progéniture, ne se lassait pas.
Poussant l’un des battants, il offrit la vue au bambin qui immédiatement, s’enthousiasma d’un babillement vif, s’agitant d’excitation dans le bras qui le tenait, amenant un rire léger à la gorge mâle, que l’acoustique répercuta doucement au travers de la pièce qu’il cloisonna de nouveau.


Lequel allons-nous choisir ?, demanda-t-il en regardant autour de lui, avançant dans l’allée centrale, soumettant les regards bruns aux diverses fresques éclairées de reflets, dans la nonchalance d’une ballade orientale quand il savait pertinemment que c’était un point précis du grand bassin qu’Antoine réclamerait : celui où l’eau était la plus chaude et le niveau le plus bas. Les pépiements enfantins s’accentuèrent quand il fit mine de partir vers les alcôves, ignorant l'une d'elle occupée, amenant de nouveau un rire discret à ses lèvres et faisant demi-tour dans les cris joyeux du bambin qui se voyait exaucé, dénoua ses braies pour les abandonner dans ses pas, ôtant, habile, d’une main, la chemise ample dont Antoine était vêtu pour la laisser à quelques centimètres du rebord.
Si la faim était apparue chez le comptable, elle nourrissait désormais un corps qui accentuait les courbes légères de quelques muscles, fuselant la chair qui s’était jusque-là contentée d’une grâce innée pour l’affuter, empreint d’une fluidité neuve qui transparaissait dans les réflexes de certains mouvements. S’asseyant sur le bord du bassin, il trempa d’abord les pieds d’Antoine dedans, déclenchant une salve de rire aigus qui durèrent jusqu’à ce qu’à son tour, il s’immerge, appuyant la tête sur le rebord pour contempler, dans une satisfaction féline, le nourrisson calé entre son ventre et l’angle de ses cuisses, et dont l’intérêt venait d’être captivé dans un hoquet de surprise, par les doigts paternels s’agitant à la surface de l’onde.

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Anaon


      Étouffée par le mur de l'eau, ses oreilles sont comme prises dans une chape de coton où tout est assourdi. Murée sous la surface, elle ne compte pas le temps qui s'égraine, retenant sa respiration pour forcer son sang contre ses temps et entendre la vie qui défile dans ses veines. L'eau s'est nimbée d'une myriade de senteurs subtiles, échappées des flacons et des huiles libérées. Après cette véritable orgie olfactive, l'Anaon s'est enfermée dans un monde à l'intérieur d'un monde. Le sien, pris dans l'épaisseur du silence aqueux. Un vide... pas si vide que cela. Instant en apesanteur.

    Chrysalide qui se fissure d'un frisson effroyable sorti tout droit d'outre-tombe et du plus profond de sa moelle.

    Les paupières s'ouvrent brusquement, brulant ses pupilles au contact de l'eau. Figée. Elle entend des éclats. Déformés par le Plein translucide. Des sons compressés. Des cris d'enfant...
    Une angoisse sourde lui empoigne l'estomac. Terreur du gamin qui perçoit le monstre sous son lit. Elle, elle l'entend dans sa tête. Les cris continuent. S'entrecoupent de son plus graves. Le sang de la mercenaire se glace d'incompréhension. Non... La déraison n'a pas à poindre maintenant... Folie ! Réserve-toi pour les nuits de droguerie ou les alcools empoisonnés ! L'agitation lui coupe l'apnée. Il lui faut respirer. C'est un nez et une mâchoire tremblante qui crèvent la surface immobile. Et se tiennent là, le temps que la sicaire s'apprête à subir ses cauchemars éveillée. Alors la tête s'extirpe de son tombeau liquide puis...

    Puis… Étrange...

    Les azurites se scellent au moirage que l'eau renvoie sur les murs dans un lacis de lumière. La voix enfantine claque comme un rebond sur les murs, sans ricocher entre les parois de son crâne. Il y aurait...RÉELLEMENT un enfant ici ? Confusion. Et puis... Ce ne sont pas des cris. Mais des rires. Le froissement d'une eau qu'on ébranle attire brusquement son attention sur sa gauche, là où le paravent la voile de tout regard. Chien à l'affût. L'émoi se dissipe calmement pour laisser place à la circonspection. Et puis tout à coup, à la compréhension.

    De dieu, il y a quelqu'un !

    La balafrée se sent brutalement envahie par la panique d'une pucelle effarouchée. Elle se tient immobile, le temps de mettre de l'ordre dans ses pensées. Il y a un bébé ? Quel est donc le courtisant qui s'est affublé d'une progéniture ? Il y a bien... Mais... Serait-ce lui ? Le regard se plisse et s'abime pour tenter de percer une silhouette à travers les ajours serrés du paravent qui dessinent de si jolis motifs. Mais à cette distance, tout semble brouillé. La mercenaire hésite... puis se résout à mettre un visage sur son malaise. De gestes démesurément lents, les mains sortent de l'onde et essorent ses cheveux, prenant le soin fou d'amoindrir le moindre son de gouttelettes ou d'eau brassée. Puis, avec plus de fluidité qu'une vouivre dans sa mare, elle glisse sur les rebords de son bassin, s'étirant comme un chat au ras du sol pour passer la tête de l'autre côté des panneaux dissimulateurs. Un corps qui lui tourne presque le dos. Une coupe brune qui ne laisse aucun doute. Et l'Anaon recule avec tout autant discrétion, profitant d'un clapotement voisin plus sonore qu'un autre pour à nouveau plonger dans son eau.

    Alphonse. Ce constat n'efface pas sa gêne, mais il en est cependant extrêmement rassurant. Elle ne s'est pas donné le temps de voir le poupon qu'il tient entre les mains, mais il y a bien des mois, il lui avait effectivement parlé d'un enfant... L'aînée se laisse tirailler par l'indécision. Avec lenteur, elle se noie jusqu'aux clavicules, posant ses épaules contre la mosaïque raffinée, abandonnant son regard au vide qui s'ouvre devant lui. Elle se laisse bercer par les babillements enjoués. Le chahut de l'eau claquée, ou le roulement paisible des ondes qui s'étendent à sa surface. Échos de jours lointains. Réminiscence d'instants doux, devenus douloureux.

    Un soupire léger franchit ses lèvres, et un coude se pose sur le rebord pour qu'un poing pensif prenne appuie sur le coin de sa bouche. Et c'est une autre voix, calme, qui serpente entre les murs, outrepassant tout désir de discrétion :

    _ Ce ne sont pas-là les rires d'une petite fille...

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Alphonse_tabouret
_ Ce ne sont pas-là les rires d'une petite fille...

La première syllabe perçue eut les accents d’une cacophonie terrible, mêlant la foudre à l’enclume, éventrant le monde d’eau pour en faire un monde de plomb, pétrifiant le chat dont les prunelles se contractèrent en un point étroit, effleurant des doigts le vertige du vide autour de lui. Statufié, écartelé par une colère tissée d’angoisses, le félin retint sa respiration sans même s’en rendre compte, la créature à fleur de peau, quand Antoine persistait à babiller victorieusement d’avoir réussi à attraper les doigts marmoréens.
Ce n’était pas la pudeur de la chair qui le menait à cette brusque nébulosité, Alphonse n’en ayant que bien peu, considérant son corps comme un objet-vaisseau depuis trop longtemps pour museler à jamais cette nonchalance lascive qu’il adoptait aussi bien dénudé que vêtu, mais celle de l’âme, dont chaque anicroche ébranlait la frontière d’un monde qu’il ne partageait qu’à l’aune d’un lien surpassant ses propres croyances. Comédien à ce point impeccable dans les rôles qui lui étaient attribués qu’il doutait régulièrement d’être quoique ce soit sans le poids de ses costumes, le comptable n’avait pas pour habitude de laisser le hasard choisir de sa mise pour une quelconque représentation, hasard trop périlleux et qui, à l’instant, venait d’assourdir le monde en une lave gelée.
Perçu à vif, dans l’abandon joyeux de l’incompréhensible bavardage de son bâtard, offrant le point faible d'une relation conquise à l’attention d’un quidam, le visage du chat s’assombrit au pic d’une concentration immédiate, obligatoire, puisant dans cet instinct de survie pourtant vacillant, concevant enfin d’écouter ce que la voix avait à dire, quantifiant méticuleusement les informations essaimées pour déterminer.

Femme. Ton posé. Connaissance assurément.
Le froid pragmatisme du chat élança chacun de ses filins à ses souvenirs, étirant les tentacules d’une mémoire exercée au travers des pièges disséminés à la flottaison de cette énigme, de l’acoustique si particulière de la salles des bains déformant discrètement dans son amplification les timbres quels qu’ils soient, à la probabilité de trouver la sicaire à cet instant même dans le ventre du lupanar, se sachant taiseux sur le sujet de cet enfant dont il parlait si peu, avare des informations que l’on abandonne sans y prendre garde aux oreilles les plus indiscrètes, jusqu’à ce que le souvenir de la discussion s’impose malgré l’incongruité du possible envisagé.

… bientôt père sans encore avoir choisi de prénom, mais si c’est une fille… Le visage de la mercenaire, un verre d’absinthe à la main, apparut en un éclat fugitif, l’attention tournée vers lui : Si c’est une fille, ce sera Marie Thérèse.

Le sourcil brun du chat s’arqua d’une incrédulité nette, amusant à ce point Antoine que l’enfant partit dans un gazouillis ininterrompu habillant le silence suscité par la surprise avant de s’intéresser à une goutte d’eau sur l’épaule paternelle.
Le lien avait beau être là, la somme des impossibilités était à ce point imposante que le prénom d’Anaon se voyait refuser, avec un automatisme catégorique : qu’aurait elle fait là ? Qui l’aurait laissé rentrer jusqu’ici ? Comment son choix aurait il pu se porter sur l'Aphrodite ? Les questions s’accumulaient sans trouver une seule explication plausible, poussant le chat à se draper du calme perpétuel qu’il offrait à l’ensemble de ses pairs, curieux pourtant de savoir si son instinct premier pouvait déjouer la logique des choses.

Les filles sont trop distrayantes au bain, de ce fait, je les préfère entre hommes, répondit-il d’une voix volontairement trainante une fois que le bébé se fut tu. La tête brune se renversa en arrière, cherchant à localiser l’alcôve dans laquelle était réfugiée l’intruse, avant de demander, avec une nonchalance qu’Anaon saurait sans mal interpréter comme une plaisanterie qui lui était adressée : Me croiriez-vous si je vous disais qu’il s’appelle Antoine Marie-Thérèse Tabouret ?
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Anaon

      *

      Le silence se creuse dans sa surprise. Crevé seul par les rires enfantins qui dégringolent sur les murs comme des éclats de cristal. C'est étrange cet échos. On peinerait à croire en la réalité de cette petite voix tant elle semble illusoire de venir de partout à la fois. La sicaire ne bouge pas, contemplative des vagues reflétées contre les mosaïques, attendant que l'étonnement d'Alphonse se fasse et passe. Quand la voix masculine éclot enfin, les iris d'un bleu sombre se tournent sur le corps qu'elle imagine derrière ce paravent qui les sépare.

    « Me croiriez-vous si je vous disais qu’il s’appelle Antoine Marie-Thérèse Tabouret ? »


    Un rire spontané éclate. Léger et sincère.

    _ Non, vous n'auriez pu l'appeler Marie-Thérèse, car vous avez perdu.

    Souvenir d'une soirée au pari farfelu, couvrant d'autres enjeux plus profitables pour la mercenaire et ses déboires à combler. Lentement, et sans plus se soucier de masquer sa présence, la sicaire se tourne, croisant ses deux bras sur le bord du bassin faisant face à l'entrée de l'alcôve. La joue s'y pose et les mots s'y taisent encore quelques instants. Les poumons se gonflent de cet alliage suave de senteurs où émergent quelques pointes capiteuses ou ambrées que son esprit écarte pourtant. Une odeur d'argan envahit ses narines. Le son de légers claquements humides se love dans son esprit. Bruit que font les petits pas sur le carrelage mouillé. Des rires impalpables. Des traînées de cheveux blonds. Les azurites regardent le dallage sur lequel se jouent ses fantômes... Et c'est au bout d'un effort désagréable que l'Anaon s'arrachent pleinement de ses limbes.

    _ Je gage que si vous aviez eu une fille, vous n'auriez pas vu en elle l'image de toutes les autres... Jouets " distrayants " pour le plaisir des hommes... Votre regard aurait changé du tout au tout. Vous auriez même maudit tous ses amants...

    La tête se meut, remplaçant sur les bras l'appui de la joue par celui du menton. Les azurites se braquent sur les ciselures du paravent oriental.

    _ Et encore plus si vous aviez eu le malheur de l'accabler d'un " Marie-Thérèse "...

    Un sourire mince rehausse un coin de ses lèvres. Les paupières se plissent dans un léger amusement. Mutin. Voilà que si Alphonse doutait encore, il ne pourrait plus le faire malgré l'invraisemblance de sa présence. Les pupilles cherchent avec une certaine pudeur à démasquer les pourtour de leurs silhouettes par les arabesques ajourés dans une curiosité tout anodine. Faut-il donc que leurs rencontres se targuent toujours de l'exceptionnel ? Dans leur improbabilité, leur légèreté d'âme rarissime ou leur imprévision. Là, tout comme la première fois dans une taverne de la capitale, le rendez-vous n'a pas été donné. Et ils s'apprêtent à échanger à leur façon chacun une part de leur intimité.

    L'humidité latente semble condenser jusqu'à la lumière elle-même, nimbant une fois encore la scène d'un surréalisme presque mirifique. D'abord des déboires, ensuite à boire. Maintenant dans nos baignoires. A quoi ressembleront nos prochaines rencontres Alphonse ?


Musique : "Brook was here", dans "Les Évadés" composé par Thomas Newman
"Avoir une fille" dans la comédie musicale de " Roméo et Juliette". Et j'ai même pas honte !

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Le rire s’éleva, source unique se multipliant dans la seconde, surprenant Antoine dont les yeux noirs s’écarquillèrent d’intérêt, le plongeant en contrepartie au silence le plus circonspect quant à cette symphonie nouvelle, contribuant à étirer un peu plus le sourire qui venait de poindre aux lèvres paternelles. La main potelée tenta d’agripper le bras pour se relever, geste encore maladroit que l’enfant exécutait en trouvant un appui solide depuis quelques semaines mais qu’il était encore incapable d’achever par un équilibre satisfaisant, concentré dans un effort aussi silencieux que grave jusqu’à ce qu’Alphonse ne l’attrape et ne le maintienne contre lui, offrant à la vue, la tête brune curieuse du poupon surmontant le délié d’une épaule.

_ Non, vous n'auriez pu l'appeler Marie-Thérèse, car vous avez perdu.
L’improbable réalité se tissait donc, implacable aux doigts agiles des fileuses vieillissantes, entrecroisant à la faveur d’une nuageuse tocade leur travail pour les réunir, amenant aux tempes comptables l’incompréhension de telles retrouvailles et l’apaisement de ne point être livré à des mains ennemies, car s’il ignorait tout d’Anaon, de ses crimes, ses démons, ou de ses pactes les plus troubles, il restait étonnamment convaincu d’un statu quo à défaut d’une tendresse qu’il n’aurait osé lui prêter, d’une trêve humaine accordée sans raison, ou presque, par les animaux méfiants qu’ils étaient l’un et l’autre, jaugeant dans la distance rassurante qui les éprouvait, le confort des solitudes maladives.
_ Je gage que si vous aviez eu une fille, vous n'auriez pas vu en elle l'image de toutes les autres... Jouets " distrayants " pour le plaisir des hommes... Votre regard aurait changé du tout au tout. Vous auriez même maudit tous ses amants...
Le discret clapotement de l’eau attira enfin la rigueur de son oreille au-delà des paroles, trop léger pour être pleinement répercutés, et assez significatifs pour qu’il puisse jauger de l’endroit où la mercenaire avait choisi de nicher. La tête bascula lentement vers la droite et pivota, pour porter la voix dans la direction choisie, posant sur la frontière ténue et pourtant parfaite du paravent oriental, la coupe d’un regard sombre sans chercher plus avant à percer à jour la possible silhouette femelle.
_ Et encore plus si vous aviez eu le malheur de l'accabler d'un " Marie-Thérèse "...


Une fille est toujours ce qui peut arriver de pire à un père… rétorqua-t-il en se redressant sans quitter son assise, au ton sarcastique de ces vérités qui se fardent d’un trait d’humour acerbe pour approuver les propos au demeurant justes de la sicaire. Plaie insondable que de savoir son propre enfant aux griffes possibles d’hommes tout aussi légers que lui, aussi terribles que d’autres et d’éprouver dans la chair, la douloureuse réalité qui entourait les femmes, leur culte et leurs attentes… L’expérience fraternelle avait été à ce point âpre, qu’il devinait sans mal, la torture infligée à ces parents qui aimaient leurs enfants au-delà de leurs intérêts et comprenait le confort d’avoir à compter un mâle à son héritage plutôt qu’une femelle. Les visages enfantins de ses cadettes apparurent fugitivement à l’orée d’une tempe qui ne goutait que rarement à la nostalgie mais se pliait toujours, pour une seconde, un effleurement, aux lointaines senteurs de ces deux petites filles aux accents de neige. Combien de fois, en entendant les mercantiles adultes converser des futurs les plus probables, les avait-il souhaitées mortes plutôt que de subir le poids des attentes patriarcales et s’embourber définitivement, dans la pantomime attendue d’elles, substituant celle due à leur créateur pour l’offrir à leur nouveau protecteur…
Je vous présente Antoine, finit-il par dire, s’arrachant froidement aux cheveux blonds, aux sourires de poupée, aux cols de dentelles et joues rosies de froid des hivers nordiques, la pellicule de givre prenant systématiquement ses nerfs aux évocations les plus légères de ces sœurs abandonnées derrière lui.
Sous les pattes félines, s’ouvrit un chemin qui, l’espace d’un instant le figea face à une anormalité incongrue, suspendant le badinage qui lui venait naturellement aux lèvres dès lors qu’il se confrontait aux volutes sicaires, étirant un sourire, renversant de nouveau sa tête en arrière, paupières closes, soupirant, comme vaincu sans pour autant s’immoler à une quelconque déception :

Anaon… fit-il, à l’esquisse d’une interrogation suggérée, rehaussant le prénom d’une poignée de silencieuses secondes, un amusement frais se devinant dans le ton de la voix comptable… N’allez pas croire que je m’en plaigne, mais… Par tous les diables, que faites-vous ici ?, demanda-t-il au sourire s’élargissant fatalement de la situation insensée dans laquelle ils se trouvaient, brisant, pour elle, la nonchalance coutumière qu’il aimait tant, présentant à l’attention de la brune, le fruit de sa curiosité charmée.
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Anaon


      Un mouvement derrière le panneau dissimulateur. Plus une ombre en mouvance qu'une silhouette concrète. Le sibyllin aiguillonne l'intérêt de la sicaire et lui fait redresser la tête de l'appui de ses mains. L'attrait du caché. Les ajours trahissent bien peu et voilà qui n'est pas pour assouvir sa curiosité. A la réplique des « filles » l'esprit de l'Anaon s'est cloisonné, comme si cette notion n'avait soudainement plus de sens pour elle. Il y a un temps pour tout.

    « Je vous présente Antoine »

    _ Antoine...

    Le nom est répété avec douceur, comme pour le graver de sa propre voix sur les tablettes de sa mémoire. La vouivre se dresse un peu plus, cherchant dans cette cloison mobile la faille plus grande que les autres qui lui permettra de mettre un visage sur cet enfant qui l'intrigue tant. Les sourcils se froncent un peu, pour mieux percevoir et voir dans ses pensées. Réflexe psychique que de comprendre le pourquoi de ce nom, sa signification. Elle, qui distille le symbolique et le subliminal dans le moindre de ses mots, dans ses gestes et ses cadeaux. L'Anaon n'a jamais cru au hasard. Parfait revers de ces dévots de Christos qui ont appris à ne voir le divin que dans la seule idolâtrie du concept de Dieu. La mercenaire, elle, a été formé à mettre du sacré et du sens dans la moindre petite chose. Consciencieusement, elle défait l'écheveau de ses connaissances, cherchant dans les racines latines quelques significations à ce prénom. Tout comprendre. Les lignes et les vides. L'Indispensable, pour cet esprit qui ne sait pas ne pas réfléchir. Et c'est quand elle semble se rapprocher de son explication qu'Alphonse décide de la faucher en pleine pensée.

    La sicaire se suspend à son silence. Avant de se couler à nouveau bien humblement au fond de son eau. Le pourquoi de sa présence ? La femme se sent soudainement envahit par le malaise de son opportunisme.

    _ Ahem... Et bien, votre cerbère... Hubert... m'a gentillement précisé que les bains n'étaient pas payants.

    La sicaire pince les lèvres. Avec tout autre qu'Alphonse, dans sa nonchalance grandiloquente, elle aurait fait preuve d'un culot absolu. Sans ce soucier de la gêne de sa présence, sans éprouver aucun remord à jouer les inopportunes. Mais elle ressentait pour le Comptable une considération aussi indiscutable qu'inexplicable, qui la poussait à faire preuve de bien plus d'état-d'âme. Dans l'absolue, elle n'est en rien fautive, mais il faut avouer qu'elle ne s'est pas bien foulée pour comprendre la raison de la conciliation si aisée du garde. Si Monsieur a fait une bourde, c'est l'Anaon qui devra maintenant accuser la fausse joie !

    _ Je me suis dis qu'il devait être coutume de laisser entrer de quoi agrémenter vos bains de quelques conversations. En fin de compte... Là est un service que je vous rends !

    Badinerie revient bien vite au contact de Tabouret. La sicaire se gausse d'un fin sourire alors que ses yeux cherchent autour d'elle un drap de bain. Un paravent. Une voix d'homme et quelques mots léger. Pour peu qu'il n'y ait pas d'enfant et l'Anaon se serait cru avec Sabaude pour une soirée de bain-perdu qu'il lui doit si souvent.

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Axelle
Les aléas de sa fonction lui réservaient parfois des surprises assez agréables, comme celle par exemple d’une cérémonie parisienne à laquelle, dans l’ombre de la Reyne, elle se devait d’être présente. Et que dire de la surprise quand les Grands de ce monde semblaient s’accorder pour étêter d’interminables séances de discours opaques pour la cervelle réfractaire de la gitane, en une poignée de minutes ?

Inutile d’être devin pour le deviner quand le visage barré d’un sourire lui fendant la trogne d’une oreille à l’autre, la Garde Royale déboula à l’Aphrodite, les pas dansant déjà, malgré l’uniforme strict, de surprendre et le fils et le père dans leur retranchement ouaté pour s’y nicher à son tour. Une petite soubrette affairée dont les bras dégoulinaient de linge, n’eut pas besoin d’avoir nettoyé les pupitres de l’école pour comprendre.
"Ils sont au bain" , laissa-t-elle glisser dans un petit sourire complice, ou fier d’avoir posé une petite pierre à un édifice dont pourtant elle ne connaissait fichtre rien. D’ailleurs en retour à l’information pourtant cruciale, elle n’eut en remerciement qu’un hochement pressé de tête. La Gitane n’avait que quelques heures avant que le détachement ne reprenne le départ et comptait bien profiter de chaque minute bien trop rare pour en laisser la moindre s’échapper.

Incongrus, les talons de ses bottes méticuleusement cirées claquèrent sur le carrelage de la salle de bain, se guidant aux seuls rires enfantins, quand toutes autres voix intruses étaient savamment refoulées. Les rires ricochaient dans sa tête comme une gerbe de bonheur après lequel elle avait tant couru. Bonheur précieux, quand deux visages de petites poupées s’égaraient si loin de ses bras qu’elle n’en savait plus rien. Si tant était que pour l’une d’elle, hors le déchirement d’un accouchement solitaire, elle en sut un jour quelque chose hormis les pleurs d’être refusée à peine la première gorgée d’air avalée. Bonheur à ce point brutal et salvateur que la Casas le protégeait avec la férocité d’une mère fauve, griffant, mordant tous ceux qui n’avaient pas gagné son aval avant d’approcher le petit Trésor. Ses absences régulières et bien trop longues aggravaient cette possessivité farouche et instinctive, jusqu’à la mener parfois à une jalousie maladive en imaginant d’autres bras que ceux du Chat et de Pernette se refermer sur le petit corps d’Antoine. Elle qui ne s’inquiétait pas de savoir dans quels bras pouvaient échouer ses amants, ne savait se plier à la sagesse dès lors qu’il s’agissait de son fils.

Plissant les yeux dans les brumes entêtantes de parfum lointain, d’un geste vif, elle arracha le bandeau brimant ses boucles dès lors que le noir remplaçait le rouge, et enfin perçut les silhouettes tant espérées. A pas de loup, elle s’avança vers le bassin où pataugeaient gaiement le curieux couple aux prunelles noires. Trahie par le crissement du cuir alors qu’elle s’agenouillait, un hoquet enfantin acheva de la dévoiler. Et se fut finalement dans un grand éclat de rire qu’elle massacra sa tentative de discrétion. Se penchant dangereusement au dessus du bassin, elle piqua les joues rebondies d’Antoine de petits baisers chatouilleurs qui le firent rire aux éclats avant de voler les lèvres comptables. Si le baiser ne suffisait à clore les lèvres félines, le flot de paroles volubiles qui suivit y parviendrait sans doute.

Le Louvre aurait pris feu qu’y z’auraient pas été plus rapide à régler leurs affaires. J’voulais t’prévenir de mon passage, mais j’ai pas eu l’temps, pis après j’étais si pressée d’vous retrouver qu’j’ai même pas pris l’temps d’me changer ! Mais j’préfère, comme ça, j’vois l’bon temps qu’vous passez sans moi, lâcha-t-elle sur une moue travaillée à être contrite quand les prunelles noires brillaient d’un amusement certain et que ses doigts bruns courraient sur les petits bourrelets délicieux du poupon pour l’entendre rire. Encore. Mais dans ma grande bonté, j’vous pardonne, et même qu’j’ai pris le temps d’ramener une surprise ! De gestes enfin plus calmes, elle passa l’anse de sa besace par-dessus sa tignasse brune et commença à fouiller. Bon, en tous cas z’avez l’air…

Soudain elle se figea, remontant le museau pour humer une présence confuse. Un parfum inconnu ou un clapotis d’eau à l’autre bout de bassin, elle-même n’aurait su le dire quand la cécité dans laquelle elle était plongée dès que la nuit s’installait, l’avait forcée à percevoir et décrypter le moindre détail que ses sens décelaient. Combien d’heures avait-elle passées avec Armenos pour apprendre à voir sans voir ? Des nuits entières, sans relâche, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au découragement, là à lancer des noix sur une cible invisible. Mais Bestiole, si ce surnom ne lui était plus donné, jamais pourtant l’instinct n’avait à ce point guidé ses pas.

Plissant les yeux, le menton haut, à l’affut, elle attendit que l’onde se brouille à nouveau. En vain.

Qui est là ?
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Alphonse_tabouret
Le nom du bâtard avait fait écho à sa présentation, souffle à peine audible que les oreilles félines entendirent pourtant, les sens désormais rivés à sa convive, animal concentré dont l’emprise sur le monde passait pour l’essentiel des cartes distribuées découvertes à défaut d’être dans ses mains et s’il n’en perçut pas l’intonation la plus légitime, la douceur égrenée suffit à laisser à ses tempes une interrogation nimbé de maternité.

_ Ahem... Et bien, votre cerbère... Hubert... m'a gentillement précisé que les bains n'étaient pas payants.
L’information l’étonna au point d’arrondir brièvement le regard d’une lueur curieuse, ignorant les chemins qui avaient mené le garde à ouvrir la porte de la Maison Basse jusqu’au sein même du ventre, sans comprendre d’où venait la bienheureuse méprise qui avait assuré à Anaon le passage jusqu’aux bains malgré la réflexion et le savoir qu'il tenait des habitudes de l'homme de main.
_ Je me suis dis qu'il devait être coutume de laisser entrer de quoi agrémenter vos bains de quelques conversations. En fin de compte... Là est un service que je vous rends !

Un rire léger se répercuta, fragment à peine audible qui prit pourtant de l’ampleur dans la résonance, sitôt couvert par le gazouillis joyeux de l’enfant irrémédiablement amusé par les rares relâches de son père à son costume, couvrant le bruit de la porte s’entrouvrant ainsi que la silhouette brune se faufilant dans les fragrances embuées de la salle. Si le bruissement du cuir faucha un instant le paisible de l’instant en surprenant le félin dont les pensées étaient tournées vers la réponse qu’il destinait à la sicaire, le parfum d’Axelle et son rire eurent tôt faits de le soulager, sans pour autant chasser un vague désagrément à voir ses sens bernés avec une telle redondance, vexation imbécile tout autant qu’orgueilleuse qui s’estompa immanquablement au baiser dispensé à ses lèvres. La bouche délicieuse s’entrouvrit d’abord d’un sourire avant que les mots n’envahissent la pièce, musique gaie que la gitane n’égrenait qu’à la faveur de l’intimité, taiseuse inconditionnelle que le temps, et son fils, emportait doucement vers des frondaisons plus verbeuses, plus enjouées qui ne manquaient jamais d’abandonner un sourire sur le museau comptable.

... Bon, en tous cas z’avez l’air… Qui est là ?

La tête basculant, Alphonse cueillit d’un regard amusé le nez frémissant, la raideur instantanée du corps, le maintien souple de la chair tournée toute entière vers la possible menace, étirant son sourire jusqu’à dévoiler les crocs, tendant une main pour saisir l'extrémité d'une boucle brune et la coincer entre ses doigts, jaugeant, avec une délectation perceptible de l’effet de son annonce, l’esprit déjà à l’anecdote qu’il ne manquerait pas de narrer à Sabaude dont les défaites successives lui valant l’attelage des bains ne lui étaient pas inconnues :

Anaon, je vous présente ma fiancée et mère d’Antoine, Axelle Casas… Ballerina, je te présente Anaon…
Éternel comédien, terrible metteur en scène, il s’accorda une respiration pour laisser à la suspension le temps de s'interroger sur la présentation, achevant enfin, d’un ton désinvolte tout autant qu’espiègle : … Ma conversation de bains…
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Anaon


      Les prunelles achèvent leur course sur l'objet désiré. D'une main elle se hisse pour tendre l'autre vers l'une des niches à portée de doigt d'où sommeil un drap sagement plié. L'esprit écoute ce rire fin trompé par l’écho, survolant une confusion de sons parasites que seul son inconscient perçoit. Une intuition vaporeuse, qui s'impose brutalement d'un rire inconnu. Elle se fige de tous ses membres. Azurites braquées sur le paravent. Une myriade de petits bruits claquant déclenchant une nouvelle salve de rires enfantins. Ils ne sont plus trois.

    Le sang de la sicaire a tu ses battements. L'esprit a étouffé ses réflexions pour acérer ses sens. Bête à l'affût de cette voix qui n'a jamais été entendue. La main suspendue au-dessus du tissu plonge ses doigts dans l'étoffe qu'elle tire à elle, avec une précaution infime. Le drap se déploie de quelques pans dans un froissement moelleux. Nouvel arrêt. Hésitation. Si l'Anaon était un animal, elle aurait tout du cerf. Être qu'on ne voit pas. Bien prompt à prendre la fuite au premier imprévu. L’équilibre fragile du serein a basculé. Coincée entre un mur et un paravent, la bête aurait bien du mal à disparaître sans un bruit. Se réfugier derrière les barrières de son crâne bâties sur l’indifférence ne semble pas non plus être une retraite appropriée.

    Dans l'expectative, la femme sort du bain avec une discrétion qui ne passe pas inaperçue .

    « Qui est là ? »

    Elle ne répond pas. De gestes pensifs et lents, l'Anaon passe le drap sur son visage, tarissant sur sa peau l'eau aux parfums emmêlés. Elle se fait silence, comme si cette fois encore, elle pouvait se dérober à l'attention des autres aussi aisément. Ceux qui survivent le plus longtemps sont ceux qui ne font pas de bruit... Espérance aussi absurde qu'inutile, étouffée pour de bon par Alphonse qui ouvre d'une voix amène son chapitre sur la sociabilité. Infime pincement de lippes. Elle s'était décidée à s'approcher du bassin pour mettre un visage sur le bambin. Mais voilà que maintenant, sa résolution semble bien loin... Bête associable tellement rétive aux rencontres. Surpenament, il n'y a que dans ses instants les plus noirs que l'Anaon s'ouvrent au contact de ses congénères.

    Inspiration se prend. La balafrée entoure sa poitrine d'un pan du large drap, passant le reste à la manière d'une toge romaine. Elle prend le soin de couvrir son dos là où elle ne fait pas grand cas de ses jambes. Pudique laisse ses mollets nus, dont le bas d'un galbe droit est parcouru de part et d'autre de deux lignes rosées, stigmates qui n'ont pas assez vieillis. Et de pas réservés, elle avance.

    Une main s'appuie sur le paravent qu'elle contourne à peine pour s'arrêter à nouveau. Les azurites inquisitrices se posent sur la scène, presque furtivement, pour se river immédiatement sur le corps de la femme. Elle a si peu l'occasion de voir ce hâle. Tout comme ce noir de jais sur des filins aussi bouclés. Image des gitans qu'elle rencontre parfois quand ses pas errants la perdent dans le secret de leurs soirées. Bohémiens, pour qui la sicaire éprouve une sympathie prudente, peuple sans attache qui se fait aussi libre que le vent ou qu'une poignée de rat dans un grenier mal gardé. L'accoutrement que la sicaire reconnaît pourtant n'est vraiment pas de ceux qu'elle aurait vu porté par pareille silhouette. Et là est une chose qui contribue à la garder à bonne distance.

    Elle reste là, silencieuse dans son analyse curieuse de la gitane, glissant une œillade calme au comptable, seul paramètre sûr dans cette équation à deux inconnus.

    _ Il me semble, qu'il est de coutume de féliciter à l'annonce d'un mariage.

    Elle concède la parole. Père et maintenant fiancé, Alphonse vous me surprenez. Les prunelles reviennent un bref instant sur... Axelle, avant qu'elle ne se voue à ce qui l’intéresse réellement. L'enfant. Elle contemple le petit être dans les bras de son père, et cette image éveille chez elle des sentiments troublés. Il n'est pas bien grand. A quoi pouvait ressembler le sien à cet âge-là ?

    Elle s'attarde la mercenaire, un instant ou bien peu parait sur son visage, et elle se force alors à glisser un regard prudent sur la génitrice. Mieux que personne l'Anaon connaît les mères et le paradoxe qui sommeille en leur sein. Celui d'une tendresse absolue capable de se muer en un instant en la fureur la plus folle. Plus pugnace que les coqs quand il s'agit de préserver l'intérêt de leur progéniture. La balafrée sait qu'il est parfois plus risqué de s’appesantir sur l'enfant d'une mère possessive que sur l'odalisque d'un sultan.

    Et quand deux mères se rencontrent, soit elles sont complices, soit elles sont harpies. Et il suffit d'un rien pour que l'un bascule à l'autre...

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Axelle
« Anaon, je vous présente ma fiancée et mère d’Antoine, Axelle Casas… Ballerina, je te présente Anaon…Ma conversation de bains… »

Encore trop peu habituée à ce futur dont chaque représentation n’était encore que répétition en huit clos, les amandes noires cillèrent furtivement d’étonnement sous l’appellation qui lui était donnée. Mais de sujets d’étonnement, d’autres déjà s’agglutinaient aux portes des tempes brunes. Si le chat se faisant pacha en se payant le luxe d’une « Conversation de bains » - lui dont la bourse trop maigre avait peiné à payer la totalité d’un portait aujourd’hui gardien de leur rencontre - elle éluda la remarque chatouillant sa bouche pour épier les tremblements d’un paravent. La silhouette attendue se détacha enfin d’un halo de vapeur, grande, les cheveux coulant sur les épaules. Le regard noir se plissa sur celle qui sans le savoir, ni certainement le souhaiter, s’était immiscée dans le cocon farouchement protégé, malmenant la pudeur gitane débusquée à même la tanière de son intimité la plus défendue. Agacée de se sentir dépossédée d’un moment qui ne devait appartenir qu’à eux trois, l’agressivité aurait sans doute pris le pas sur l’humeur badine si Alphonse n’avait semblé aussi serein. De quelques indices volontairement - ou non - distillés, il endormait ses craintes les plus virulentes en affichant sans hésitation un surnom. En avouant, lui-même si avare de mots, savoir être bavard en cette présence là. Pourtant, malgré le retrait que la femme semblait s’imposer, la concentration gitane ne fut pas relâchée d’une miette.

« Il me semble, qu'il est de coutume de féliciter à l'annonce d'un mariage. »

Alors qu’il aurait si facile d’ignorer l’Indiscrète malgré elle, quand finalement, d’intruse, la gitane l’était tout autant, Axelle força ses yeux malades à transpercer la pénombre diffuse. Exercice ardu, auquel pourtant l’amoureuse impénitente de visages se plia avec un certain plaisir afin d’étudier celui qui n’avait d’autre choix que de se livrer à son examen minutieux. Comme le portrait esquissé devant ses mirettes avides était intrigant. Quel mauvais peintre avait bien pu dessiner ce sourire figé ? Combien il devait être cruel, ce barbouilleur, pour graver ainsi une expression de joie faussée. Paris lui avait offert son lot de balafrés, de borgnes, d’édentés, de bossus, de faciès émaciés, de vieillards recroquevillés à croquer de ses sanguines au détour d’une ruelle, mais de tristes simulacres de sourires, jamais encore. Si la tentation se fit grande d’arracher vélins et fusains au ventre de sa besace, la Casas cependant n’en fit rien. Pudique, parfois, elle savait l’être pour d’autres.

Semblerait qu’ça se fasse, en effet.
De gestes précis, sans libérer la femme au charme si particulier de son regard quand les prunelles de celle-ci gravitaient sur Antoine, les doigts bruns firent cliqueter sobrement les boucles des bottes dans la lourdeur de l’étuve parfumée. Mais rien n’vous y oblige. Peut-être aurait-elle été plus avisée de se fendre d’une simple « merci » ou d’un « enchantée », mais la gitane ne mentait qu’en des occasions particulières, où le jeu s’étirait en toile de fond. Quant aux formules toutes faites et vides de sens, elle les avait en horreur. Comment être enchantée devant un parfait inconnu qui pouvait se révéler la pire des raclures ? La politesse de la danseuse s’arrêtait aux abords de ce qu’elle considérait le bon sens. Sans faire de vagues, elle glissa ses pieds nus dans l’eau, agitant ses orteils dans l’agréable chaleur. Les secondes s’égrainaient sans qu’elle ne soit pressée de les retenir, faufilant une main en catimini dans la nuque féline irrésistiblement humide pour y tracer du bout des doigts les volutes de caresses fraiches, l’index et le pouce de la seconde abandonnée aux jeux du petit Trésor sur la tête duquel elle déposa furtivement un regard protecteur avant de remonter ses charbons vers le visage ravagé de ce sourire inquiétant. Si la femme la première avait concédée la parole, Axelle pouvait en retour se fendre d’une flammèche abordable. Tout comme z’êtes pas obligée d’rester d’bout comme une statue grecque qui veut s'fondre dans l'décor. Les paroles n’étaient certes pas délicates. Jamais les premiers mots de la Casas ne s’ornaient de fioritures. Si ce n’était en rien calculé, faute à des mœurs toutes aussi rugueuses que sauvages, cette habitude avait la largesse de décourager d’emblée ceux que seules les dorures attiraient. Axelle, dénuée d’or, n’acceptait de livrer quelques maigres pépites d’elle qu’au prix exorbitant de la seule patience.
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