Anaon
Le sourire reste épinglé au coin des lèvres, tandis que les mains s'assurent autour du petit corps confié. Le dialogue n'est bien qu'un jeu de cartes, surtout avec Alphonse, où l'on passe, suit et surenchère. Et dans ses mots, l'Anaon choisit l'éventail surprenant de sa main, même la plus taquine.
_ Si vous saviez ce qu'on peut y faire et entendre dans un confessionnal. Des plus étonnants !
L'Anaon n'est jamais allée en confession, non. Mais dire qu'elle ne s'est jamais rendue dans cette boîte à aveu serait mentir. Si elle ne joue pas de la génuflexion, elle préfère allégrement se vautrer sur le banc du dévot, calice dérobé à la main et vin de messe grassement piller. C'est fou, ce que le monde a à avouer de l'autre côté du pan de bois. Du plus banal à linimaginable. Et c'est dans le hasard de l'une de ses situations que la sicaire a décroché son plus attrayant contrat. « Pardonnez-moi puisque je m'apprête à pécher... ». Cette phrase restera à jamais gravée dans sa mémoire, tout comme la voix féminine qui l'a prononcé avec tant de douceur, en mal de vengeance. En mal de souffrance.
Si Alphonse se rhabille sous lapanage de la pudeur, la balafrée n'en marque pas moins un léger demi-tour, livrant la vue d'un presque dos, prunelles toutes concentrées sur la petite chenille lovée au creux d'un bras. Si le sourire s'est effacé du dessin des lippes, c'est pour mieux se couler sous le moindre de ses traits et envahir, comme une nappe vaporeuse, ce visage aux apparats si austères. Tête posée au coin du coude, dextre s'est mise en coupe contre la petite joue qu'un pouce vient tendrement caresser. L'Aînée se permet là où elle n'aurait oser, un instant plutôt, sous le regard de la mère. Par respect évident, par soin aussi de ne pas se faire plus intrusive qu'elle ne l'était déjà. Apprivoisée elle-même par ses sensations si longtemps étouffées et si peu assouvies, la mercenaire se laisse aller aux réflexes de répondre à cette mine endormie, et d'animer en une lente cadence le berceau de ses bras.
Un léger bâillement vient froisser le soudain silence, et les azurites se tournent immédiatement vers l'entrée. A y voir apparaître le visage du garde, la femme ne peut s'empêcher d'exprimer une mine étonnée, saluant grandement qu'il ne soit pas arrivé quelques minutes plutôt quand elle se baladait avec une relative transparence en guise d'unique habillement. Si la sicaire concède quelque rare entorse à sa pudeur, elle ne le fait qu'à titre bien exceptionnel, et sa pudibonderie ne se chasse pas jamais bien longtemps.
« Voulez-vous bien être mes mains quelques instants encore ? »
_ Vous avez de la chance. Personne ne les loue aujourd'hui.
La sicaire suit docilement, tanguant lentement à chaque pas pour bercer l'enfant contre son sein. Un dernier regard se plonge au cur de la salle, emportant avec elle la vision de ses inestimables mosaïques avant que la porte ne se referme sur elle. Le nez se pose sur ses pieds déchaussés, n'ayant pourtant que le temps de marquer une hésitation sur le pas de la porte avant de voir l'adonis s'enfoncer sans attendre dans l'escalier et sans avoir cure de ses propres pieds nus. Le corps se met alors en branle à sa suite. Et à ressentir le léger froid qui serpente dans la gueule de pierre, les bras se ressert autour du petit Antoine, pour le garder dans sa chaleur.
« Prenez vos aises, je vous rejoins dans quelques minutes »
Un simple hochement de tête. Et l'Anaon pousse la porte du bureau. Une illade vague... qui revient immédiatement se figer sur les coutures qui emplissent la pièce. Diable ! Mais... Elle s'est trompée de pièce ?!Mais à y voir... Non il s'agit bel et bien du bureau du comptable. Les azurites partent en quête du paravent qui abriterait la donzelle en plein essayage. Mais il n'y a personne... Intriguée, la mercenaire joue de l'équilibre et de l'agilité pour enfiler ses bottes d'une seule main, sans brasser le poupin bien calme et sans que ses pupilles ne se décrochent une seconde des robes étalées à sa vue. Berçant à nouveau Antoine, la sicaire reste sagement figée... Avant que l'envie de s'approcher ne devienne trop prégnante. Et comme l'artiste se fait indéniablement attirer par le tableau, l'Anaon s'approche des uvres de tissus, lil écorché du vif éclat de la connaissance.
Les bottes se figent. Le regard parcoure. L'étalage éclatant du carmin dans la lumière du jour attire les petits yeux enfantins qui sortent un brin de leur somnolence. La mollesse est cependant bien trop présente pour qu'il ait la foi d'extirper un bras afin de jouer des broderies clinquants à sa portée. Sous les bercements anaons, il se contente d'un intérêt vague et endormi. La balafrée elle, se fait bien plus animée. Bien qu'elle s'en défende, elle ne peut s'empêcher de porter le bout de ses doigts sur la texture des étoffes. La main pince une couture, retrace le délié des broderies. Palpe, frôle, décortique et critique au fleur de sa peau. Toucher. Il est assez étrange de constater la valeur que cet être peut mettre dans ce sens, alors qu'il ne supporte pas lui-même que l'on puisse poser une main sur son corps. Elle est pourtant ce genre de donzelle que l'on claquerait de ne pouvoir s'empêcher de poser ses doigts sur un tableau pour en apprécier pleinement la peinture. Elle ne peut admirer la pleine mesure des choses sans les avoir touché. Sans avoir pu constater leur douceur, leur rudesse. Leur galbes et leur creux. Leur texture, la chaleur ou le froid. Il est aisé de voir. De se souvenir d'un son. Mais n'est-il pas plus enivrant de se remémorer un toucher ? Du velours sur son épaule, d'une peau contre sa peau. Ses doigts ont une mémoire, et l'Anaon, boulimique du souvenir n'en fera jamais taire la passion vorace de tout vouloir retenir par le biais de leur peau.
Alors, regard plissé sous la concentration et l'admiration, la pulpe redessine le moindre détail, dans de mouvements éthérés, et pourtant ô combien critiques. Mais quand Alphonse entrera dans son bureau, elle ne manquera pas de retirer son audace derechef comme une gamine prise avec la main dans le sac à bonbon.
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| © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |