S..
I
Son petit cur battait la chamade dans la chambre d'auberge qui l'accueillait pour son séjour en la capitale. Il battait la chamade car elle n'avait jamais mis les pieds dans ce genre d'endroit, et même si elle savait que nul courtisant ou courtisane ne seraient présents ce soir, l'idée même d'entrer dans un lupanar lui fichait une drôle de sensation dans le bide. La sensation avait accrue au fur et à mesure de sa préparation. D'abord, elle avait enfilé le costume qu'elle avait fait préparer pour l'occasion. Une grande robe d'un velours violine, épaules bouffantes, avait rejoint les jupons glissés à même la peau. Un col boutonné de petites billes d'argent venait lui enserrer le cou. Pour parfaire son costume, ses cheveux avaient été teintés d'une couleur rousse. Celle qui se transformait tout doucement en sorcière plongea ensuite le bout des doigts dans un peu de cendre, puis la pulpe de ces derniers vinrent parcourir son visage. Un peu, juste assez pour que l'on devine en quoi s'était-elle grimée ce soir de bal à l'Aphrodite. Un rouge carmin vint colorer aussi ses lèvres, et ses yeux prirent une couleur charbonneuse. Se mirant dans le petit miroir qu'elle tenait en main, elle sourit, quasiment sûre que personne ne pourrait la reconnaître, d'autant que bientôt, le masque qu'elle glisserait devant ses yeux lui cacherait la moitié du visage.
Le soir était déjà tombé lorsque la Sorcière, qui avait accroché la broche argentée marquée d'un I à sa robe, juste au niveau du cur, passa la porte de sa chambre. Dans le creux de sa manche gisait un simulacre de poupée, sur laquelle la Sorcière avait enfoncé quelques épingles. On lui avait conté un jour que les sorcières, cachées au fond des bois, sentraînaient à jeter des sorts sur des bouts de tissus à forme humaine. Aussi, elle avait songé que son costume ne serait pas complet si cet accessoire n'y avait pas été rajouté. Réalisant l'heure déjà bien avancée, son pas se fit plus pressant, prenant garde à ne pas se tordre les chevilles en parcourant les pavés. Pavés qui laissèrent bientôt le champ libre à quelques ruelles moins bien pourvues au sol, la terre battue y étant encore maîtresse dans certains quartiers de la ville.
Enfin, la Sorcière aperçut la lumière de l'Aphrodite, et cette sensation étrange que la route avait un peu étouffée lui revint en pleine poire. Qu'allait-elle donc trouver derrière cette porte ? Allait-on lui adresser la parole ? N'allait-elle pas partir en courant ? Mais il était bien trop pour continuer à se poser toutes ces questions, car déjà elle se trouvait devant une des soubrettes de l'entrée. Sa main plongea dans le panier pour y trouver un cierge qu'elle alluma grâce au brasero juste à côté de la porte. Lorsque la mèche s'enflamma, son cur rata un battement, ne croyant toujours pas qu'elle se tenait là. Puis, ses pas la conduisirent à l'intérieur. Ses mirettes observèrent tout ce qui était à sa portée. Les gens, les costumes, les lumières, les tentures, les rideaux, les tapis. Son nez respira toutes les senteurs qui venaient s'y engouffrer. Ses joues, sous son masque et les traces légères de suie, se tintèrent de rose, mélange de chaleur et d'une étrange sensation au creux de son bas ventre. Ses oreilles captèrent les chuchotements, les rires, le bruit des godets qui s'entrechoquent. Tous ses sens n'étaient pas encore en émoi, manquaient alors le toucher et le goût. Pour ce dernier, il lui suffit de prendre la direction du bar. Et en ce qui concernait le toucher... elle n'était pas encore prête à ce qu'on lui pose une main dessus. Sans doute trop échaudée par le fait de se trouver dans un lupanar et ayant peur de ce qu'elle pourrait y trouver, ou plutôt des gens qu'elle pourrait croiser, son chemin jusqu'au comptoir fut tel une danseuse, frôlant les gens sans jamais entrer en contact.
Une fois un godet de vin à la main, la Sorcière se retourna et scruta les participants, n'osant pas encore s'approcher ou même adresser la parole à ses voisins les plus proches. Toutefois, il lui faudrait bien, à un moment donné, décider à se délier la langue.