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[RP ouvert]L'hôtel de Culan.

--Bacchus
Heulà !

Bacchus a bien failli heurter de la bedaine le dos vicomtal. Ya pas idée, aussi, de s'arrêter tout cotant d'même ! Et c'est pourtant bien ce qu'a fait le jeune maître. Il est là, debout sur la première marche, ce qui fait qu'il est presque aussi grand que Bacchus. Le cocher sent sa lippe se mettre à trembloter pis que des yeux de veau en gelée.

Ca sent l'avoinée...

Bacchus recule prudemment d'un demi-pas.

Te voilà médecin, vieil ivrogne?


Le vieil ivrogne en aurait presque les larmes aux yeux, tant le mépris du jeune maître le prend de court. Ivrogne, il l'est, certes. Il le sait bien. Pas sa faute s'il aime tant la bière. Vieux... ben oui : il l'a vu naître, le Gabriel, et c'était il y a bien seize ans. Bacchus se passe machinalement la main dans les cheveux. Le jais en est encore intact, mais la texture n'est plus la même. Et pis pas besoin d'être médecin pour voir que la gazoute n'est pas au mieux de sa forme. Suffit de la regarder. Et on dirait bien que pas grand-monde ne la regarde, dans cet hôtel, la petite.

Allons bon. J'irai la voir ce soir, pour m'assurer que tout va bien. Ne crains rien, Anne est bien plus forte que je ne le suis, j'ai toute confiance en elle.


Dans le dos du vicomte, Bacchus est tout sourire. Il a obtenu ce qu'il voulait. Il dirait bien qu'elle n'est point si forte qu'on veut bien le croire, mais ça risquerait de gâcher la fête. Il s'apprête à remercier comme il se doit, quand le maître ajoute :


Tu sais, les femmes ne sont pas toujours spirituelles, mais elles surpassent beaucoup d'hommes dans l'art de s'en sortir.


Le sourire se fige sous la moustache de Bacchus. Son front se plisse. Il n'a jamais pensé à ça. Mais effectivement ... C'est bien vrai, que les femmes s'en sortent toujours. Sauf que...
Bacchus a un geste pour arrêter le vicomte, mais celui-ci est déjà à mi-chemin des marches, et il ne s'est pas retourné.
Il a raison, le vicomte. Sauf que la petite, elle a beau être majeure, et Commissaire aux mines, et Académicienne, et Echevin, tout ça, elle n'a tout de même que douze ans. Alors, une femme ? Bacchus, dont la main fourrage toujours dans le cheveu qui se fait rare, murmure tout bas :


Une petite fille, ce n'est point encore une femme, comme de juste.
Anne_blanche
"... C'est pourquoi je vous serais obligée de bien vouloir..."

Non, ça ne convient pas.

"... Aussi Votre Grasce obligerait-Elle le duché en ..."

Oui, voilà.

La plume courut un instant sur le vélin, accrocha une aspérité mal grattée, et laissa un pâté sur le G de "Grasce". Les larmes montèrent aux yeux d'Anne.
Assise dans sa chambre, où elle préférait désormais travailler, plutôt que dans la grand-salle, elle repoussa rageusement la feuille, et s'essuya non moins rageusement les yeux.
Tout allait de travers. Les mineurs trop rares, le boisage qui lâchait trop souvent, un Conseiller obtus qui se permettait des remarques idiotes sur ses discussions de taverne (rapportées de manière fallacieuse) et sa boisson préférée, cette plume mal taillée, ce vélin mal lissé, les mots qui ne venaient pas, l'absence du Père Comis, retenu à Paris par quelque obscure fonction, la ceinture promise par Mère, et déjà oubliée, ... Tout.
Et par-dessus tout, les pensées d'Anne.
Depuis la messe du dimanche précédent, elle ne décolérait pas contre elle-même, son frère, sa mère, le bourgmestre, l'abbesse. Personne ne trouvait plus grâce à ses yeux. Elle essayait de se dire que c'était sa faute, qu'elle avait trop présumé des retrouvailles avec Gabriel et Mère, que l'appel du Très-Haut passait avant tout. Peine perdue. Plus elle s'accusait, plus la violence des sentiments qu'elle avait éprouvés lors du sermon de Mère Aurore la plongeait dans les affres de la culpabilité.
Sur la courtepointe, Vignol dormait son sommeil de chat, moustache frémissante et paupière levée au moindre son suspect. Anne quitta son écritoire, et vint s'asseoir sur le lit, tout près de l'animal, qui l'accueillit d'un étirement de pattes et d'un faible ronron, avant de se rouler en boule contre elle.
Les mains dans son giron, elle resta à le contempler. Elle n'avait même plus envie de chercher un peu de réconfort dans la caresse des oreilles soyeuses.
Gabriel_de_culan
La lettre pliée et scellée, Gabriel descendit la remettre à Bacchus. Celui-ci était dans la grande salle, jouant visiblement aux osselets ou à quelque autre jeu idiot.

Bacchus, tu remettras ceci à un messager quand tu auras fini ton... travail.

Son regard se posa, désespéré, sur les osselets qui glissaient des doigts du valet.

Il faut que ce pli parte au plus vite pour le monastère d'Argentat.

Ayant posé la lettre sur la table, il se retourna immédiatement vers l'escalier, afin de remonter dans sa chambre. Pourtant, quelque chose dans le regard de Bacchus avait fait qu'en montant, il voulut tenir la promesse qu'il n'avait jamais pensé respecter. Aussi fit-il halte un étage plus bas qu'à la normale. Derrière l'imposante porte de bois, se trouvait Anne, qui, sans doute, travaillait. Juste en face se trouvait la chambre destinée à Blanche, mais restée inoccupée depuis toujours.

Le vicomte hésita. A l'époque où ils étaient enfants, l'un et l'autre s'invitaient dans leurs chambres pour jouer, et pour passer du temps hors des conventions. Tous deux s'imaginaient si différents des adultes qu'ils pensaient sincèrement changer le monde. En grandissant, bien sûr, ils avaient changé. Mais pour Gabriel, Anne n'avait pas assez changé. Peut-être était-ce simplement qu'elle restait jeune (mais n'était-elle pas majeure?) ou alors, peut-être n'avait-elle simplement pas été assez confrontée aux réalités qui devaient la rendre femme.

Depuis quelques mois, et en particulier depuis quelques jours, l'un et l'autre ne se parlaient plus. Depuis sa première messe de diacre, il n'avait pas eu l'occasion de lui parler, comme si elle l'évitait soigneusement. C'est précisément ce qui le faisait hésiter. Etait-il sage d'insister si elle ne voulait plus le voir? Fallait-il s'imposer à elle?

Une chose lui vint en tête qui lui fit prendre sa décision: lorsqu'une âme se noie, il est du devoir de tout aristotélicien de lui tendre une main salvatrice.

Aussi, il frappa.
Anne_blanche
Un coup résonna contre la porte. Anne releva vivement la tête, comme un cheval sous la piqûre d'un taon. Elle n'avait envie de voir personne. Ou plutôt, si : elle avait envie de voir Gabriel. Non. Gabriel non plus. Surtout pas Gabriel. Pour lui, elle n'était plus qu'une fidèle parmi tous les autres. Le frère de tout le monde. Mais son frère tout de même, celui avec qui elle avait tant joué, enfant.
Elle se leva, s'approcha de la porte, complètement perdue. Elle eut envie de demander "Qui est là ?" pour gagner du temps. Elle savait très bien qui était derrière cette porte. Ce ne pouvait être un domestique. Un domestique stylé ne frappe pas. Il attend qu'on le sonne, ou il entre sans bruit, pour accomplir son service, sans regarder les maîtres. Ce ne pouvait être Mère non plus. Mère ne frappait pas. Elle entrait, dans un tourbillon de robes, disait des choses absurdes, et ressortait sans attendre de réponse aux questions qu'elle ne posait que pour la forme, pour se faire croire qu'elle s'intéressait un tant soit peu à sa fille. Quant aux amis d'Anne, Antoine, sa marraine, elle ne les voyait quasiment plus, tant chacun était pris par ses multiples tâches. De toutes façons, l'un comme l'autre se fût fait annoncer.
Derrière la porte, c'était Gabriel, forcément.
L'envie de ne pas répondre la tarauda. Depuis sa première messe, elle s'arrangeait pour ne pas se trouver sur son passage. Mais toute son âme ressentait le besoin de parler, de dire à quelqu'un ses doutes, son chagrin, ses peurs. Ils étaient du même sang.
Elle se débattait encore contre ses deux aspirations contradictoires quand elle ouvrit la porte, presque à son corps défendant.


Bonjour, Gabriel.

Elle aurait voulu que son ton fût plus sec, plus froid, sa voix moins fluette.
... Et elle aurait voulu pouvoir lui montrer son soulagement de le voir là, le remercier d'être venu, malgré son attitude distante des derniers jours.
Anne resta debout, la main agrippée à la poignée, regardant par-dessus son épaule la porte à jamais close de la chambre de sa sœur.
Gabriel_de_culan
Difficile d'interpréter cet accueil. Il n'était ni froid, ni chaleureux, ni distant, ni proche. Il était d'une déconcertante neutralité. D'ailleurs, Anne elle-même ne bougeait pas vraiment, accrochée à la poignée de la porte comme un artiste pendu à son pinceau. Elle avait le teint d'une pâleur cadavérique et les yeux aussi rouges que les joues de Bacchus rentrant de taverne.

Gabriel entra dans la chambre, et alla aussitôt s'asseoir sur un coffre de bois clair dans lequel Anne avait sans doute rangé très soigneusement ses vêtements. Le dos parfaitement droit face aux carreaux donnant sur la rue calme, il regardait sa soeur, sur le visage de qui il ne parvenait plus à lire quoi que ce fut. Etait-elle simplement interloquée de le voir ainsi s'inviter, comme si c'était incongru?

Après quelques secondes, enfin, il ouvrit la bouche.


Bonjour, Anne. Comment allez-vous, aujourd'hui?

Devant la banalité et la stupidité de la question dont il connaissait tant la vraie réponse que celle qu'elle donnerait par politesse, le vicomte se crut obliger de la faire passer pour rhétorique, et ajouta:

Vous souvient-il des heures que nous avons passées ici, il y a des années de cela, où je m'imaginais couper en morceaux de vilains anglois, et vous, vous vous imaginiez ensuite rétablir la paix avec ceux qui restaient?

Un voile de nostalgie passa, l'espace d'une seconde, sur le visage du jeune homme. Leurs jeux d'enfants étaient choses qu'ils ne partageaient qu'entre eux. Ni Madame, ni Matheline, ni personne d'autre ne les connaissait, et il savait bien que les évoquer permettrait à Anne de se sentir à nouveau en confiance auprès de lui. Dans son orgueil, il n'en aurait jamais parlé, si les yeux rouges de sa soeur ne trahissaient pas la proximité de quelques larmes.
Anne_blanche
Bonjour, Anne. Comment allez-vous, aujourd'hui?

Elle ouvrait la bouche pour répondre à une banalité par une autre banalité, bien convenue, mais serra aussitôt les lèvres. D'ailleurs, Gabriel n'attendait pas qu'elle répondît. Il traversa la chambre, alors qu'elle-même restait près de la porte, qu'elle ne songeait même pas à refermer. Il s'assit sur son coffre, comme s'il n'y avait pas eu dans la chambre d'autre siège, plus confortable. Mais après tout, les dalles sur lesquelles ils jouaient, enfants, ne l'étaient guère moins. Où étaient-ils, ces jeux ? Enfouis sous quelle couche de convenances et d'évolution en parallèle ?


Vous souvient-il des heures que nous avons passées ici, il y a des années de cela, où je m'imaginais couper en morceaux de vilains anglois, et vous, vous vous imaginiez ensuite rétablir la paix avec ceux qui restaient?

Anne saisit sur le visage de son frère un furtif reflet de la nostalgie qui l'habitait. Ainsi, il se souvenait, lui aussi. Ainsi, elle s'était trompée, en s'imaginant qu'il avait oublié, qu'il l'avait oubliée. Les larmes trop longtemps retenues jaillirent, tandis qu'elle tournait le dos pour refermer soigneusement la porte, hésitant encore à les lui laisser voir.
Mais le barrage céda.
Certes, elle savait que les hommes, et son frère moins qu'aucun, n'aiment pas les larmes. Elle savait que ça les met si mal à l'aise qu'ils font tout pour les fuir. Mais elle était à bout.
Elle se retourna d'un bloc, l'âme à nu, mais incapable de prononcer le moindre mot. Qu'il comprenne, s'il pouvait. Le Très-haut y pourvoirait, elle n'en doutait pas.
Gabriel_de_culan
Enfin, elle referma la porte. C'était au moins déjà une réaction, et Gabriel s'en félicita. Mais lorsqu'elle se retourna vers lui, la stupeur l'envahit. Elle pleurait. Elle pleurait à chaudes larmes devant lui.

Pendant deux longues secondes, Gabriel fut si stupéfait qu'il resta bouche bée, incapable de dire quoi que ce soit. Elle pleurait comme une roturière à qui jamais on n'avait appris la bienséance. Elle pleurait comme... comme une enfant qu'elle était encore, malgré toute les charges qu'elle s'était imposées pour se convaincre du contraire.

Pourquoi diable pleurait-elle? Avait-il été maladroit? Avait-il dit quelque chose qu'il n'aurait pas dû? Les sourcils blonds du jeune homme s'étaient froncés sans que pour autant la moindre ride ne vienne altérer son front lisse. Instinctivement, il se fit glisser sur le coffre de quelques pouces, pour laisser à sa sœur la place de s'asseoir.


Allons, Anne...

Il n'avait pas voulu dire ça, mais il l'avait dit tout de même, et fort heureusement, ce n'était pas sur le ton du reproche, mais plutôt de façon réconfortante. Une intuition se fraya une place dans l'esprit du diacre: Anne (dont il se demandait encore si elle accepterait sa tacite invitation à s'asseoir à côté de lui), Anne, donc, avait besoin de retrouver une sécurité affective dans la présence de sa famille. Et s'il savait quelque chose, c'était qu'elle n'avait nulle autre famille que lui. Restait bien sûr leur Mère, mais elle était si distante. Restaient aussi tous les Cornedrue, et tous les Ambroise, mais combien les connaissaient? Probablement aucun. Alors, tous les deux, ils étaient plus ou moins seuls, servant de pilier l'un à l'autre quand la bâtisse chancelait. Pour Gabriel, de nouvelles fondations se mettaient en place, dans le mariage qu'il se préparait avec le Très-Haut. Mais Anne ? Une sorte d'instinct fraternel lui fit avoir, en direction de sa cadette, un regard protecteur qu'il n'avait pas eu pour elle depuis des années.

Ils n'échangèrent pas un mot, mais cela ne les empêchaient pas de communiquer. Avec quelque autre, Gabriel aurait été trop embarrassé pour soutenir cette situation. Il aurait gonflé la poitrine et haussé les épaules. Mais s'agissant de sa petite sœur, la seule (avec leur mère) pour qui il n'eut vraiment pas hésité à prendre l'épée, il se sentait un devoir à accomplir pour la rassurer; et il devinait de plus qu'il était le seul à pouvoir l'aider.
Anne_blanche
Le regard brouillé par les larmes, Anne ne devinait de son frère qu'une silhouette floue, une tache blanche à la place du visage. C'était comme une statue aperçue à travers le brouillard. Il en avait l'immobilité cotonneuse, la distance impossible à évaluer.
En un autre moment, cette impassibilité qu'elle imaginait l'aurait terrifiée, et elle se fût repliée comme une huître sous la morsure du vinaigre. Mais il y eut un mouvement, à peine perceptible. Une place vide, sur le coffre.


Allons, Anne...

C'était plus que des bras ouverts. Une chaleur, le germe d'un bonheur retrouvé, encore si fragile ! Une image lui revint, incongrue. Le souvenir d'un émoi enfantin. Elle se revit, trois années en arrière, en train de bêcher son courtil, à la fin du mois de janvier, par une belle journée. Il avait été envahi, l'année précédente, de ficaires contre lesquelles elle avait lutté toute la saison, arrachant impitoyablement les fleurs jaunes vernissées, disputant à l'exubérance des renoncules un bout de terrain pour ses fasoles, ses raves, ses poirées... Elle se revit fouillant soigneusement la terre meuble de janvier, à la recherche du moindre filament blanc qui signalerait la présence de la fleur en devenir. A un moment, le soleil avait jailli derrière un nuage, moirant une future tige de reflets laiteux. Et Anne n'avait pas eu le cœur de l'extirper de sa gangue brune. Avec des gestes de conspirateur, elle avait soigneusement replacé la terre, posé deux tessons de tuile, et surveillé jour après jour la naissance de la plante.

A pas lents, elle vint s'asseoir près de Gabriel. Il se tenait bien droit, et elle un peu tassée sur elle-même, malgré les convenances. Mais le temps n'était plus aux convenances, et ni Mère ni Matheline ne viendrait. La voix presque atone, elle confia à son frère tout ce qu'elle avait sur le cœur, à petites phrases courtes, décousues. Sa fatigue et ses espoirs déçus, son affreuse solitude et les nuits sans sommeil, à prier Aristote pour qu'il laisse l'image de son père lui apparaître, sa haine à l'égard de Mère Aurore et la terreur qui en découlait ; le Conseiller qui la menaçait de procès en haute trahison et cette réunion avec les prélats à laquelle elle ne comprenait rien ; les mines qui s'abîmaient, Mère qui ne voyait en elle qu'une croix à porter, Blanche qui lui manquait affreusement...
La voix coulait, morne, les mots tarissaient les larmes. La tête d'Anne s'inclinait peu à peu sur l'épaule de son frère.


Et toi, Gabriel, toi, tu as le Très-Haut, tu as Aristote, ta voie est tracée. Je veux t'aider. Si tu savais comme je veux t'aider !
Gabriel_de_culan
Tout y passa, et rien ni personne ne fut épargné. Le vicomte, qui avait en horreur les effusions de sentiments, ne pouvait pourtant qu'être touché (sinon flatté) de recevoir ainsi en pleine figure le cœur généralement si fermé de sa sœur. Tant de choses, tant de malentendus, tant d'incompréhensions, pourquoi n'en avait-elle pas parlé plus tôt, avant que tout n'éclate? Il ne songea même pas à le lui demander, puisque la réponse était évidente, et il la connaissait mieux que personne: le défaut n'était pas tant dans la parole que dans l'écoute.

Dans le courant de ses paroles pas toujours évidentes à suivre, elle était totalement sortie des convenances. Ses larmes, ses sanglots, sa tête posée sur l'épaule de son frère, son tutoiement: elle redevenait la sœur avec qui il jouait. Gabriel aurait aimé partager ce moment dans les mêmes dispositions, mais il était indéniablement plus vieux, et plus masculin, cet abandon ne lui en était que plus difficile. Il finit pourtant par répondre, quand il sentit la voix de sa soeur faiblir.


Mais vous...

Il ne voulut pas la mettre mal à l'aise, et se reprit aussitôt

Mais tu m'aides comme personne ne m'a jamais aidé depuis 10 ans, Anne! Toi comme moi avons très tôt appris à vivre sans compter sur les autres, reconnaissons-le. Et...

Il marqua un temps de silence, pour souligner l'importance de l'aveu qui suivait

Et nous avons l'un dans l'autre trouvé celui et celle sur qui compter. En suivant la voie que le Très-Haut me désigne, je ne t'abandonne pas. Pense que la moitié de ce que je fais, je le fais pour toi. Je n'espère qu'une chose, ma chère soeur, et c'est que tu sauras toujours me parler comme tu le fais aujourd'hui, car dans l'adversité, mon épaule te sera toujours ouverte.

Ainsi, celui qui n'avait d'ambition que pour lui-même semblait, le temps d'une discussion, redevenir un frère attentionné.

Je ne sais plus quel poète a dit que tu ne devais pas porter le monde sur tes épaules. Je crois, Anne, que c'est par vertu que tu as tendance à le faire. Peut-être peux-tu songer que tu as droit à tes propres parts de faiblesse et de repos. Le conseil ducal me semble un repaire bien plus dangereux pour les mœurs que la taverne de Bacchus. Je te conseille humblement de prendre du recul par rapport à ton investissement, non pas dans la politique, puisqu'on dit que tu y fais des merveilles, mais dans chaque chose. Ne pense pas qu'on te juge quand on parle de ton travail. Méprise ceux qui prétendent estimer ce qu'ils ne peuvent pas même comprendre. Le mal est partout, mais il est surtout dans la déception. La déception, Anne, tu la connaîtras trop si tu cherches à tout endosser. Tu es plus forte que tu ne le crois, mais personne n'est assez fort pour porter le monde sur ses épaules, pas même feu notre père.

En invoquant son père, il savait qu'il risquait de voir sa soeur se braquer, mais au fond de lui, il était sûr qu'elle serait tout de même réceptive à cet argument. Ayant lui-même apporté son flot de paroles qu'il espérait rassurantes, il prit la main de sa soeur, comme il l'avait fait 6 ans plus tôt, au moment de leur baptême. Tout le monde avait oublié ce détail, mais il était absolument certain qu'en cet instant précis, elle repenserait aussi au baptême. En sentant l'émotion monter en lui, il ferma les yeux pour éviter tout débordement propre à le mettre dans une position inconfortable.
Anne_blanche
Vide... Anne se sentait vide, de mots, de larmes, de sentiments. N'existait plus que le contact chaud et rugueux de l'épaule sous sa joue. Accepter l'inacceptable, c'est laisser s'ouvrir en soi un vide plus grand que soi, que seul le Très-Haut peut combler. Elle avait accepté d'accuser, de s'accuser, d'oublier qu'elle et Gabriel avaient grandi. Elle ne ressentait même plus d'appréhension dans l'attente de la réponse - ou de la fuite - de son frère. Plus rien.

Mais tu m'aides comme personne ne m'a jamais aidé depuis 10 ans, Anne! Toi comme moi avons très tôt appris à vivre sans compter sur les autres, reconnaissons-le. Et...

Elle n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Gabriel ne disait plus rien. Elle eut le temps de se répéter ses mots, et de comprendre que lui aussi acceptait. De comprendre qu'au-delà de tout le lien créé dans l'enfance subsistait, aussi ténu que les filaments de la ficaire sauvée du saccage, encore enfoui sous la chape brune des convenances, des habitudes, des tâches harassantes, et même de la Foi, mais bien réel, et bien décidé à pousser sa tête dorée vers le Soleil.
Anne ne bougea pas.


Et nous avons l'un dans l'autre trouvé celui et celle sur qui compter. En suivant la voie que le Très-Haut me désigne, je ne t'abandonne pas. Pense que la moitié de ce que je fais, je le fais pour toi. Je n'espère qu'une chose, ma chère sœur, et c'est que tu sauras toujours me parler comme tu le fais aujourd'hui, car dans l'adversité, mon épaule te sera toujours ouverte.

Le vide se comblait, tellement vite, et avec tant de force que le contraste coupa le souffle d'Anne. Elle s'était trompée. Elle n'avait jamais aimé se tromper. Son orgueil le supportait mal. Mais cette fois, elle devait bien s'avouer qu'elle en était ravie. Oui, Gabriel avait raison, mille fois raison : ils ne pouvaient compter que l'un sur l'autre.

C'était au tour de Gabriel de parler longuement. Elle écoutait, s'imprégnait des mots, pour être sûre de les retrouver intacts, chaque fois qu'elle aurait besoin de réconfort. Oh ! Certains des conseils dispensés ne lui plaisaient guère. Elle y sentait l'attitude du "grand" face à la "petite", et une part d'elle-même se rebiffait. C'était toujours la même contradiction qui l'agitait : le besoin d'être guidée par un adulte, face à la farouche volonté de se débrouiller seule. Ses "parts de faiblesse et de repos", elle se les était toujours déniées, et le fait que Gabriel mette justement le doigt sur ce point avait quelque chose d'humiliant.

Tu es plus forte que tu ne le crois, mais personne n'est assez fort pour porter le monde sur ses épaules, pas même feu notre père.


La fille de Valatar reprit le dessus. Anne faillit se lever, mais Gabriel lui prit la main. Elle se revit, debout devant le cardinal Meleagant, prête à recevoir le baptême, sa main nichée dans celle de Gabriel. Une fois de plus, leurs doigts enlacés se serraient, sans qu'elle pût savoir laquelle cherchait le réconfort de l'autre.
Elle osa bouger un peu, couler un regard vers le visage de son frère, vit les yeux fermés, le front grave.
Elle n'était pas encore suffisamment réapprivoisée pour être à même de dire à Gabriel que sa voix était celle de la sagesse. Mais elle hocha la tête. Il sentirait le mouvement contre son épaule, s'il ne le voyait pas.
--Bacchus
Bacchus sifflote en bêchant le courtil.
C'est pas que ça lui plaise autant que de briquer ses harnais. Mais c'est plaisant, bien plus en tout cas que de courir la gargote pour clouer les affiches de Demoiselle Anne.
Il a chaussé de gros sabots, qui claquent contre le bois de sa bêche. C'est une belle bêche, en buis luisant, soigneusement frotté à l'huile de lin en fin de saison. Le tranchant en a été renforcé de fer, dans la forge de la demoiselle. La terre est légère, un peu trop, peut-être.


Hmmm... Faudrait du fumier ben plus qu'j'en ai... La porée n's'ra guère belle. J'vas toujours mettre les aulx et la courge.

Il fait presque chaud, ici, à l'abri des vents qui glissent encore des montagnes toutes proches. Bacchus s'arrête un instant, en appui des deux bras sur le manche de sa bêche. Un pinson siffle non loin, et voilà le gros cocher qui se prend à l'imiter.
Bêcher, ça demande du soin, de l'énergie, aussi. Pendant qu'il fait ça, Bacchus oublie ses soucis. Car il en a, des soucis. La demoiselle va à l'université, maintenant, en plus de tout le reste. Elle étudiait déjà avec le Père Comis, mais désormais, c'est tous les soirs qu'elle reste penchée sur ses parchemins jusqu'à pas d'heure, bien après matines et laudes, à tâcher de comprendre le "fonctionnement des institutions", qu'elle dit.
Ce n'est plus des cernes qu'elle a sous les yeux, c'est des besaces, presque aussi bleues que ses iris.
Et puis il y a ces conversations qu'il a surprises, entre les maîtres. Oh ! Bacchus n'écoute pas aux portes ! Pas comme Matheline. Celle-là, de toutes façons, elle peut bien écouter, vu qu'elle ne comprend rien à rien. Il est question de feu le vicomte Valatar, dans ces conversations, et de feue Dame Mentaïg. Du duc d'Aigurande, aussi, qu'il gèle sur la Lune ! Bacchus a bien cru comprendre que c'est le vieux duc Poilu, le propre oncle de Madame, qui aurait fait envoyer le vicomte ad patres.
Du coup, la demoiselle veut se rendre à Paris. Elle dit que c'est pour aller à l'Académie, mais Bacchus sait bien que, depuis la mort du Vicomte, ça ne va plus guère, là-bas. Il ne dira rien, comme d'habitude. Ce n'est pas à lui, pauvre cocher, de dire aux maîtres ce qu'ils ont à faire. Et pourtant ...
Bacchus secoue la tête, et se remet à bêcher.
Ces nobles, il y a de tout, là-dedans. Comme chez les gueux. Des gens très bien, et d'autres qui s'entretuent. Sauf que les nobles, ils peuvent se le permettre, surtout quand ils sont ducs...


Rira bien qui rira le dernier, maugrée Bacchus avant de reprendre son sifflotement.
pnj
Combien de fois était-elle passée et repassée devant la lourde porte de bois, levant machinalement un regard vers les larges fenêtres ?…
Elle ne les comptait plus et aujourd’hui comme les autres jours elle continua son chemin, se dirigeant d’un pas décidé vers le marché de Vienne.
Mais ce matin, elle n’arrivait pas à fixer son choix sur les légumes, les fruits…
Elle eut un petit mouvement agacé et grommela...
Elle n’aurait pas de paix tant qu’elle n’en aurait pas le cœur net.
Après tout la chose était d’importance...du moins à ces yeux.
Et puis Que diable !
Elle connaissait depuis maintenant un bout de temps La Demoiselle de Culan et elle n’avait pas besoin de préciser la raison de sa visite au premier venu.
Une visite de courtoisie ne paraitrait pas étrange...
Elle esquissa un piètre sourire sensé l’encourager et lâchant les fruits de sa main marmonna à l’intention du paysan une vague excuse et tourna les talons.
C’est d’un pas décidé que Giemsa refit le chemin à sens inverse et pour ne de pas laisser de place à la moindre hésitation, elle se planta devant la porte et frappa d’un geste sec.

Dans la minute qui suivit, elle se mit à douter, pestant qu’elle n’avait même pas pensé à vérifier si Anne était présente à l'hôtel.

Trop tard se dit-elle… Trop tard…
--Bacchus
Bacchus sifflote toujours. Sous son pouce expert, les caïeux s'enfoncent dans la terre fraîchement bêchée. En Berry, il les plantait dans l'année vieille, juste avant les premières gelées, et ça passait l'hiver en terre. Ici, on lui a dit qu'il valait mieux le faire dans l'année neuve. On verra bien...

Boudiou ! L'est basse, la terre, aneu !

Bacchus se redresse, frictionne ses reins endoloris, laissant sur son bliaud de larges traces sombres.


C'est qu'il fait soif, à c't'heure !

A vrai dire, il "fait soif" tout le temps, quand on s'appelle Bacchus. Mais là, c'est d'une gorgée d'eau fraîche qu'il a besoin. Il se dirige vers le puits, qui trône à la limite entre cour et courtil. Mais il n'a pas le temps de remonter le seau. Le marteau de la grand-porte vient de faire résonner la voûte.
Bacchus hésite. La Matheline ira bien !


Mouais... Par ce soleil, pour sûr qu'elle est à ronfler dans la grand-salle.

Résigné, il essuie ses mains à ses braies, et va ouvrir lui-même.
La jeune dame qui se tient là, il la connaît bien. Il l'a vue plus d'une fois en taverne, qui causait avec Demoiselle Anne ou Dame Maryan. Dame Giemsa, qu'elle s'appelle. Elle semble se demander ce qu'elle fait là. Peut-être a-t-elle froid ? Bacchus a remarqué qu'elle se tenait souvent tout près de la cheminée, en taverne.
Il ne sourit pas. Il connaît les usages ! Malgré ses sabots crottés, dont la paille aurait bien besoin d'être changée, et son bliaud tout maculé de terre, il bombe le torse, roule des yeux formidables, fait sa grosse voix.


Le bonjour, Dame Giemsa. Entrez ! Qui dois-je prévenir de votre visite ?
pnj
Son attente fut de très courte durée, à vrai dire, elle avait même espérer un instant que personne n’entendrait.

Après tout, sous ce beau soleil les gens avaient autre chose à faire que de rester cloitrer chez eux, même dans une si belle maison.

C’est un Bacchus sérieux et fier comme s’il portait belle livrée qui ouvrit la petite porte.
Elle en éprouva un vif soulagement…
L’idée de se trouver nez à nez avec le frère d’Anne la glaçait par avance.

Elle ne sut que sourire et évita soigneusement de regarder sa tenue de jardinier.


Bien le bonjour Bacchus !
Belle journée n’est-ce pas pour gratter la terre ?



Elle n’osait encore entrer sous le porche et se dandinait sur ses jambes l’air vaguement distrait.


A vrai dire, je passais par là…
Je venais saluer Anne …
Vous voulez bien la prévenir Bacchus ??
Anne_blanche
Comme souvent lorsqu'elle était à la maison, Anne se tenait dans la grand-salle. Matheline, censée lui tenir compagnie, ronflinait sur son ouvrage. Le soleil qui illuminait le tapis à images tendu au mur incitait à sortir, mais Anne n'en avait guère le temps. Penchée sur un parchemin où s'alignaient des chiffres maladroitement tracés au calame, elle se demandait quel nouveau moyen inventer pour inciter les Lyonnais-Dauphinois à se rendre plus fréquemment à la mine.

Augmenter le salaire ? Non, ça ne va pas. Ca inciterait les paysans à placer des offres plus élevées pour leurs embauches, et ça réduirait leur marge. Déjà que cette surproduction généralisée en handicape plus d'un ... Voyons ...

Demoiselle, ya là Dame Giemsa qui demande après vous.

Anne sursauta. Elle n'avait pas entendu Bacchus entrer. Il est vrai qu'il avait retiré ses sabots pour ne pas écraser la jonchée fraîche de la grand-salle.
Le visage de la jeune fille s'éclaira.


Faites-la entrer, Bacchus. Matheline ! Matheline !


Eveillée en plein rêve d'épousailles prestigieuses, la servante laissa échapper son ouvrage et un juron, vite ravalé sous le regard sévère de sa jeune maîtresse.

Portez céans de quoi nous restaurer, Matheline.

Ses ordres donnés, Anne se porta à la rencontre de sa visiteuse, que Bacchus avait pilotée jusqu'à la porte.

Bonjour, Dame Giemsa ! Vous vous êtes enfin décidée à me venir visiter ! Venez ! Venez vous asseoir. Je ne sais où sont Mère et Gabriel, mais je suis certaine qu'ils seront aussi ravis que moi de votre présence.
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