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[RP ouvert]L'hôtel de Culan.

Anne_blanche
Anne avait écouté, passionnément.

Votre Père, "Val' ", était quelqu'un de bien ma demoiselle... Il était l'ami le plus précieux que j'eu en Berry et même en ce Royaume... J'avais pour Val une confiance aveugle et une loyauté sans faille. Nous avons livré plusieurs batailles ensemble sur des fronts différents et à nos manières propres mais ensemble nous avons fait de belles et grandes choses...

Toutes les bribes qu'elle pouvait obtenir sur son père lui étaient pain bénit. Et jusqu'à présent, personne, jamais, n'avait parlé de lui en mal.
Cependant, quelque chose la gênait, dans le discours du soldat assis en face d'elle, qui parlait avec une nostalgie mal dissimulée d'un temps révolu, tout en faisant honneur à la collation.


Pourquoi Dame Terwagne, ou Parrain, ou Messire d'Aupic, ne m'ont-ils jamais parlé de Messire Valric, puisqu'il semblait si proche de Père ?


La question lui trottait dans la tête, mais il eût été fort malvenu de la poser à voix haute.

Val lui était un fin parleur... Un politicien et un Diplomate de grande classe et d'excellence sur... Devant ces foules qui l'écoutaient avec attention, il savait atisé leur flamme et soulever les gens... Moi j'oeuvrais et j'oeuvre encore dans l'ombre...


La réponse était peut-être là ... Anne, malgré son jeune âge, était désormais suffisamment férue en politique pour savoir qu'il y a un devant de la scène, et des coulisses. Son père avait été sous les feux de la rampe. Peut-être son filleul était-il un de ces hommes dévoués qui exécutent à la place de leur mentor les tâches interdites aux grands. Se dessinaient des aspects plus sombres, les premières craquelures dans le portrait du père. Fidèle à son habitude, Anne rangeait soigneusement dans un coin de sa tête les réflexions qui crevaient la surface, pour mieux se concentrer sur les propos de son interlocuteur. Elle ressortirait tout ça plus tard, la nuit, quand elle faisait le bilan de sa journée, entre prière et endormissement.

Vous ne le savez certainement pas mais si je suis dans le coin c'était bien pour protèger le Dauphiné à ma manière... Demanderez à Pénélope...

Oui, elle demanderait. Elle avait déjà demandé, en fait, au détour d'un couloir de Pierre-Scize. Et elle savait. Mais cela non plus, elle ne le dirait pas.

Votre Père croyait en ce qu'il faisait... Ce qu'il faisait était alors tout à son honneur et je peux vous jurer que jamais votre Père de s'est contredit en parjure et en tromperie... Honnête et juste... Ne doutez jamais que votre Père était homme un bon et remplit d'honneur, ne doutez jamais!

Les paroles se gravaient dans la mémoire de la jeune fille à l'orée de sa vie.
Le temps passait, le visiteur dut prendre congé, repartir.

Anne resta un moment perdue dans ses songes, jouant machinalement avec une miette de pain, qui prenait entre ses doigts fins l'aspect d'une boulette d'argile.


Un courrier de Messire Baron, Demoiselle.

Enfin ! Depuis que HdB était parti pour le Berry, afin d'assister aux obsèques d'un ami, Anne s'inquiétait. Elle savait ce qui était en train de se produire, là-bas. Son parrain Hugo allait partir aussi, malgré sa santé chancelante, fidèle à son serment vassalique, accomplissant sans état d'âme apparent son devoir.
Elle décacheta rapidement la missive, très brève, bien dans la manière concise habituelle du baron.


Citation:
Ma très chère nièce,

Voilà bien longtemps que je devais prendre la plume pour t'écrire, mais les évènements se sont tellement précipités que j'ai manqué de temps.

Je suis aujourd'hui à Bourges, au coté du Duc, pour défendre le Berry. J'ignore nombre de choses sur cette guerre qui couve, mais mon serment me lie au Berry et j'ai donc pris les armes afin de le respecter.

Je vous envoie bientôt des nouvelles que j'espère meilleures.

Votre oncle dévoué

HDB


Anne hésita. Elle savait, elle ce qui se tramait sous cette guerre-là. Mais avait-elle le droit de dire à HdB que son suzerain était un monstre avide d'une gloire à laquelle il était prêt à sacrifier un peuple de moutons bêlants ? Elle décida que non seulement elle en avait le droit, mais aussi le devoir. HdB devait au duc de Berry le consilium : on ne peut conseiller utilement quand on ne sait pas.
Matheline n'avait pas encore fini de débarrasser les reliefs du repas qu'Anne achevait déjà son courrier.

Citation:

Mon oncle,

Les rumeurs de ce qui se passe en Berry sont parvenues jusqu'à nous. Notre diplomatie s'est fort activée, j'ai joué de mes contacts avec les membres de ma famille, en particulier dans l'estoc maternel, un peu partout dans le Royaume, et je ne crains pas de dire que mon grand-oncle d'Aigurande est, une fois de plus, à l'origine d'une manipulation à grande échelle, qui vise non seulement le rattachement de Loches au Berry, mais encore la destruction de Domaine Royal.
Il s'est fait le complice de Sa Grandeur Chuichian, comte du Poitou, et compte nombre d'amis en Bretagne, Anjou,Artois. Son Eminence Ingeburge elle-même serait partie prenante dans l'affaire.
Il m'est parvenu ce matin que deux armées campent désormais sous les murs de Loches. Il ne fait de doute pour personne que lesdites armées sont berrichonnes, même si elles arborent des pavillons non marqués. Une fois de plus, mon grand-oncle se terre, se pose en victime et n'assume pas ses provocations. J'ai appris qu'il en appelait à l'Histoire pour mobiliser les Berrichons. Or, vous savez, mieux que moi sans doute, ce qui fut à l'origine de la guerre de 1455. Vous savez, mieux que moi, les accointances de mon grand-oncle avec la Taupe-du-Marais, alias Decirce. Vous savez de quelle odieuse machination fut victime feu mon père en cette affaire.
Mon frère Gabriel est au plus mal. Un ami de passage à Genève a réussi a obtenir quelques informations de la bouche du frère tourier du couvent où il est soigné. Hélas, les nouvelles sont mauvaises, fort mauvaises. Je prie chaque heure Aristote d'intercéder pour lui auprès du Très-haut. Ma seule consolation, c'est que mon pauvre frère n'aura pas à se ranger aux côtés d'Aigurande en cette triste guerre où ce monstre d'égoïsme entraîne son peuple.
Gardez-vous bien, mon oncle. Que Saint Arnvald, qui doit se retourner en sa tombe en voyant à quelles extrémités d'Aigurande pousse le Berry, et Sainte Boulasse vous protègent.

Votre nièce affectionnée,

Anne de Culan, dame de La Mure


La lettre tomberait peut-être en des mains malintentionnées. Anne n'en avait cure. Elle ne scella point, son anoblissement étant encore trop récent pour qu'elle ait eu le temps de se faire confectionner un scel.

Le silence était retombé sur l'hôtel de Culan, douloureux.
Anne se réfugia dans sa chambre, tomba à genoux sur le prie-dieu de sa mère. Elle se sentait seule, abandonnée des hommes et du Très-haut. Elle priait pour qu'Il ramène la santé à Gabriel et le garde de l'acédie, pour qu'Il garde vie à ses oncles, pour le Berry et ses malheureux habitants, pour l'âme de ses parents et la sauvegarde de Messire Valric. Les mots se mêlaient sur ses lèvres aux larmes qui coulaient sans discontinuer.
Elle savait qu'elle aurait dû pardonner à tous leur défection, se lever, et reprendre le collier. Elle ne trouvait plus la force.

_________________
Terwagne_mericourt
La distance séparant Paris de Vienne, elle la parcourut ce jour-là en bien peu de temps, filant à brides abattues, sans se soucier ni du danger de chuter, ni de l'image d'elle-même qu'elle risquait de donner à quiconque la croiserait.

Fuir... Fuir cette ville où elle sortait d'une conversation personnelle qui l'avait laissée dans un état d'esprit qu'elle aurait été bien incapable de définir elle-même. Une conversation à laquelle elle avait mis fin brusquement, dans l'urgence, avant de laisser ses larmes jaillir.

Déçue? Oui, elle l'était... Mais cela passerait, et puis rien n'était joué encore, elle pouvait toujours espérer une issue favorable, ou même une seconde chance plus tard. Les jours à venir confirmeraient sa crainte, ou pas, il lui fallait juste attendre.

Mais il n'y avait pas que cela... Il y avait aussi, et surtout, une espèce de certitude en elle que quelqu'un en particulier avait joué un rôle dans toute cette histoire, sans en avoir l'air, comme il savait si bien le faire... Elle savait à quel point il était capable de se donner des airs de rien tout en tirant les ficelles placées par ses soins des mois plus tôt, manipuler les esprits,...

Pour la première fois depuis leur rupture, elle le haïssait! Purement et simplement!

Son coeur débordait de dégoût envers cet homme qu'elle avait aimé comme aucun autre, à qui elle aurait offert sa vie les yeux fermés, mais pour qui elle n'avait sans doute été qu'une marionnette qu'il plaçait là où il en avait besoin, une espèce de cheval sur lequel il avait misé en espérant le dresser au point de lui faire oublier qu'il pouvait avancer sans lui, un pion sur l'échiquier de ses ambitions à lui.

Incapable d'avancer sans lui... Elle l'avait été, oui, durant des mois...

Mais ce n'était plus le cas, aujourd'hui! Quelqu'un lui avait fait comprendre qu'elle était parfaitement capable de se fixer elle-même des objectifs, des buts, et se donner les moyens d'y parvenir. Qu'elle devait simplement oser, se lancer.

Elle l'avait fait... Pour la première fois depuis des mois, elle avait donc osé espérer atteindre un objectif sans Hugoruth, y avait cru, de toutes ses forces, s'en était donné les moyens, avait mis toutes les chances de son côté...

Pourquoi?

Pour mieux retomber à présent?

Elle ne savait plus, et aurait voulu oublier cette conversation, mais surtout l'espoir qu'elle avait ressenti juste avant... Espoir qui maintenant n'était plus qu'une interrogation... Un doute...

Entrant dans la ville, elle laissa son cheval aux écuries de l'auberge où elle continuait à loger, et se rendit à pied jusqu'à l'Hôtel de Culan, là où se trouvait Anne : la seule personne pour qui elle restait la Dame de Thauvenay, celle qui s'investit, et ne reprenait pas sa vie d'avant, celle de Terry la troubadour qui n'a aucune attache et aucun but, que celui d'attendre la fin et les retrouvailles avec Zeltraveller.

Accueillie par Bacchus, qui la regardait étrangement, sans doute à cause de l'état dans lequel l'avait mise sa course dans le vent et la pluie, elle demanda à voir sa nièce.

Elle avait besoin de voir dans son regard qu'elle existait en dehors de sa relation avec Hugoruth.

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--Bacchus
Ben c'est coum je te le dis, elle pleure.

Grande bêtasse ! Quitte-t'en donc c't'air de contentement, et va-t-en la consoler !

Norf de norf, le Bacchus ! Qui que t'es donc, pour m'donner des ordres à moi la Matheline ? Va-t-en donc la consoler toi-même, si ça te fait misère qu'elle pleure. Moi, je dis que ça lui f'ra les pieds. L'était déjà pas assez morguante coum ça, qu'l'aut' Tassin l'a cru bon de l'ennoblir ?


Bacchus s'approche, formidable, les yeux roulant sous son sourcil. Il lève haut la main, Matheline recule, effrayée, rencontre la table, se met à balbutier des choses qu'on ne comprend guère.
Bacchus laisse retomber sa main, hausse les épaules : ça servira à quoi, de lui flanquer la torgnole qu'elle mérite ? Ca ne ramènera pas le sourire sur le petit visage de la demoiselle.
Et voilà que le marteau de la grande porte retentit.


T'as ben de la chance, la Matheline. Je vas ouvrir. Mais tu ne l'emporteras pas dans le Soleil, pour sûr !

C'est la Dame de Thauvenay. Elle est toute mouillée, toute échevelée. Bacchus la regarde comme s'il avait vu un fantôme. Il se souvient bien d'elle, à Sancerre, il y a des ans, quand Dame Mentaïg l'avait recueillie chez elle pour une nuit ou deux. Elle ressemblait à ça. Elle avait bien changé, depuis. C'était devenu une dame. Et là, d'un coup d'un seul, la voilà qui se ressemble.
Bacchus ne pipe mot. Ce n'est point son rôle. La dame demande à voir la demoiselle. Bacchus s'incline légèrement, comme Dame Mentaïg lui avait appris à le faire au Castel des Ambassades de Bourges. Il se tient bien droit, marche majestueusement vers la chambre de la demoiselle. Il en est à deux pas quand il s'arrête net, sans se soucier de savoir si Dame Terwagne ne va pas se cogner à son large dos.


Faut que vous sachiez, Dame. Demoiselle Anne, elle est ...

A-t-il le droit de dire ça ? Il n'est qu'un domestique, un cocher. Dame Terwagne ... ben c'est une dame ! Mais Bacchus se dit qu'elle est un peu comme lui, et comme était Dame Mentaïg, requiescat in pace : elle n'est pas née dans la soie ; c'est une personne sortie de sa condition à la force du poignet, une personne entre deux mondes, qui regrette parfois l'ancien, même s'il était dur, mais veut tout de même regarder de l'avant.
Ça lui donne du courage, à Bacchus. Il peut parler à Dame Terwagne.


Demoiselle Anne, elle est pas bien du tout. Ya Demoiselle Blanche qu'est 'core au couvent, pis Monseigneur Gabriel qu'on sait même pas s'il est 'core vivant, pis Messire Valric qu'est venu céans, et que ça a remué bien des choses, pis Messires d'Aupic et d'Angillon qui sont repartis...

Il secoue sa grosse tête, contemple la dame de ses gros yeux striés de rouge, pousse un soupir à fendre l'âme.

Pis j'suis qu'un cocher, Dame. Mais ça m'rend tout chose que d'voir la p'tite coum ça.

Il ouvre d'un coup la porte d'Anne, se refuse le droit de regarder, s'efface et annonce la visiteuse avant de se retirer dans ses écuries, où le briquage des harnais lui fera passer le chagrin.

Dame Terwagne de Thauvenay !
Terwagne_mericourt
Tout en suivant le domestique dans les couloirs, Terwagne regardait tomber sur le sol les gouttes venant de sa chevelure. La pauvre Matheline aurait du travail en plus par sa faute...

Mais aujourd'hui, contrairement à sa nature profonde, même de cela elle n'en avait cure.

Rien n'avait d'importance!

Juste la haine qu'elle ressentait, et l'envie de fuir à tout jamais, de retrouver sa vie faite de vent et de liberté, de voyages sans but, sans envie, sans déception aussi, sans projet, sans chute...

Continuant à cheminer derrière l'homme, elle laissait ses idées s'enchaîner, et en arriver à la conclusion suivante : cette visite à Anne serait sans doute la dernière, elle lui ferrait ses aux-revoir, lui annoncerait qu'elle repartait vers sa vie d'avant Hugoruth, celle où elle ne projetait jamais rien et n'était jamais déçue, celle où on ne connaissait pas le Vicomte Cornedrue, mais bien Terry la "Jolie Tempête".

C'est à cet instant que Bacchus s'interrompit, et lui parla...

Tout d'abord étonnée d'entendre le domestique s'adresser à elle sur le ton de la confidence, elle fut encore plus surprise par ce qu'il lui expliqua, surtout par la dernière phrase, à laquelle elle ne put s'empêcher de réagir, de façon abrupte.


Le Vicomte d'Angillon est reparti? Mais quand diable va-t-il enfin tenir sa promesse à son défunt cousin et veiller sur sa filleule, le lâche !?!?!

Les mots lui avaient échappés, remplis de cette colère qu'elle éprouvait à son encontre... Heureusement, le brave Bacchus ne dut pas les entendre, puisqu'au même moment il ouvrait la porte et l'annonçait à sa nièce, avant de disparaitre.

Le spectacle que Terwagne découvrit la laissa un instant muette, incapable d'encore dire un mot, ou faire un pas, pas plus que de se souvenir du pourquoi elle était venue, ou de ce qu'elle avait prévu d'annoncer à la jeune fille... Elle ne voyait plus rien qu'Anne et ses larmes.

Toujours muette, elle finit par s'avancer et se mettre à genoux à ses côtés, avant de la prendre dans ses bras.

Ces gestes, qui lui vinrent comme un réflexe enfoui en elle depuis toujours, elle n'en eut pas vraiment conscience au moment où elle les réalisa, mais bien plus tard, lorsqu'enfin elle reprit quelque peu le dessus sur ses propres émotions, murmurant quelques mots à la jeune fille, avant de se relever.


Anne... Et si enfin nous parlions de tout ce qui nous pèse tellement, à toutes deux, au lieu de nous laisser inonder, vous par les larmes, moi par la pluie?
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Anne_blanche
Le prie-dieu disposé entre le lit et la cheminée plaçait Anne à contre-jour. La mauvaise lumière de cette journée de pluie la frappait de biais, si bien que, du seuil, on ne voyait pas son visage. Il lui restait suffisamment d'orgueil pour bénir cette disposition des meubles quand Bacchus poussa la porte. Elle avait certes beaucoup de considération pour son cocher, et même de l'affection, mais se fût trouvée très mortifiée qu'il la vît pleurer.
Heureusement, Bacchus avait pris soin d'annoncer la visiteuse. A travers ses larmes, Anne ne distinguait qu'une silhouette immobile. Elle tourna la tête, chercha fébrilement une excuse à ses larmes, n'en trouva pas.
Déjà, Terwagne s'agenouillait à ses côtés. Se disant qu'elle voulait prier avec elle, Anne voulut profiter héroïquement du répit pour ravaler ses larmes. Mais elle n'en eut pas le temps. Elle se retrouva soudain enserrée dans les bras de sa tante, blottie dans la chaleur d'un corps maternel, sans autre choix que de s'abandonner.
C'en était trop. Depuis trop longtemps elle luttait contre son absence d'enfance, depuis trop longtemps elle présentait au monde un visage serein, aux traits lissés par l'orgueil de sa caste. Sa mère était morte, son frère mourant, sa sœur absorbée par le couvent, plus sûrement que l'eau tiède dissout le miel.
Agrippée aux vêtements humides de Terwagne, elle put enfin laisser libre cours à sa peine, de défaire, pour quelques minutes, du trop lourd fardeau. Elle ne se demandait même pas pourquoi Terwagne était trempée, pourquoi sa joue était si froide, ni ce qu'elle faisait à Vienne, alors qu'elle était censée se trouver à Paris. Elle était là, au moment précis où Anne avait besoin d'elle, c'était tout ce qui importait.


Anne... Et si enfin nous parlions de tout ce qui nous pèse tellement, à toutes deux, au lieu de nous laisser inonder, vous par les larmes, moi par la pluie?

Quand la Dame de Thauvenay se releva, la rupture du contact ramena Anne au sentiment de sa condition. La terrible morgue des Ambroise coulait dans ses veines à égalité avec l'orgueil des Cornedrue. Et elle, dans tout ça ? Une scène semblable, ou presque, survenue des années plus tôt, lui revint en mémoire. Son regard se porta irrésistiblement sur le coffre où elle s'était assise, la tête sur l'épaule de son frère, un jour de trop grand chagrin.
La pluie... Elle frappait dru aux épais carreaux verdâtres de la fenêtre.


Mère avait les yeux pers...


Et comme ces carreaux, les yeux de Mère étaient trop souvent ternis par l'eau retenue. La Vicomtesse ne pleurait pas. Elle s'était laissée consumer peu à peu par la lente brûlure du Soleil auquel elle avait aspiré treize longues années. L'amour du Vicomte d'Ancelle n'y avait rien changé. Il avait suffi d'un bref retour en Berry, pour le mariage de Tante Johanara, et l'appel de Valatar avait été le plus fort.

Oncle HdB serait-il lui aussi aspiré par l'amour d'une morte ?


Quelle atroce magie distille donc la terre du Berry, ma tante, pour faire naître de telles amours, et s'en abreuver ?

Anne n'avait pas conscience qu'elle distillait de simples bribes du cheminement de sa pensée. Le geste maternel de Terwagne l'avait ravalée au rang de toute petite fille, d'enfant confiant qui n'imagine même pas que sa mère ne sait pas tout de ce qu'il a dans la tête.


Est-ce ainsi qu'il nous faut vivre ? A quoi bon, ma tante ? A quoi bon ... ?

Les derniers mots furent murmurés. Anne quitta le prie-dieu, s'assit sur son lit, les yeux secs, désormais. Ne restaient plus de ses larmes que des traces salées sur ses joues.

Pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi le Très-haut nous inflige-t-il cela ? Pourquoi, ma tante ?

La petite voix encore enfantine exigeait des réponses. Au seuil de sa vie adulte, Anne percevait douloureusement la mort, non plus comme le passage vers le Soleil que lui avait expliqué le Père Comis, mais comme la fin ridicule et inéluctable d'une farce non moins ridicule et vaine appelée la vie.
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Terwagne_mericourt
Le front collé contre la fenêtre devant laquelle elle s'était postée en se relevant, la Dame de Thauvenay écoutait les interrogations de sa nièce se répéter en boucle dans sa tête.

Ces questions, elle avait du se les poser elle-même des dizaines et des dizaines de fois, sans jamais y trouver de réponse... Mais des réponses auraient-elles changer quoi que ce soit à son chagrin et sa douleur les soirs où elle s'y engluait? Sans doute pas, non.

Un silence bien lourd régnait à présent dans la pièce, rompu uniquement par la mélodie de la pluie s'écrasant contre le carreau de la chambre, et Terwagne se fit la réflexion que pour la première fois de sa vie, cette musique qu'elle avait toujours aimée plus que toutes les autres était surtout en train de l'énerver. Les petits clapotis lui donnaient l'impression de faire écho aux battements douloureux de son coeur, et rien d'autre.

Se tournant brusquement, comme si elle espérait par ce simple geste oublier l'existence et des gouttes d'eau et des larmes, elle s'avança vers Anne, et prit place à ses côtés, le regard plongé vers le sol.


Je n'ai pas de réponse, ma nièce... Aucune réponse, malheureusement.

Je me suis demandée tellement de fois pourquoi le Berry avait servi de parchemin à des lignes si importantes de mon histoire de femme, et jamais je n'ai trouvé la moindre raison...

Je me suis bien souvent demandée également pourquoi et pour qui continuer à avancer, puisque dans mon cas je n'ai même pas de famille, et n'aurai sans doute jamais d'enfant, à présent...


Jamais d'enfant? C'était bien la première fois qu'elle pensait réellement à cette maternité que sans doute jamais elle ne connaitrai, et dont elle n'avait jamais même envisagé la possibilité au cours de son histoire avec Hugoruth.

Etrangement, ce sujet, elle ne l'avait jamais abordé, et lui non plus... Aurait-elle du y voir un signe à l'époque?

Relevant les yeux vers sa nièce, elle fut soudain prise du sentiment d'avoir gâché son existence, de ne pas réellement avoir été une femme puisque n'ayant jamais donné la vie, d'être un être non abouti qui n'aurait même pas réalisé la première chose pour laquelle il avait été placé sur terre, une simple ébauche de femme ratée...

Retenant la larme qui naquit alors sous sa paupière droite, elle respira profondément, et reprit, d'une voix qu'elle aurait voulue plus assurée, plus chaleureuse, et sans doute plus ferme également.


Je crois que si depuis quelques mois je continue à avancer, Anne, c'est uniquement pour vous, au fond.

Pour vous qui un jour sans doute trouverez des réponses que je voudrais vous donner aujourd'hui, qui réussirez mieux que moi à devenir forte et maître de votre propre existence.

Et si je peux, au seuil de ma propre vie, me dire que même si je n'ai pas été capable de donner la vie par moi-même, j'ai au moins joué un petit rôle dans votre construction à vous, alors tout ce chemin enduré n'aura pas été fait pour rien.

Vous aussi, Anne, trouverez un jour quel était le but de la vôtre, de vie. J'en suis certaine.


Quelques instants plus tard, elle se levait et prétextait le besoin de se sécher et changer pour prendre congé et rejoindre l'auberge où elle logeait... Anne avait besoin de tout sauf de voir ses larmes à elle se mettre à couler.
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Anne_blanche
Haletante, Anne attendait des réponses. L'espoir se lisait sur ses traits. Terwagne saurait.

Je n'ai pas de réponse, ma nièce... Aucune réponse, malheureusement.

Déception, colère, abattement, puis résignation. Les paupières d'Anne battirent, ses yeux s'agrandirent, tandis qu'elle recevait de plein fouet la révélation que les grandes personnes ne savent pas. Ces choses si terribles que sont la naissance, l'amour, la mort, elle avait cru naïvement qu'elle les comprendrait le temps venu, et cela la poussait en avant. Et voilà qu'on lui annonçait tout de go que les réponses n'existent pas.

... jamais je n'ai trouvé la moindre raison ... pourquoi et pour qui continuer à avancer...


Elle aurait pu trouver un certain réconfort dans l'idée qu'elle n'était pas seule à se poser les questions essentielles, pas seule à se demander "à quoi bon?"
Il n'en fut rien.
La dame de Thauvenay parlait de l'enfant qu'elle n'aurait jamais, et elle regardait Anne. Celle-ci ressentit le besoin soudain de se blottir à nouveau contre elle. Mais la phrase suivante tomba comme un couperet.


Je crois que si depuis quelques mois je continue à avancer, Anne, c'est uniquement pour vous, au fond.

Anne eut un haut-le-corps. Sa tante n'avait bien évidemment pas eu l'intention de la blesser. Mais cette simple phrase fit soudain peser sur les épaules de sa nièce une responsabilité qu'elle n'était pas prête à assumer. Sa sensibilité exacerbée par l'angoisse et les nuits sans sommeil la fit inverser la situation. Elle avait voulu se décharger sur Tante Terwagne de son indicible chagrin, s'entendre dire que tout cela avait un sens, que toute vie, si courte soit-elle, a le même prix aux yeux du Très-Haut ; et c'était Tante Terwagne qui cherchait dans le regard d'Anne un sens à sa propre destinée.

Alors quoi ? Que faire ? Que dire ? Etait-elle si vile, que tous ses proches se détournaient d'elle pour se fondre un à un dans le Soleil ?

Tante Terwagne l'assurait qu'elle trouverait des réponses, un but à sa vie. Est-ce que la vie a besoin d'un but ? Le Père Comis disait que la vie se suffit à elle-même. Tante Terwagne ne semblait pas d'accord avec cette assertion. Elle souffrait. Anne avait vu sa mère souffrir, treize ans. Elle se gardait comme de la peste des affections trop vives, des engouements d'amitié, parce qu'elle ne voulait pas souffrir. Raté... Complètement raté.

La dame de Thauvenay se leva, prit congé. Anne ne chercha pas à la retenir.
Elle comprendrait, des années plus tard, quand le temps aurait fait son œuvre, qu'il ne suffit pas de bien s'aimer pour être à l'abri de l'incompréhension, et que l'incompréhension n'est pas un écueil à l'affection. Elle apprendrait aussi qu'il est des moments où nul ne peut rien pour vous, où toute parole vous semble une agression, où vous prenez en mauvaise part la moindre manifestation de sympathie. Des années plus tard ...
Pour l'instant, elle en voulait à la terre entière, aux vivants comme aux morts.

Ses tâches au Conseil vinrent s'alourdir, quelques jours plus tard, d'une nomination à la Chancellerie.
"Un jour, comme mon père, tu seras diplomate. N'oublie pas, ce jour là, qu'un diplomate qui s'amuse est moins dangereux qu'un diplomate qui travaille." La phrase avait été prononcée par son grand-père paternel, à l'adresse de feu Valatar. C'est Oncle Hugo qui lui avait rapporté l'anecdote. Anne marchait, encore et toujours, dans les traces de son père.
Mais alors que Valatar avait su se faire aimer de tous - même d'Oncle George, à une époque - Anne n'avait pas ce don. C'est avec le sentiment de brûler les étapes, de faire tout trop jeune, qu'Anne reçut des mains de Messire Akmer les clefs du domaine de Mercurol. On lui avait souvent reproché ses charges. On lui reprocherait celle-ci aussi. Elle le savait, mais sa carapace d'indifférence se renforçait de jour en jour.

Le quinzième jour d'octobre de cette année 1457, elle se leva, à l'aube, frappa dans ses mains pour signifier à Matheline qu'elle pouvait faire monter son bol de lait, s'agenouilla sur son prie-dieu, en chemise, comme tous les matins. Il faisait froid. On n'avait pas encore allumé les cheminées. La lumière avait cette qualité particulière que lui confèrent les premières gelées, cette dureté bleutée à peine adoucie par l'or des feuilles qui tombent. Anne récita ses prières, comme tous les matins, et resta quelques minutes agenouillée, à mettre au point en pensée l'ordonnancement de sa journée. Passer à la Mairie, puis filer à Pierre-Scize ; passer donner son avis sur la façon de traiter la énième provocation stérile de Messire Argael ; préparer sa présentation à Mercurol ; terminer les comptes du remboursement de la guerre de Bretagne ; étudier les rapports remis par Messire Akmer ; passer à l'hôtel de l'APD bailler ses clefs à Messire Geoffroy... Elle rentrerait peu avant mâtines, s'assurerait que le petit Philippe-Levan était bien bordé dans son lit, se coucherait, n'aurait pas une minute pour penser à Gabriel, et ce serait très bien ainsi.
La figure de Matheline s'encadra dans la porte. Derrière elle se tenait Bacchus, moustache en berne et bonnet en main. La servante tenait un parchemin lacé de noir.
Une unique plainte s'échappa des lèvres d'Anne, qui se recroquevilla sur son prie-dieu, comme si on l'avait frappée au ventre. C'était fini. Gabriel aussi avait tout fait trop vite. Diacre à 15 ans, évêque à 17. Le Très-haut lui avait permis de faire ce pour quoi il était né.
Sous l'oeil médusé de Bacchus et Matheline, elle se releva, se tint toute droite auprès du prie-dieu, la main cependant crispée sur le dossier.


Je n'ai plus le temps de déjeuner, Matheline. Mon bain est-il prêt ? Bacchus, attelez au plus vite, nous partons pour Mercurol.
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Wilgeforte_
Vienne en octobre.
Pour elle qui venait d’arriver en Dauphiné, cette saison était absolument unique. Elle n’avait vécu que sous un soleil toujours présent : au zénith en été, et encore bienfaiteur en hiver. Mais elle connaissait bien sûr la neige, également, elle en avait souvent entendu parler, surtout dans des récits faits par les voyageurs revenus des terres septentrionales. Mais ça, elle ne le connaissait pas. Elle ne savait même pas que ça existait.
Mais ça, qu’es-ce que c’est ? C’est le temps dont Dieu gratifiait Vienne ce jour-là. Ce n’était certes plus l’été : il était impensable que Wilgeforte sortît de son auberge aussi peu vêtue qu’elle avait pris coutume de l’être en Sicile et durant les premiers mois passés en royaume français. D’ailleurs, l’aubergiste qui la logeait, prévoyant et industrieux, commençait déjà à entreposer des bûches de taille impressionnante à côté de l’âtre. Non, définitivement, ce n’était plus l’été. Mais ce n’était pas encore l’hiver non plus : il suffisait que Wilgeforte portât des manches pour ne plus ressentir le froid. En outre, il était certes déconseillé de se baigner dans le lac, mais son eau n’en était pas encore gelée. Par ailleurs, lorsqu’une précipitation dardait ses nuages menaçants dans le ciel viennois, il tombait toujours de l’eau, et non de la glace ou de la neige.
Pas l’été, pas l’hiver… Ça ne dit toujours pas ce que c’est. Curieuse de nature, elle résolut de descendre parler innocemment du climat avec l’aubergiste ou d’autres clients afin d’en apprendre un peu plus sur cet étrange état d’entre-deux. Mais ses projets furent bientôt troublés par l’entrée inopinée du fils de l’aubergiste. Il tenait en sa main un pli et Wilgeforte eu droit, en guise de salutations, à ceci :


Courrier pour vous, signora de Tirlato Gronatil !

Au bout de deux semaines seulement, de guerre lasse, elle avait perdu l’habitude de reprendre les personnes lorsqu’elles écorchaient son nom et, secrètement, tenait un registre de toutes les variantes que l’on en avait fait – certaines étant d’ailleurs des plus poétiques. En outre, dans le cas présent, l’adorable effort effectué par ce jeune homme aux traits délicats et aux fines attaches – signora au lieu du traditionnel dame – était tellement touchant qu’elle se serait trouvée odieuse de le reprendre. Elle prit le pli et le remercia.
Elle appréciait tout particulièrement ce grand garçon, ou ce jeune adulte, c’est selon. Sa physionomie chatoyante ne suffisait pas, seule, à expliquer cet attrait. C’est que, au cours des nombreuses soirées passées au coin du feu avec les clients et les propriétaires de l’hôtel, elle avait appris à mieux le connaître. Et elle remarqua rapidement que Dieu avait fait un autre don au jeune homme : celui d’une vivacité d’esprit fort appréciable. Son esprit critique, plus que tous le reste, était déjà fort développé pour son âge : il devenait le cauchemar des fanfarons qui, voulant épater la galerie par de grandiloquents récits de voyages, ne prenaient pas assez garde à la cohérence de leur conte pour éviter les remarques cinglantes du fils de l’aubergiste. Quel dommage qu’un tel visage et qu’un tel esprit soit à jamais condamné à porter des plats dans un salle où gueux et mécréants ribaudent ensemble les jours de noce.
Elle arrêta là ses réflexions, sentant qu’elles allaient la mener à juger l’œuvre de Dieu, chose qu’elle ne pouvait décemment se permettre, et ouvrit la lettre. Elle lut. Elle acheva sa lecture en une paire de minutes. Elle prit un temps de réflexion. Elle relut. Non, il n’avait pas sauté une ligne. Elle descendit les marches menant au rez-de-chaussée et sortit de l’auberge, sa missive en poche, et parcourut les rues de Vienne.

Resurgirent alors fort logiquement toutes les questions qu’elle s’était posée avant la réception de la missive. Elle s’efforça de les chasser : n’ayant pas la réponse et ne pouvant de toute évidence pas la trouver d’elle-même, sa curiosité ne pourra être satisfaite que par une tierce personne, et retourner la problématique dans tous les sens ne ferait que l’énerver.
Rêveuse, elle passa devant le port de Vienne. Chose étrange s’il en est, ce port. Voilà quelques jours à peine qu’elle remarquait son existence. Un peu comme s’il n’existait que depuis peu. Or, tout le monde était formel, Vienne disposait d’un port en sus d’un lac depuis toujours. Elle s’arrêta quelques minutes, contemplant les mouettes qui, elles aussi, se faisaient de plus en plus rares, puis reprit sa route.
Elle arriva à destination après une dizaine de minutes d’une marche lente, tant elle avait pris le temps de flâner pour observer comment la nature et les hommes se modifiaient ou modifiaient leurs habitudes en cette période de l’année. Après avoir signalé sa présence comme il en convient, elle dit simplement ceci à la personne venue à sa rencontre :


Wilgeforte de Torretta-Granitola, héritière des terres de Campobello di Mazara, secrétaire du saint-office romain et ambassadrice apostolique en Lyonnais et Dauphiné signale sa venue à Anne de Culan.
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Anne_blanche
C'est fiévreuse et au bord de la nausée qu'Anne était rentrée de Mercurol, ce soir-là. Les larmes l'étouffaient, mais elle ne parvenait pas à ouvrir les vannes. Elle brûlait de colère, contre ses parents, son frère, sa sœur, son parrain, toute sa parentèle morte ou vive ; contre l'archevêque de Vienne, qui avait guidé les premiers pas de son frère dans la voie d'Aristote ; contre l'archevêque de Lyon, qui l'avait poussé à l'évêché de Genève, chez ces hérétiques d'Helvètes ; contre le Très-haut lui-même, qui s'acharnait contre elle depuis avant sa naissance.
Elle n'avait rien mangé de la journée, rien bu non plus. Quand Bacchus lui ouvrit la porte du coche et lui tendit la main pour l'aider à en descendre, sa grosse pogne serra une petite main tremblante, sèche comme du vieux parchemin ; son regard croisa les prunelles ternes de sa jeune maîtresse, il ressentit douloureusement dans toute sa grande carcasse le faux-pas qui fit trébucher Anne.


Je n'y suis pour personne...


Anne monta dans la grand-salle, s'assit sur son coussiège. Elle leva la tête vers le plafond. Elle ne se sentait pas la force de gravir l'escalier à vis pour rejoindre sa chambre. Matheline, son visage lunaire pour une fois empreint d'un semblant d'inquiétude, lui présenta un bol de verveine, qu'elle but avidement, se brûlant la langue au passage. Mais ce feu-là n'était rien en regard de celui qui la consumait.
Le Père Comis n'était pas là. Personne n'était là. Personne ne serait plus jamais là pour elle, puisque Gabriel n'était plus.
Le bol lui échappa des mains, Matheline le rattrapa de justesse, coula à Anne un regard effrayé, s'enfuit vers les cuisines, ignorant au passage le froncement de sourcil réprobateur de Bacchus.


Demoiselle, ya là en bas une dame pour vous.


... pour personne, Bacchus.

Le cocher retira son bonnet, se dandina d'un pied sur l'autre.

C'est que c'est pas personne, Demoiselle. C'est ...

Bacchus sentit la sueur lui couler dans les yeux. Il l'essuya d'un revers de bonnet. Il ne voulait pas laisser Anne seule, mais ne savait que trop bien qu'une demoiselle comme elle ne pleure pas sur l'épaule de son cocher, même si le cocher en question l'a vue naître. Il chercha ce qu'il pourrait bien dire pour qu'Anne accepte de recevoir la dame.

C'est une dame avec plein de titres d'Eglise et d'Ambassade.


Anne sentit un regain de colère, lutta contre l'envie de la tourner contre Bacchus.

S'il-vous-plaît, Bacchus, laissez-moi.


La voix était si triste, si fluette, qu'il y avait de quoi attendrir même un politique. Alors, un cocher ... Mais Bacchus insista.

Ben, je crois bien que c'est une amie à Messire Gabriel, Demoiselle. Avec un nom compliqué.

A la mention du nom de son frère, Anne ferma les yeux et courba les épaules.

Dame Wilgeforte ?

Bacchus se jeta sur la nuance d'espoir contenue dans le ton. Il hocha vigoureusement la tête.


C'est ça ! C'est ce nom-là qu'elle a dit. Elle attend en bas.

Anne tourna la tête, contempla d'un air las le mur en face, le parvis de la cathédrale, là-bas, au bout de la rue. La pluie lui brouillait la vue. Elle avait écrit à Dame Wilgeforte au lendemain du décès de Gabriel. Elle ne savait si elle devait le regretter, ou s'en réjouir. Elle ne savait plus rien, en fait.
Sauf que, quand le vin est tiré, il faut le boire, jusqu'à la lie. Cela, c'était inscrit en elle depuis sa plus tendre enfance. On peut être malade, fatigué, malheureux, on assume ses actes, jusqu'au bout. Elle avait écrit à la dame, la dame se présentait à l'hôtel de Culan, Anne la recevrait.
L'effort qu'elle fit pour se lever, marcher jusqu'au centre de la pièce, s'y tenir debout, droite comme un i, la laissa livide et les jambes flageolantes. Elle dissimula ses mains dans les plis de sa robe de deuil, s'agrippa au tissu pour en maîtriser le tremblement.


Faites entrer, Bacchus.
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Wilgeforte_
Dame Wil… Wilgefff… Wilgeforte de… de Tirl… de Tiritola…

Ouais, bon, inutile de laisser patauger ce brave homme plus longtemps, pensa Wilgeforte avant d’abréger sobrement les souffrances du pauvre cocher : C’est bien moi.

Madame va vous recevoir, si vous voulez bien me suivre…

Wilgeforte suivit Bacchus. Tout en parcourant divers couloirs de la cossue demeure familiale, elle se remémora les termes de la lettre qu’elle avait reçue.

Dame,
Votre prière sur la place d'Aristote m'a profondément touchée. Je sais que feu mon frère vous tenait en haute estime, et je comprends désormais pourquoi.

La prière que Wilgeforte improvisa à la lecture de l’annonce de décès de Gabriel, et fortement inspirée du rituel des funérailles aristotéliciennes, avait donc été entendue et rapportée à Anne… mais par qui ?
Et Gabriel avait parlé d’elle à sa sœur. Wilgeforte se demandait bien pourquoi. À part l’avoir été trouver pour lui pose des questions sur le baptême et s’excuser une fois où elle lui avait involontairement manqué de respect, elle ne voyait pas en quoi elle méritait tant l’attention d’un homme tel que Gabriel. Lui, par contre, avait été du début à la fin charmant avec elle ; souvent plus que ce à quoi elle s’attendait. Elle s’était déjà fait cette réflexion lorsque lut l’élogieuse lettre de recommandation que le jeune évêque avait écrite pour elle.


À l'heure de son trépas, qui suit de si près celui de notre mère, je me débats dans les affres du doute.
Ça, ça peut se comprendre. Wilgeforte était cependant légèrement mal à l’aise avec la manière dont les Français appréhendaient la mort d’un proche.
En Sicile, les gens n’avaient pas peur de laisser éclater leur joie : pleurs et cris y étaient monnaie courante lors des funérailles ; cela ne choquait personne : on eût trouvé choquant qu’une femme ne fonde pas en sanglots le jour des funérailles de son époux. En France, la bienséance semblait dicter une certaine réserve. Cette demande de réserve était un grand mystère pour Wilgeforte : il était insensé de penser que les Français souffraient moins que les Siciliens de la perte d’un être cher, alors pourquoi diable fallait-il le cacher ? En pareilles circonstances, cela était naturel de laisser éclater ses sentiments au grand jour ; même pour une femme telle qu’elle à qui on avait appris dès son plus jeune âge que les émotions devaient être refoulées.
Elle ne savait donc pas dans quel état elle risquait de trouver Anne, et cette ignorance l’inquiétait. Mais malgré cette ignorance, elle se promit une chance : peu importe la manière dont Anne montrera ou ne montrera pas sa douleur, Wilgeforte ne sera pas choquée. Que son hôte l’accueil avec dédain ou fonde en larmes dans ses bras, Wilgeforte ne la jugera pas. Ce ne serait pas juste.


Pourquoi n'éprouvé-je aucune honte à exposer ainsi devant vous mon cœur à nu ? Je ne sais, Dame. Il me semble entendre la voix de Gabriel, qui m'exhorte à chercher le secours de notre Sainte Église.
Ah, un début de réponse peut-être. On ne peut évidemment être la sœur d’un évêque sans avoir reçu une éducation fort portée sur la religion. Et il semble naturel de se tourner vers sa Sainte Mère lorsqu’un coup dur survient.
Mais il y avait une chose qu’Anne ignorait — Wilgeforte le sentait à la manière qu’avait Bacchus de marquer une grande déférence envers elle, comme si elle était quelque évêque ou primat — : Wilgeforte n’exerçait des hautes responsabilités dans l’Église que depuis peu : en fait, elle n’était même pas ordonnée. Mais hors de question d’expliquer à Anne pourquoi ces charges ne lui ont été octroyées que récemment. Ce n’était même pas un problème de vocation ; cela tenait en vérité plus de la tragédie familiale. Mais ceci est une autre histoire.


Si vous acceptiez de venir me rendre visite en mon hôtel, à Vienne, je vous y recevrais avec grand plaisir.
Et voici la raison de sa présence ici.
C’eut été inconvenant de se présenter au domicile d’une personne en deuil si peu de temps après le décès de son frère — Gabriel n’était même pas enterré ! —, mais cette dernière phrase était tellement explicite que Wilgeforte n’avait aucunement hésité à transgresser ce code social.

Elle était donc là, à suivre un cocher tout juste suffisamment peu rustre pour travailler au compte d’une si grande famille. Les couloirs se succédaient, les belles dorures ornant les murs aussi. Dans cette demeure où tout respirait l’art de vivre noblement, Wilgeforte se sentait comme un poisson dans l’eau.
Wilgeforte fut introduite dans ce qui devait être la salle principale de la demeure. Son hôte se trouvait au milieu d’icelle, se tenant dans une position d’une rigidité qui traduisait bien la crispation qui devait être la sienne.

Tenant compte du fait qu’elle n’était ni ordonnée ni nommée à une charge paroissiale et que son hôte était une haute noble, Wilgeforte conclut que c’était elle qui était en position d’infériorité sociale. Elle s’avança donc vers Anne d’un pas lent et lui fit une révérence charmante.


Ma sœur, me voici répondant à votre appel.
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Anne_blanche
Anne croyait n'avoir jamais vu Dame Wilgeforte. Mais quand elle entra dans la grand-salle, dont Bacchus refermait discrètement la porte, elle reconnut l'avoir croisée dans un couloir de Saint-Antoine, un jour où elle allait rendre visite à Gabriel. Impossible de se tromper. Ce teint à la blancheur toute aristocratique, ces cheveux de jais, ces yeux où semblait brûler un feu intérieur, elle ne les avait pas oubliés. Simplement, elle n'avait jamais fait la relation entre l'inconnue de l'abbaye, saluée à l'époque d'un bref signe de tête, et la catéchumène dont Gabriel lui avait parlé en termes si élogieux.

La révérence la surprit. Elle en déduisit que la dame n'était pas encore ordonnée, comme elle se l'était imaginé. Les lenteurs de l'Eglise ...


Ma sœur, me voici répondant à votre appel.

Anne se trouva soudain complètement désemparée. Un appel... C'était ainsi que la dame avait perçu son courrier de remerciement. Et au fond, c'était bien de cela qu'il s'agissait. Le diacre qui lui avait fait part des réactions à l'annonce de la mort Gabriel, à Rome, avait-il compris que la jeune fille allait avoir besoin de soutien ? Sans doute. En l'absence de curé à Vienne, il avait pensé signaler la présence d'une secrétaire du Saint-Office.


Laissez-nous, Matheline.

La servante, réfugiée près de la cheminée, tapisserie en mains, lui adressa un regard déçu. Elle perdait là une bonne source d'alimentation de sa manne à ragots.
Le temps que Matheline rassemble aiguilles et fusettes dans le panier qui ne quittait jamais le dessus du coffre, à droite de la cheminée, puis qu'elle sorte en traînant les pieds, revienne tisonner un feu qui n'en avait nul besoin, et sorte enfin, à court d'idées pour rester, Anne le passa à tenter de se reprendre. Peine perdue ... Elle était épuisée, fiévreuse, se noyait dans le flot amer de la haine. Cette dame, elle ne la connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Tout ce qu'elle savait d'elle, c'est Gabriel qui le lui avait dit : une femme à la haute intelligence, à la profonde piété.

Pour gagner encore un peu de temps, Anne désigna un siège, reprit lentement sa place dans l'embrasure de la haute fenêtre. L'éducation reçue de sa mère vint à son secours, quasi à son insu.


Pardonnez mon audace, ma mère.


L'adresse n'était probablement pas adaptée à la situation, mais Anne n'en avait cure. C'était "ma mère" qui lui était venu spontanément aux lèvres, non "ma sœur", et si elle avait été en état d'analyser le moindre de ses propos, comme à l'ordinaire, elle en aurait conclu que, une fois de plus, son âge se rappelait à elle, malgré les efforts déployés pour le faire oublier.

Mon frère me manque.

La voix s'était soudain faite dangereusement atone, mate comme un vieil étain.

Je sens qu'il m'appelle, ma mère. Je crois bien que je vais mourir.

C'était tellement simple, tellement évident, qu'au moment-même où elle prononçait la phrase, Anne fut frappée de l'accent de vérité qui en émanait. Elle sentait monter la fièvre, douce compagne de ces derniers jours. Sa tête se faisait plus lourde, ses membres devenaient gourds.


Ça ne sert plus à rien, tout ça.

Tout quoi ? Elle aurait été bien en peine de l'expliquer.

Ça n'a jamais servi à rien.

L'étonnement se lisait dans les grands yeux bleus posés sur le vide. Anne, soudain, ne ressentait plus ni chagrin ni colère, seulement la certitude de sa propre inutilité, qui se fondait dans l'inutilité de la vie.
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Wilgeforte_
Anne, volontairement ou non, avait laissé à Wilgeforte tout le temps dont elle avait besoin pour réfléchir. La collante dame de parage avait sans doute été le facteur le plus important dans tout cela, mais Wilgeforte sentait confusément que son hôte cherchait elle aussi à gagner du temps.
Elle s’assit avec plaisir sur le siège qu’on lui désignât ; la marche qu’elle avait faite depuis son auberge suivie de la longue station debout lui avait fourbu les jambes.

Profitant d’un nouveau silence d’Anne, Wilgeforte observa le visage de son hôte. On y lisait évidemment les sentiments les plus naturels à la suite du décès de son frère : les yeux étaient rougis, la bouche hésitante, la peau traduisant un sommeil d’une piètre qualité… Anne souffrait. C’était tout ce qu’il y a de plus logique.
Mais il y avait autre chose. Une blessure. Plus ancienne que la mort de Gabriel. Plus ancienne encore que la mort de sa mère, évoquée dans la lettre. Son regard ne trahissait pas. Ce regarde n’était pas seulement triste, il était profondément marqué. Une autre épreuve. Mais laquelle ?


Pardonnez mon audace, ma mère.

Audace de quoi ?
D’interrompre mes pensées ? Cela doit être excusé, en effet ; mais il est peu probable qu’Anne ait voulu dire cela.
De m’avoir écrit pour solliciter mon aide ? Ce serait possible, bien que Wilgeforte fasse cela avec un réel plaisir. Mais cela ne collait pas.
Audace de quoi, alors ?


Mon frère me manque.

Ah, mais voilà ! Elle en avait déjà parlé dans sa lettre en écrivant qu’elle ne savait pourquoi elle n’éprouvait « aucune honte à exposer ainsi devant vous mon cœur à nu ». Wilgeforte le savait, elle. Et voilà qu’elle s’excusait à nouveau de se confier à un clerc. Sans doute parce qu’elle ne savait pas mettre de mot sur cette force qui la poussait à parler aux hommes et aux femmes de Dieu.

Je sens qu'il m'appelle, ma mère. Je crois bien que je vais mourir.

Classique. Un être cher est mort, on a envie d’aller le rejoindre « là-bas ». On veut en finir tout de suite. Sauf que cela ne se passera pas comme cela si l’on décidait de nous-même d’aller le rejoindre. Wilgeforte avait d’ailleurs lu à ce sujet un très beau texte. Elle nota mentalement d’utiliser cette référence le moment opportun.
Elle allait profiter du silence pour entamer ses explications à ce sujet, mais Anne reprit :


Ça ne sert plus à rien, tout ça.

C’est quoi, « ça » ?

Ça n'a jamais servi à rien.

Mais bien sûr ! Cela crevait les yeux.

Wilgeforte regarda encore une fois cette femme, jeune et pourtant déjà tellement accablée, entourée de serviteurs zélés mais pourtant atrocement seule. Comme elle devait se sentir mal dans un si vaste et luxueux hôtel qu’elle était la seule à habiter. Pas étonnant que son subconscient la pousse à faire appel à des gens de l’extérieur pour la soutenir.
Ne voulant pas laisser s’installer un silence qui n’aurait pu être qu’embarrassant, elle décida de répondre à Anne en ces termes :


Ma sœur, ne soyez ni désolée ni interloquée : vous n’êtes pas inconvenante en m’ouvrant ainsi votre cœur car votre désir est simplement de l’ouvrir à Dieu à travers moi. Ce phénomène s’appelle la foi, tout simplement. C’est souvent dans les périodes les plus ombres de notre vie que l’on désire se tourner vers Dieu ; soit pour l’insulter, soit pour lui demander conseil. Je suis heureuse de constater que vous avez choisi la seconde option.

Je vais donc, humblement, vous conseiller. Vous avez tout à l’heure parler de « rejoindre Gabriel ». Je sais par expérience que parfois, lors de la perte d’un être cher, nous n’avons plus qu’une seule envie : celle de nous laisser mourir. Or, sachez que cette attitude constitue le pire des péchés. Cela est d’abord pécher par orgueil, car en décidant vous-même de quitter ce monde, vous vous substituez à Dieu. N’avez-vous jamais entendu notre archevêque proclamer fort justement que « ce que Dieu fait, Lui seul peut le défaire » ?
En outre, pour que ce message implicite devienne explicite, il y a notre Livre Saint. Écoutez plutôt ce passage, dit Wilgeforte tout en ouvrant le Livre des Vertus qu’elle ne quittait jamais :
    Mais il faudra encore que, chaque jour, toi et les tiens fassiez perdurer votre espèce (...) J'ai fais de toutes les créatures vos soumises. Ainsi vous vous en nourrirez, sans qu'elles ne se nourrissent de vous. (Création VIII, 6)
De ces paroles divines, il ressort sans ambiguïté que l'un des buts de l'humanité est non seulement de perpétuer son espèce, mais aussi de veiller à l'intégrité de sa vie. Si la création est effectivement notre bien dont nous disposons librement, l'humain fait exception à cet usage. L'humain dispose de tout sauf de lui-même.

Comprenez maintenant qu’une telle décision serait un tellement grave péché que, morte, vous seriez sans délai expédiée vers les froideurs de la Lune. Ne pensez donc pas que vous laisser mourir vous permettrait de rejoindre votre défunt frère qui, lui, goûte sans nul doute aux félicités du Soleil.

Wilgeforte marqua une longue pause. Elle contempla à nouveau cette jeune femme, totalement dépassée par les évènements. Comme cet hôtel devait raviver en elle de douloureux souvenirs, et comme elle devait s’y sentir encore plus seule et perdue…
Il n’y avait décidément qu’une seule chose à faire.


Ma sœur, je vais être franche avec vous. Depuis que je suis arrivée ici, je pense avoir compris une nature sous-jacente du mal qui vous ronge. Certes, les décès successifs sont autant d’épreuves qui peuvent vous paraître ardues à surmonter ; cela est tout à fait compréhensible. Mais pensez-vous que le fait de rester dans cet immense hôtel que vous êtes désormais la seule à habiter, perdue dans l’infinie longueur de ses corridors, avec une ruche de serviteurs gravitant autour de vous, soit une bonne chose ?

Vous avez fait appel à moi parce que, inconsciemment, vous vous raccrochez à votre foi dans les moments douloureux. Cet acte est preuve de grande sagesse et de grande piété. Aussi vaudrait-il peut-être mieux d’aller jusqu’au bout de cet élan spirituel. Quittez un temps cet hôtel que, j’en suis certaine, vous trouvez sinistre. Prenez du temps pour, bercée par l’amour de Dieu, réfléchir aux raisons qui L’ont poussé à vous faire subir tout cela, et à ce dont l’avenir pourra être. N’avez-vous pas quelque résidence secondaire, perdue dans la campagne, où vous pourrez vivre seule un temps ?
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Anne_blanche
Il n'y eut entre l'aveu de désespoir d'Anne et la réponse de son invitée qu'un laps de temps très bref, mais qui parut durer des heures à la jeune fille. Des heures, au cours desquelles elle passa successivement du plus noir désespoir à la culpabilité, de la culpabilité à l'épouvante, de l'épouvante à un désespoir plus sombre encore qu'avant son aveu. Elle ne se reconnaissait plus. Elle n'était plus qu'une loque, une poupée de chiffons vide, tassée sur son coussiège comme une très vieille femme, qui n'attend plus rien de la vie.

Quand Wilgeforte prit la parole, ce fut d'abord comme si une voix très lointaine, surgie d'un passé qu'elle croyait oublié, la berçait dans sa chambre du château de Culan, en Berry, un soir d'orage et de terreur. La voix d'une servante dont elle ne se rappelait même plus le nom, fille anonyme au service de sa mère, probablement outrée du désintérêt de la vicomtesse pour ses enfants. Elle avait mis ses talents de berceuse à contribution pour calmer une toute petite fille de trois ou quatre ans effrayée par le tonnerre et la nuit.

La mélopée l'enveloppa, plus sûrement encore que les mots eux-mêmes. Elle avait besoin de se sentir ainsi entourée, plus à l'abri au creux d'une voix amie qu'elle ne l'avait été dans le sein de sa mère, avant de pouvoir donner du sens à ce qu'on lui disait. Elle avait besoin d'être, au moins quelques minutes, l'enfant qu'on ne l'avait jamais laissé être, depuis sa naissance non désirée, parce que jamais connue d'un père mort trop tôt pour en apprendre la nouvelle. Elle avait besoin de savoir que même une parfaite inconnue pouvait receler en elle tant de compassion et de commisération que tout un chacun, en l'entendant, se sentait plus humain.

Puis les mots parvinrent à son entendement embrumé par la fièvre et le chagrin. Dame Wilgeforte parlait de la Lune, du Soleil, de toutes ces choses si profondément inscrites en Anne que leur simple évocation suffit à les rendre immédiatement accessibles. En quelques instants, la dame avait mis en mots tout ce qu'Anne ressentait si cruellement depuis la mort de Gabriel, sans parvenir à l'amener à un niveau conscient, encore moins à l'exprimer.
Mieux : en une seule citation du Livre des Vertus, elle apaisait d'un coup non seulement ses tourments présents, mais encore ceux qui la taraudaient depuis qu'elle avait compris, à dix ans à peine, qu'elle devrait un jour porter la vie pour perpétuer le nom des Culan. Ce qui juste auparavant lui semblait une ignominie lui apparaissait soudain, par la magie de la voix chantante de Dame Wilgeforte, son Destin, voulu par le Très-haut, donc éminemment envisageable et pur.

Il y eut un long silence, seulement troublé par les sanglots secs de la jeune fille, qui la secouaient toute entière, et achevaient de l'épuiser, mais permettaient à son corps de relâcher enfin cette tension qui l'habitait depuis des mois et des années.
Elle était seule dans la grand-salle avec cette dame qui lui parlait comme si elle l'avait toujours connue, qui la comprenait mieux que quiconque. Etait-ce parce que, au fond, l'humain n'invente jamais rien ? Ce qu'elle vivait, tant d'autres l'avaient vécu avant elle, et le vivraient dans les siècles des siècles ! Son chagrin se diluait peu à peu dans l'immense chagrin des Hommes.


Vous avez fait appel à moi parce que, inconsciemment, vous vous raccrochez à votre foi dans les moments douloureux. Cet acte est preuve de grande sagesse et de grande piété.

De sagesse ? Ah ! Si seulement elle avait eu le droit d'être moins sage, et plus frivole ! De piété ? Oui ... oui, certainement... Le Sans-nom avait tenté de la mener sur la voie de l'acédie. Elle ne s'y engagerait pas. Elle retrouverait Gabriel, ses parents, son ami Antoine, dans le Soleil, à l'heure choisie par le Très-Haut.

Aussi vaudrait-il peut-être mieux d’aller jusqu’au bout de cet élan spirituel. Quittez un temps cet hôtel que, j’en suis certaine, vous trouvez sinistre. Prenez du temps pour, bercée par l’amour de Dieu, réfléchir aux raisons qui L’ont poussé à vous faire subir tout cela, et à ce dont l’avenir pourra être. N’avez-vous pas quelque résidence secondaire, perdue dans la campagne, où vous pourrez vivre seule un temps ?


Il y avait bien le château de La Mure, dont venait de lui faire don Sa Grasce Ka, au nom du Lyonnais-Dauphiné. Mais d'une part, Anne n'avait pas encore trouvé le temps de s'y rendre. Elle avait dépêché là-bas un homme de confiance, chargé de prendre les rênes de la seigneurie en son absence. D'autre part, il lui apparut clairement que ce château, récompense de son investissement, était aussi le symbole de tout ce qui l'avait poussée, depuis son plus jeune âge, à vivre non sa propre vie, mais celle de son père, à travers la sienne.

Citation:
L'humain dispose de tout sauf de lui-même.


Elle avait cru pouvoir disposer de sa vie, la régler à sa convenance, en digne fille de Valatar ; elle avait cru agir au mieux, pour la fierté de son père. Elle en avait oublié d'être elle-même, de se laisser guider par sa foi et son destin.

Le regard qu'elle posa sur Wilgeforte était encore plus gris que bleu, mais derrière les paupières rougies par les larmes contenues et l'épuisement, une lumière plus douce apparaissait, plus enfantine, aussi.


Ma mère, je crois que le couvent où vit ma sœur est le lieu le plus approprié. Le Très-haut m'y semblera plus proche.

Elle se leva, mue soudain par un sentiment d'urgence : il lui fallait accomplir le voyage de quelques toises qui la séparait du couvent, le plus tôt possible. Nul besoin de s'encombrer de hardes. Bacchus, le fidèle Bacchus, à qui elle devait la présence de Dame Wilgeforte à ses côtés, s'occuperait de l'hôtel, et de tout le reste.

M'y mènerez-vous, ma mère ?

A l'issue de cette retraite, elle retournerait voir Dame Wilgeforte, lui dire toute sa gratitude. Pour l'heure, il lui fallait prier, et se retrouver.

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Lavoyageuse
Voya avait parlé avec son fils, celui-ci l'avait averti que la demoiselle de Culan n'avait pas l'air d'être en forme. Voya ayant entendu que la demoiselle avait perdue son frère s'inquiétait quelques peu. Elle la savait très occupée et ne la voyant pas beaucoup à l'Hostel de l'APD, elle s'était décidée à se déplacer.

Elle avait avec elle un panier dans lequel elle avait des herbes et quelques remèdes, elle ne savait pas comment se portait réellement la demoiselle de Culan, cette dernière avait l'art de ne rien laisser paraitre et de sauver les apparences quoi qu'il advienne.

C'est donc avec de gros doutes mais avec l'envie de vouloir aider qu'elle frappa à la porte attendant qu'on vienne lui ouvrir.
--Bacchus
Nan ! Pas là, le prie-dieu ! Mais qui c'est qui m'a fichu un bougre de maladroit pareil ? File donc me remettre ça dans la chambre de feue Madame.

Bacchus s'éponge le front. La demoiselle doit sortir du couvent ce jour d'hui. Voici une grosse semaine qu'elle y est, auprès de sa sœur. C'est la dame au nom compliqué qui l'y a menée, juste après qu'elle a dit à Bacchus de s'occuper de tout.
Bacchus n'a pas failli à sa tâche. Il a fait récurer tout l'hôtel de fond en comble. Tout est rendu clair et propre, comme si le printemps devait arriver le lendemain. Les tentures ont été décrochées et battues, les carreaux des fenêtres passés à l'eau claire, les tapis décloués et frottés aux fanes de carottes brillent de toutes leurs couleurs ravivées ; sur les dalles libres de tapis, les roseaux fraîchement cueillis au bord du Rhône libèrent sous les pieds une bonne odeur verte ; dans les cheminées de toutes les pièces, l'ajonc sec n'attend plus que la braise : Bacchus en fera porter tout à l'heure de la cuisine, où Flamenque, priée de mettre les petits plats dans les grands, concocte un dîner de fête.

Restait ce prie-dieu...
A la mort de sa mère, Anne l'avait fait transporter dans sa chambre, avec l'accord de Messire Gabriel. Mais Bacchus trouvait que sa jeune maîtresse y passait bien trop de temps. Il ne trouve pas bon que l'on pleure les morts trop longtemps. Les morts comme feue Madame et feu Messire Gabriel, surtout. Ceux-là, ils sont dans le paradis solaire, et ils vous y tiennent votre place au chaud.
Il a barguigné un bon moment : enlèvera ? enlèvera pas ? Ben oui, on enlève. Le vicomtal prie-dieu retrouve dans la chambre de feue Madame une place qu'il n'aurait jamais dû quitter, si on lui avait demandé son avis. Mais qui demande l'avis d'un cocher ?


C'est-y qu't'as mis des linceuls point trop neufs au lit, la Matheline ?


S'agirait pas que la petite demoiselle s'écorche la peau sur des draps qui n'auraient pas été souvent lavés. Bacchus vérifie lui-même, on ne sait jamais. La toile est douce à ses mains calleuses, les oreillers sont bien gonflés, l'édredon sent bon le duvet neuf.
Rassuré, Bacchus descend dans la cour, houspillant au passage un garnement porteur d'une nouvelle brassée de roseaux. C'est en passant devant la grande porte de la rue qu'il entend le marteau. La demoiselle, déjà ? Il jette un œil au soleil, encore bien haut. Non, il est trop tôt. Il ouvre, puisqu'il est là. C'est Dame Voya, qui porte un panier. Bacchus s'incline, ce qui ne va pas sans difficulté, vu sa bedaine.


Le bonjour, Votre Grandeur. Demois... Euh... Dame Anne rentrera ce soir du couvent. Votre Grandeur désire-t-elle l'attendre en la grand-salle ?
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