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[RP ouvert]L'hôtel de Culan.

Katara.
Cette fois ci, la curiosité ne dévorait pas Katarina. Tandis que Bacchus parlait à Anne, elle regardait ailleurs, faussement distraite, afin de ne pas mettre mal à l'aise son hôte avec un regard trop insistant.
Puis, dans l'attitude soudainement prostrée de la jeune fille face à elle, elle se retrouvait. Il lui semblait se revoir, quelques années auparavant juste après la perte de son parrain, elle s'était alors enfermée dans un mutisme effrayant et une telle solitude... Ce qui lui brisa le cœur. A son tour, il en aurait fallu peu pour qu'elle l'étreigne, dans un instinct quasi fraternel. Elle n'en fit rien. Une étreinte aurait été bien trop familière. Elle voulut offrir sa main mais se résigna, c'aurait été sûrement déplacé. Elle se contenta donc de rester bêtement plantée sur sa chaise, s'en voulant déjà de ne pouvoir l'aider.


"Dame, voici qui bouleverse mes plans. Je crains fort que vous n'ayez à partager les lieux avec moi plus longtemps que prévu."

Katarina, par le ton moins affecté que l'attitude, crut d'abord qu'elle s'était inquiété pour peu de chose. Pourtant, elle ne sut comment, elle devina qu'Anne cherchait, tout comme elle, à dissimuler son malheur derrière les sourires et les paroles enjouées.

"Pardonnez-moi, Dame. Vous devez me prendre pour une véritable girouette."


Ce n'était absolument pas le cas. La jeune blondine s'interrogeait seulement sur les raisons de ce volte face si rapide. Elle voulut donc démentir, mais n'en eut pas le temps.

Ma sœur Blanche et moi avions projeté un pèlerinage, qui nous eût éloignées pour un temps de lieux trop chargés d'histoire. Hélas, elle est de santé bien fragile, depuis toujours. Il nous faudra attendre que le Très-haut la prenne en pitié pour pouvoir partir.


C'en était trop pour la sensibilité de la jeune femme. Avec une douceur qui l'étonna elle même, elle se leva, se plaça au côté de son hôte et, après une hésitation, posa une main sur son épaule. Elle n'osait faire plus, par peur qu'Anne ne rejette, par la fierté ou par le mépris qu'aurait pû occasionner la douleur, l'appui qu'elle tentait alors de lui offrir. La blondine se sentit alors idiote, ainsi plantée et tendue qu'elle était.
Le geste ainsi fait représentait beaucoup, selon elle. Des paroles de réconfort lui semblèrent inutile, elle essaya donc d'adopter un ton de plaisanterie, afin de chasser les tristes pensées de la Dame de Culan.


- Il vous faudra alors me trouver autre chose à faire pour combler ma dette envers vous.
Anne_blanche
Anne avait bien du mal à rester aussi présente mentalement dans la pièce qu'elle l'était physiquement. Depuis combien de temps n'avait-elle pas vu Blanche ? Une fugace étreinte, au lit de mort de leur mère, le silence partagé avec Gabriel ; puis une fois encore à Culan, quand le corps de Gabriel avait rejoint dans le caveau familial celui de leurs parents et de leur tante, et toujours le silence, dans le coche pendant le retour à Vienne. Blanche avait aussitôt rejoint son couvent, Anne s'était jetée à corps perdu dans son travail au Conseil Ducal, à l'Académie, au Conseil Municipal.
Elle était en train de se remémorer sa toute petite enfance dans le grand château aux pierres blondes, les jeux avec Blanche, les rires, étouffés pour ne pas troubler le chagrin de Mère... C'était si loin, tout cela ! Les images s'enveloppaient d'une brume dont les lambeaux, d'année en année, se rassemblaient toujours plus nombreux, toujours plus denses.

La main sur son épaule la fit sursauter. Elle tourna un peu la tête, prise de l'envie subite d'appuyer sa joue sur cette main, de faire comme si c'était celle de Blanche.


Il vous faudra alors me trouver autre chose à faire pour combler ma dette envers vous.


Le ton léger lui amena un sourire de gratitude. Pour secouer le passé qui semblait vouloir l'étouffer, si elle en jugeait par la boule dans sa gorge, Anne se leva. Evidemment, ce fut le moment que choisit Matheline pour apporter une coupe d'oublies. Ses petits yeux à l'affût jaugèrent les deux jeunes filles debout l'une face à l'autre, et elle se mit à rassembler pain, terrine et soupière sur son plateau, avec un soin si peu conforme à sa nature qu'Anne faillit éclater de rire.


Allez plutôt défaire mes malles, Matheline. Vous desservirez quand nous aurons terminé.

Le reniflement de dépit de la servante fut accompagné d'un regard plein de dédain pour les vêtements salis de la visiteuse. Mortifiée, Anne eut un claquement de langue agacé, qui fut aussitôt interprété pour ce qu'il était, une invitation à quitter les lieux au plus vite.
L'œil méprisant de Matheline, cependant, avait rappelé Anne à ses devoirs d'hôtesse, qui ne sont tout-à-fait remplis que lorsque l'invité es à son aise en tout. D'autre part, se mettre debout avait eu l'effet escompté. Face à cette inconnue, manifestement plus mal lotie qu'elle-même, Anne ne pouvait se complaire dans son chagrin. Et puisqu'on lui demandait, avec une insistance toute noble, comment ne pas être en reste, il fallait y répondre.
Anne, du bout des doigts, tapota les plis de sa robe blanche.


Vous pouvez m'aider, Dame. Figurez-vous que Matheline, pourtant censée être ma camériste, comme elle fut celle de ma mère, ne s'y entend pas plus en vesture qu'une souillon d'arrière-cuisine. Ses seuls talents consistent à soigner, quand elle veut bien s'y adonner.
Les circonstances ont fait que je porte cette robe de deuil depuis ... trop longtemps, sans doute. Voudriez-vous bien m'aider à choisir, dans les coffres de feue ma mère, quelque toilette plus propre à ma condition présente ? Il y en a tant que nous pourrions en trouver aussi une pour vous. La froidure est grande, en Lyonnais-Dauphiné. Les voyageurs en sont souvent surpris.


Elle n'avait fouillé dans les coffres de Maryan qu'une fois, depuis sa mort : quand il lui avait fallu trouver de quoi réparer sa robe déchirée par Dame Lotus, dans la mine inondée, l'été précédent. Encore avait-elle eu la chance de trouver immédiatement ce qu'elle cherchait.
Il fallait exorciser, désormais. Maryan ne reviendrait plus, pas plus que Père, ni Gabriel. Pour ce dernier, il était encore trop tôt. Le jour d'ouvrir la porte de la chambre qui avait été sienne six années durant n'était pas venu.
Anne s'était imaginée à mainte reprise triant seule les affaires de sa mère. Avec à ses côtés Dame Katarina, la chose devenait possible, parce qu'elle n'avait pas connu la morte, mais savait ce qu'est le deuil.

_________________
--Bacchus
La cuisine de l'Hôtel de Culan


Maître Bacchus, ça ne vous réussit point, d'vous abreuvager d'la sorte...

Flamenque semble inquiète. Mais la Matheline a levé son nez de fouine, pointu comme bourgeon de pin en mars. Bacchus les regarde à tour de rôle. Sa masse fait ployer le banc quand il se laisse tomber dessus, les bras ballants. La soupe devant lui a refroidi dans son assiette.


Feriez mieux de m'aider à trouver une solution, en place de râler...


Cette fois, Flamenque est vraiment inquiète.


C'est-y vraiment qu'vous dites le vrai, Bacchus ? Vous l'avez ouï de vos propres oreilles, ou c'est rien que des racontars de taverne ?

Comme je vous entends, Flamenque, comme je vous entends...

La cuisinière secoue la tête, se pose à son tour sur un banc, de l'autre côté de la longue table. Les autres domestiques sont retournés à leur ouvrage. Il ne reste plus, dans la cuisine, autour des reliefs du repas, que Matheline, Flamenque et Bacchus.

Elle a toujours eu des idées bizarres, la demoiselle. C'est point aneu qu'ça va changer.

Le soupir de Bacchus fait frémir les aulx pendus à la maîtresse poutre.

Messire d'Ancelle l'y a bien dit, pourtant. Le mariage, c'est valable que consommé. Mais ren n'y a fait. Elle a mis ça dans son idée.

Et Flamenque de renchérir :

Pour ça oui, l'est cabêcharde...

Plus qu'à espérer que Messire d'Angillon n'va point vouloir.

Bacchus se lève, toise Matheline de toute sa hauteur.

Quant à toi, la Matheline, va seulement dire un mot de tout ça en-dehors d'ici, que ni thuiol (1) ni routie (2)ne te feront dérancarouner (3) d'ton chenat (4).

Point d'yeux qui roulent, point de froncement de sourcil, point de hurlements. Bacchus a parlé si calmement que Matheline se le tient pour dit. Sans même maugréer, elle aide Flamenque à desservir.
Bacchus sort de la pièce, tire sur les pans de son bliaud, et file au couvent où Demoiselle Blanche fait retraite. Qui sait ? Peut-être pourra-t-elle raisonner sa sœur, elle.




(1)Tilleul
(2)Vin chaud sucré
(3)Sortir d'un coin où on s'est blotti
(4)Mauvais lit
Katara.
[Quelques jours plus tard]

Idiote! Idiote! Idiote!


La neige avait fait place à la pluie battante, glacée. Son unique mérite fut de dissimuler les larmes de Katarina alors qu'elle rentrait à l'Hôtel de Culan. Quelle folie lui avait prise?
Tout ce qu'elle avait perdu, on lui avait donné de bon cœur. Au delà d'un toit, de la chaleur d'un foyer, elle avait retrouvé une des choses qu'elle avait cru perdre à jamais. Le sourire. Oh certes! Il n'était pas difficile de faire sourire la jeune Katarina. Une boutade, une taquinerie... Il n'en fallait pas plus. Mais je parle ici de ces sourires, qui n'habillent de façon constante que le visage des bienheureux, ceux là même qui sont si difficiles à trouver chez ceux qui ont tout perdu.
Elle regrettait à présent. Elle regrettait de s'être attardé à Vienne. De s'être attaché à Anne. De s'être mise à l'aimer comme la sœur cadette qu'elle n'avait pas eu. D'avoir semé la zizanie auprès de ceux qui l'avaient accueilli. D'avoir laissé l'étrange et cruelle similitude entre son défunt Scipio et le Messire Walan confondre amour et trop vive amitié.
Elle n'aimait pas le Vicomte, elle n'avait fait qu'aimer sa ressemblance avec celui qu'elle avait perdu. Scipio... Son Scipio.

Un instant, folie de la mauvaise fièvre qui la gagnait, elle crut le revoir devant elle, riant comme autrefois, révélant ces deux fossettes qui avait fait chavirer la belle. L'éclat du soleil faisait alors, comme avant, pâle figure à côté de sa chevelure cuivrée. Comme si cela ne suffisait pas, il lui sembla sentir sa douce fragrance. Ses pétillants yeux espiègles se posaient en un regard tendre sur elle tandis qu'il susurrait son nom et sa voix de ténor brisa en mille éclats le cœur meurtri de Katarina.

Bruit sourd. Arrêt brutal de son délire. Elle tombe contre la porte de l'Hôtel de Culan. On ouvre la porte. Bacchus? Matheline? Peu importe. Rien n'importe.
C'est le bel avantage qu'ont ceux qui ont tout perdu. Les autres, les évènements coulent sur eux comme de l'eau sans les atteindre. Ils passent, inlassables âmes errantes, sans voir au delà des œillères qui ne les font que regarder leur chemin, seule distraction dans leur malheur.
A présent dans la chambre qui lui était prêtée, elle se laisse lourdement tomber sur le sol, n'ayant même plus la force de se traîner jusqu'à son lit.
En position fœtale, recroquevillée sur elle même et trempée jusqu'aux os, elle pense.

Tout allait encore bien quelques jours auparavant. Elle avait aidé au tri des affaires de la mère de sa jeune hôte, dans une émotion qui avait étreint au possible le cœur et la gorge de Katarina. Elle avait admiré le courage d'Anne qui, elle, avait trouvé la force de se replonger dans les souvenirs de cette autre vie qui avait donné naissance à la sienne. La jeune Normande, elle, n'avait jamais pu et les affaires de sa mère devaient encore pourrir dans le bordel de Dieppe. Il faut dire qu'elle n'était jamais revenu dans sa ville natale depuis ses quatre ans et que, lorsqu'elle en avait eu l'occasion, elle en avait été incapable.

Les larmes avaient fini par se tarir, laissant place à la plus grande des lassitudes.

Dire qu'elle aurait dû finir comme sa mère! Fille de joie... Elle avait pourtant saisi la chance qui s'était offerte à elle. De brigande, bohémienne, pirate, elle était presque devenue une honnête fille. Conteuse, danseuse, elle était parvenu à gagner sa vie honnêtement. Jusqu'à ce qu'elle n'ait plus besoin de le faire en rencontrant Scipio, de famille noble et fils de Vicomte. Ce n'était pas par intérêt qu'elle en était tombé amoureuse! Ça non! Puis, son rouquin avait pris un malin plaisir à rire de l'indignation de la mère et de la grand mère de son promis alors qu'elle s'était retrouvée engrossée en dehors du mariage. Elle rit, nostalgique.

La jeune blondine secoua la tête alors qu'elle se levait, chancelante. Elle entreprit alors de rassembler les quelques pauvres affaires qui étaient siennes. Derniers vestiges de son passé. Les seuls qu'elle avait pu sauver de l'attaque dont elle avait réchappé. Fruit du hasard, ils ne s'agissait que de souvenirs de sa vie... D'avant. Objets contenus dans la besace qu'elle avait avec elle au moment...

Inspiration profonde.

Long soupir. Sur le lit, éparpillés les quelques fragments de sa vie. Un médaillon et des rubans de sa catin de mère. Le tricorne de feu son pirate de parrain. Une chaîne en or, cassée en deux morceaux, bijou de baptême qu'elle avait arraché à son promis alors qu'il avait été séparés. Une bague de fiançailles. Quelques missives, ça et là, plus ou moins abîmées ou jaunies par le temps. Un flacon d'alcool "au cas où" avait dit son parrain. Quelques fleurs séchées...

Pourquoi rassembler tout ceci? Prévision d'un possible départ précipité. Elle s'assit sur le lit, attendant le retour de la Dame de Culan. Cette décision n'appartenait qu'à elle.
Anne_blanche
Pour une fois, ce n'était pas sur son coussiège de la grand-salle que se tenait Anne. A la vaste pièce bien chauffée, lieu de toutes les rencontres, elle avait préféré sa chambre. Un maigre feu dispensait quelque chaleur dans un périmètre n'excédant pas les deux toises. La pluie qui battait les carreaux contribuait à l'impression de froid.

Anne n'en avait cure. Pour ce qu'elle avait à faire, elle était mieux au calme, en un lieu où elle courait bien peu le risque d'être dérangée.
Dérangée par qui, d'ailleurs ? Matheline lui battait froid depuis qu'elle avait invité Dame Katarina à demeurer chez elle : une chambre de plus à entretenir, un bain supplémentaire à préparer, une robe en plus à lacer, c'était trop pour sa paresse native. Flamenque ne mettait que rarement le pied dans les étages, Bacchus ne dérangeait jamais. Au fil des années, l'affection d'Anne pour son cocher ne s'était jamais démentie.
Tante Terwagne ? Où était-elle, à l'heure présente ? Sur quel chemin, en quelle auberge, en quel bureau ? Anne avait envoyé Bacchus s'enquérir auprès du guet : nul n'avait vu la Dame de Thauvenay quitter Vienne, mais elle faisait de si fréquentes allées et venues que ça passait inaperçu.
Blanche ? Les nouvelles rapportées du couvent étaient rares, et ne laissaient pas supposer d'amélioration de son état.
Le petit Philippe-Levan ? Il passait ses journées en études avec le Père Comis, s'échappait dès que le digne ecclésiastique faisait semblant de ne plus de regarder, pour courir auprès de Bacchus et le harceler de questions sur les chevaux, les soldats, les armes... C'était seulement le soir venu qu'il venait auprès d'Anne, pour lui raconter sa journée et poser encore des questions, avant de se laisser emporter au lit par Matheline.

Mais Anne avait besoin d'un peu de solitude.
Elle sortit son écritoire, souffla sur ses doigts gourds pour les réchauffer, et s'attaqua à la rédaction de deux missives.


Citation:
Mon Père,

J'ai l'honneur, par la présente, de solliciter de votre bienveillance l'autorisation de faire procéder au baptême de Messire Homme_des_bois, baron d'Aupic, résident de votre paroisse, en la chapelle privée de mon château de Culan.
Messire Homme_des_bois étant actuellement au couvent, où il fait retraite afin de se préparer audit baptême, il m'a chargée de demander votre accord.

Croyez, mon Père, au profond respect de votre dévouée servante,

Anne de Culan, Dame de La Mure


Cette première missive fut dûment scellée, et aussitôt confiée à Bacchus, qu'Anne trouva aux écuries, en train de fourbir ses harnais. Le cocher lui lança un long regard, sembla sur le point de dire quelque chose, puis haussa les épaules et s'en fut remplir sa mission.
Plus gênée par ce regard de son domestique qu'elle ne souhaitait se l'avouer, Anne réintégra sa chambre. Le temps de remettre une bûche au feu, et elle se rassit devant un nouveau parchemin.


Citation:
Mon cher Parrain,

L'objet de ma missive ne laissera sans doute pas de vous surprendre. Mais vous savez depuis fort longtemps la résolution que j'ai prise, toute enfant, de ne point me laisser tenter par les sirènes de la passion, et de me cantonner, pour la sauvegarde de mes biens et titres, à un mariage de raison.
Vos occupations, mon cher Parrain, ne vous laissant point de temps assez pour vous mettre en quête d'un époux digne de mon rang, j'ai résolu de soumettre à votre accord le nom de celui que j'ai choisi. Je gage qu'il emportera sans peine votre approbation, puisqu'il s'agit de celui d'un ami, qui fit autrefois serment, au lit de mort de mon père, de veiller sur sa veuve et ses héritiers.
J'ai nommé Messire Homme_des_bois, Baron d'Aupic.

Avec votre réponse, Parrain, me donnez nouvelles de votre santé, que j'espère florissante. Je ne crains pas d'avouer que votre présence à mes côtés me manque, en ces temps où je prends une décision lourde de conséquences pour mon avenir. Chacun ici, ou presque, me donne tort. Ils ne connaissent pas comme vous et moi la haine que nous voue Messire d'Aigurande.

Recevez, mon cher Parrain, toute mon affection.

Anne


Elle lut et relut sa prose.
A mesure qu'elle lisait, un vague sentiment de malaise se fit jour. Oncle Hugo était si loin, depuis si longtemps ! Il donnerait son assentiment, Anne en était certaine. Avec Blanche, ils étaient les derniers survivants des Cornedrue. Il y avait bien, quelque part dans le vaste Royaume, des frères et sœurs de la tante Mentaïg, mais à part Angarad, qui vivait quelque part dans le sud-ouest, aucun n'avait jamais donné signe de vie. Aucun non plus n'avait jamais vécu en Berry, sous la botte du vieux Duc Georges...

D'où venait donc ce malaise, qui empêchait Anne de sceller le parchemin ? Elle se mit à faire les cent pas dans sa chambre.
Il y eut un bruit, dans l'escalier, un pas hésitant dans le corridor. Anne reconnut celui de Dame Katarina, qui regagnait sa chambre.
Elle sourit. Depuis que la jeune femme s'était installée chez elle, à sa demande insistante, elle se sentait mieux. Les affinités entre elle et Katarina étaient patentes. Elles ne s'étaient pas épanchées dans les bras l'une de l'autre. Pudeur ? Peut-être... Probablement aussi le besoin de vivre l'instant, sans ressasser toujours les vieilles souffrances.

Depuis quelques jours, cependant, la dame semblait soucieuse. Anne avait surpris, en taverne, à son corps défendant, des bribes de conversations entre Katarina et Messire Walan, des regards noirs de Tante Terwagne. Les rumeurs qui parcouraient Vienne au sujet de ces trois protagonistes, elle les avait superbement ignorées. Que les crétins qui s'amusaient à les répandre continuent donc, s'ils y trouvaient un quelconque réconfort à la vacuité de leur pauvre vie.
Et puis il y avait eu cette décision brutale de Tante Terwagne. "Je pars pour la Provence", avait-elle dit.
D'abord décontenancée, Anne avait aussitôt senti monter en elle une colère telle qu'elle avait préféré partir, avant d'exploser. Et aussitôt rentrée, elle avait refoulé cette colère. L'abandon, comme elle l'avait écrit à Messire Sagaben en réponse à une missive qu'il lui avait fait tenir quelques jours auparavant, elle y était habituée, depuis avant sa naissance. Abandon de son père, puisqu'elle était née posthume ; de sa mère, qui avait préféré l'envoyer seule à Vienne et rester à Culan cuver son chagrin ; de son frère, même, expédié par la volonté de l'Eglise - et de Son Eminence Ingeburge, à qui Anne vouait depuis une haine féroce - chez les sauvages Helvètes. Et de tant d'autres, qui s'étaient dits fort ses amis, et ne l'avaient pas une seule fois visitée depuis sa démission.

Tante Terwagne, c'était différent. Elle partait, comme souvent, mais elle reviendrait.
En attendant, elle n'était pas là...
Anne avait besoin de parler à quelqu'un de cette décision dont elle venait de s'ouvrir à son parrain.


Peut-être Dame Katarina saura-t-elle m'aider...

Missive en main, elle se dirigea vers la chambre de son hôte, frappa un petit coup sec, entrouvrit le battant.


Dame Katarina, puis-je vous entrete...

La jeune femme était assise sur son lit, au milieu d'objets divers, et d'une besace grande ouverte qui n'attendait plus que de les recevoir.
Anne n'avait déjà pas chaud, elle se sentit subitement glacée jusqu'aux os. Doucement, elle referma la porte, abandonna son parchemin sur le coffre, et s'approcha, hésitante.

_________________
Katara.
Depuis combien de temps était-elle assis là? Non, en fait, depuis combien de temps avait-elle perdu Scipio? Des jours? Des semaines? Des mois? Maintenant qu'elle y pensait, il lui semblait que cela faisait une éternité. Était-il possible que tout ce qu'elle avait serait tout ce qu'elle aurait jamais? Le temps, son cœur s'était arrêté au moment où cette lame avait transpercé la chair de son bien aimé dans un son qui lui valut une nausée.
Elle priait. Elle priait à présent pour retrouver sa torpeur dénuée de sensations ou de sentiments, seul état d'esprit dans lequel son esprit torturé retrouvait le repos.

Son regard vide d'expression fixait un meuble face à elle lorsque le couinement des gonds de la porte de la chambre la tira de sa léthargie. Elle leva les yeux sur une Anne hésitante.

Qu'est ce qui aurait pu expliquer le geste qu'elle eut alors? Le soudain besoin d'affection? L'envie d'une épaule sur laquelle s'épancher? Quoi qu'il en soit, elle se leva subitement et prit la Dame de Culan dans ses bras. Pas de brutalité dans la vivacité de son geste, plutôt une infinie douceur étonnante. Dans un murmure, si bas que seule Anne pouvait l'entendre, elle susurra.


- Dame... Ma venue ici n'a rien apporté de bon. J'ai provoqué le départ de votre Tante et j'ai attisé le doute dans l'esprit du Messire Walan.

Elle se recula légèrement, cherchant ses mots.

- Si je ne suis pas partie comme une voleuse, c'est à cause de la grande affection que je vous porte, Dame Anne.


Elle marqua une pause dans son discours, hésitant à poursuivre. Parler d'affection pour qualifier le ressenti de Katarina vis à vis de son hôte était peu dire.

- Je songe quitter Vienne. Mais cela n'appartient qu'à votre bon vouloir.

Ses propos avaient-ils blessé Anne? La jeune fille devait se sentir terriblement délaissée, et, par cette demande avant d'agir, Katarina souhaitait lui signifier à quel point elle lui importait. Mais ce semi abandon risquait également de renforcer sa solitude.
Hochant la tête, elle fixait ses pieds, n'osant plus soutenir son regard.

Lui revint en tête qu'Anne semblait préoccupée lorsqu'elle était entrée dans sa chambre. Quel en était la raison? S'attribuant encore une nouvelle fois intérieurement tout les noms d'oiseaux, elle se promit de lui demander la raison de ses soucis à son hôte. Si toutefois elle l'était encore à l'issue de cet entretien.
Anne_blanche
Anne ne savait si elle devait s'avancer jusqu'à Katarina ou prendre le large. Il était si morne, le regard qu'on levait sur elle ! Non, même pas morne : vide, simplement vide. Ce regard, elle l'avait vu, des années auparavant, à sa propre mère. Maryan la fixait, sans la voir, recluse en un monde où ses filles n'avaient pas leur place. Ce regard-là parlait des morts, de ceux qu'on se refuse à laisser dormir en paix, parce qu'on se sent envers eux une dette qui jamais ne sera réglée.

Ce fut Katarina qui se leva, tout soudain. Interdite, Anne sentit deux bras souples l'enserrer. Elle était bien incapable de répondre à l'étreinte. Pour donner de la tendresse, il faut en avoir reçu : Anne en avait été tôt sevrée, quand la décision de sa mère l'avait arrachée aux embrassades de sa jumelle.


Dame... Ma venue ici n'a rien apporté de bon. J'ai provoqué le départ de votre Tante et j'ai attisé le doute dans l'esprit du Messire Walan.

S'ensuivit un petit silence. Katarina hésitait à poursuivre. Elle avait un peu relâché son étreinte, et Anne n'osait chercher son regard. Elle fixait le sol, les bras ballants.

Si je ne suis pas partie comme une voleuse, c'est à cause de la grande affection que je vous porte, Dame Anne...
Je songe quitter Vienne. Mais cela n'appartient qu'à votre bon vouloir.


Par le Très-haut ! Anne releva brusquement la tête, les yeux brillants de colère. Une protestation véhémente lui vint aux lèvres, aussitôt ravalée. Katarina fixait le sol, comme Anne la seconde auparavant. Rien n'était donc perdu. La dame n'avait pu voir l'éclair de courroux qui avait ombré de vert sale les prunelles bleues.

Réfléchir, vite. Garder la tête froide, oublier toute colère.

Oublier aussi le poids écrasant de la responsabilité que Katarina lui mettait sur les épaules, en la laissant maîtresse de la décision. Cela, c'était le plus difficile.


Dame...


Anne prit la main de la jeune femme, la fit asseoir sur le coffre, à ses côtés. Dans le mouvement, le rouleau de parchemin tomba au sol.

Ma tante n'a jamais eu besoin de personne pour aller et venir à sa guise. Et si vous avez attisé un doute, c'est que le doute était déjà présent...


Sa voix était froide, dénuée de toute amertume. Elle énonçait des faits, sur le même ton qu'elle eût commenté les comptes du Duché ou un traité d'ambassades.

Je vous sais gré de votre amitié, Dame. Et justement, je venais vous voir pour un conseil.

Quel plus sûr moyen de retenir quelqu'un que de lui faire sentir à quel point sa présence est indispensable ?
Celle de Katarina l'était pour Anne. Mais pour les mêmes raisons qu'elle n'avait su répondre à son étreinte, elle était bien en peine de lui dire simplement son attachement. Et puisque le terrain des sentiments lui était interdit, restait la raison.
Sans laisser à Katarina le temps de répliquer, elle ramassa la missive destinée à son parrain, la lui tendit.


Vous n'êtes pas sans connaître nos projets, à Messire d'Aupic et moi-même. J'en fais part ici à mon oncle et tuteur, Messire d'Angillon. Mais avant de confier ce parchemin au courrier, je voulais vous demander, en toute franchise, votre avis. Croyez-vous, comme tout un chacun, que cette union soit une mauvaise chose ?

Elle poussait la missive entre les mains de Katarina quand la voix de Bacchus résonna dans le corridor.


Un courrier de Madame de Thauvenay pour vous, et un du Père Flote, Dem... Dame Anne !


Avec un sourire d'encouragement à Katarina, Anne se leva, entrouvrit la porte pour récupérer les messages, dont elle prit aussitôt connaissance. Cela laisserait le temps à son hôte de lire celui qu'elle destinait à Hugo.


Citation:
Ma chère nièce,


Comme je vous l'avais promis, je vous envoie quelques nouvelles.

Pas grand chose, je le crains, mis à part que finalement je me trouve toujours en Lyonnais Dauphiné, à Dié plus précisément, là où m'a envoyée le Gouverneur au moment où je m'apprêtais à quitter tout.

Oui, étrangement, le devoir a réussi à me faire reporter mes projets.

Je ne ferai aucune allusion à ce qui m'a poussé à m'en aller dans cette lettre, je n'en ai ni le courage ni l'envie. Sachez juste que tout cela aura eu pour effet de me faire me souvenir de nouveaux quelques passages de mon passé, et que cela n'est pas fait pour arranger le chaos que certains ont mis en moi il y a quelques jours.

Préservez-vous de jamais ouvrir votre cœur, Anne, cela n'amène que chagrin et douleur.

Avez-vous du nouveau concernant votre prochain mariage? J'espère que rien ni personne n'entravera ce projet.

Avec toute mon affection,
Votre tante Terwagne


Le sourire d'Anne s'élargit, en même temps qu'elle exhalait un soupir de soulagement. Le second billet était bien plus bref. Le Père Flote donnait son accord à la célébration du baptême, à condition d'y être présent, et de connaître le nom de l'officiant.

Elle revint s'asseoir auprès de Katarina.



Votre conseil, Dame ?

_________________
Walan
Marchant dans les rues de Vienne, Walan était songeur. Toujours en pleine période de doute et d'introspection, son état se ressentait sur sa mine sombre et fatiguée à laquelle il devenait à nouveau difficile d'arracher un sourire. A nouveau réfugié derrière une apparence de froideur, le vicomte essayait ainsi de se prémunir de la peine qu'il ne manquerait pas de provoquer chez l'une ou l'autre des personnes qu'il fréquentait.

Songeur, donc, il arriva devant la porte de l'hôtel de Culan, y frappant trois brefs mais fermes coups. Après tout, il avait fait la promesse d'emmener Katarina au tombeau d'Alyanne, et les divers événements des jours précédents ne le libéraient pas de cette promesse. A vrai dire, en plus de ses pensées préoccupées par le tri de ses sentiments à l'endroit de la dame de Thauvenau, Sans Repos craignait également que la jeune femme qui avait été l'amie de sa bien aimée ne finisse par quitter la ville sans qu'il ait pu tenir son obligation.

Walan ne fit guère attention au sourire quelque peu goguenard de Matheline lorsqu'elle lui ouvrit et l'accueillit, se contentant de lui signifier le but de sa venue et son souhait de voir la maîtresse des lieux et son hôtesse. Il supporta sans broncher -si tant est qu'il les remarqua- les œillades qui se voulaient langoureuses que lui lançait la gouvernante tandis qu'elle le priait -bien plus longuement qu'il n'était nécessaire- de s'installer, puis il la regarda distraitement aller voir si les jeunes femmes étaient disposées à le recevoir.

Replongeant dans ses pensées, le vicomte d'Ancelle songea que c'était également l'occasion d'entretenir Anne au sujet de ce mariage avec le baron d'Aupic qu'elle s'était mise en tête de faire. Quelque chose en Walan lui disait que ce n'était guère une bonne chose, mais il n'arrivait pas à déterminer précisément quoi et cela ne faisait qu'ajouter au trouble.
Était-ce la différence d'âge ? Non, la chose restait relativement courante et lui même avait souvent été plus âgé -quoique pas autant- que celles qu'il avait aimé. Était-ce l'arrangement ? D'avantage, mais cela faisait partie des habitudes, surtout entre nobles, que de chercher à faire des mariages de raison qui soient profitables.
Peut-être était-ce la manière dont Anne prenait la chose. Sans Repos avait l'impression qu'elle le faisait par ce qui ressemblait à de la culpabilité à l'égard de sa tante, et par l'envie de préserver d'une manière ou d'une autre les terres de sa famille. Et s'il ne pouvait trouver le but que louable, la méthode le chagrinait ...



NB : Aucun PNJ n'a été maltraité durant l'écriture de ce message, leur consentement éclairé a été demandé avant toute action.
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Katara.
Durant toute la lecture de la lettre de Anne, le visage de Katarina ne cessait de perdre de sa couleur. Elle n'aimait guère la voir se ranger à un mariage de raison, bien que ce fut-ce le destin de beaucoup de jeune fille de son âge. Mais, contrairement à toute ces enfants, elle avait le choix. De ce fait, la blondine aurait préféré voir Anne s'épanouir dans un mariage d'amour.
Il n'était plus question pour la jeune Normande de partir, du moins, pas tant qu'elle serait certaine que les tourments de son hôte seraient apaisés. De plus, les sages -bien que froides- paroles qu'avaient prodiguées la Dame de Culan avaient fait taire, pour l'instant, la culpabilité qui la rongeait de remords.

A la question de son hôte, elle hocha la tête quelques instants, cherchant ses mots.


"- Je ne peux pas dire que ce soit une mauvaise chose, tout comme je ne peux pas dire que je vous approuve totalement."

Consciente que sa réponse manquait de développement, elle marqua une nouvelle pause avant de reprendre.

"- Je sais ce qui vous pousse à vouloir cette union. Préserver vos titres ainsi que ceux de votre tante. Je ne me trompe pas? C'est bien ce que vous m'aviez expliqué? Quoi qu'il en soit, cela ne fait que rendre vos intentions des plus louables. Mais voyez vous... J'ai peur que vous fuyez par là même le bonheur que vous pourriez trouver dans l'amour d'un jeune homme de votre âge. Enfin... Plus âgé, plus jeune, qu'importe! Tant que vous puissiez vous épanouir pleinement avec lui."

Avec un sourire empli de regrets nostalgiques, elle prit doucement les mains d'Anne dans les siennes.

"- Connaître le bonheur pour risquer de le perdre ensuite est une alternative peu engageante, certes... Mais ne pensez vous pas que ce risque vaille la peine?"

Serrant un peu plus les mains qui étaient dans les siennes, Katarina offrit un sourire des plus chaleureux à celle qui lui faisait face.

"- Je ne souhaite pas semer le doute, encore une fois. Et qu'importe votre choix, je vous promet mon soutien et ma présence."

Dans un rire, elle ajouta.

"- Tant que vous me supporterez du moins!"
Anne_blanche
C'est avec une certaine appréhension qu'Anne attendait la réponse de Katarina. Elle savait qu'elle avait raison. Ce mariage était la seule solution envisageable. Mais, quand elle l'avait évoqué, elle avait senti tant de réticences, de la part des personnes présentes, qu'elle s'était aussitôt mise sur la défensive : la meilleure défense étant l'attaque, elle s'était même montrée légèrement ... agressive.

Je ne peux pas dire que ce soit une mauvaise chose, tout comme je ne peux pas dire que je vous approuve totalement.

Anne choisit de ne retenir que la première partie de la phrase. Elle n'avait pas envie d'entrer trop avant dans les raisons qui interdisaient à Katarina de l'approuver. Mais on ne lui laissa pas le loisir d'occulter ce qui la dérangeait.

Je sais ce qui vous pousse à vouloir cette union. Préserver vos titres ainsi que ceux de votre tante. Je ne me trompe pas? C'est bien ce que vous m'aviez expliqué? Quoi qu'il en soit, cela ne fait que rendre vos intentions des plus louables. Mais voyez vous... J'ai peur que vous fuyez par là même le bonheur que vous pourriez trouver dans l'amour d'un jeune homme de votre âge. Enfin... Plus âgé, plus jeune, qu'importe! Tant que vous puissiez vous épanouir pleinement avec lui.

Son propre titre, puisqu'il ne lui en restait plus qu'un, ne craignait pas grand-chose. Le Lyonnais-Dauphiné n'avait pas la manie typiquement aigurandienne de donner et retirer au gré de l'humeur de ses dirigeants. Mais Katarina venait de mettre le doigt précisément sur le point qui avait déclenché chez Anne ce malaise étrange, et elle retint sa respiration, toute à son introspection.
Katarina lui serra les mains, comme pour mieux faire passer un message dont elle se doutait qu'il ne serait pas facilement accepté. Anne lutta contre la tentation de retirer les siennes.


Connaître le bonheur pour risquer de le perdre ensuite est une alternative peu engageante, certes... Mais ne pensez vous pas que ce risque vaille la peine?
Je ne souhaite pas semer le doute, encore une fois. Et qu'importe votre choix, je vous promet mon soutien et ma présence.


Non, ce risque n'en valait pas la peine, aux yeux d'Anne. C'était bel et bien l'amour porté par Maryan à Valatar qui avait privé les enfants de Culan d'une enfance choyée ; c'était la perte d'êtres chers qui avait plaqué sur le visage de Messire Walan ce masque froid qu'elle contemplait depuis des années, avant que Tante Terwagne ne parvienne à le faire partiellement tomber ; c'était l'amour, encore, ou plutôt sa perte, qui torturait Katarina.

Le Très-haut me préserve d'aimer !

Loin de semer le doute, Katarina ne faisait que renforcer Anne dans ses convictions.


Tant que vous me supporterez du moins!

Le rire de Katarina libéra les tensions. Anne sut qu'elle avait gagné. Elle retira ses mains, mal à l'aise, comme toujours, quand elle ne savait comment répondre au geste par le geste, atténua la rupture du contact par un sourire sans contrainte. Ignorant volontairement la question de Katarina, elle récupéra sa missive à Hugo, tendit à Katarina celle reçue de Terwagne.


Tenez, voyez vous-même : ma tante n'est point en Provence. Voulez-vous sonner Matheline pour moi ? Je veux que mon parrain ait cette lettre au plus vite.


Une rapide réponse, dont l'inconsciente sécheresse n'était que le reflet de l'angoisse qu'elle avait éprouvée à l'égard de la sécurité de Terwagne, fut rédigée dans la minute, scellée sans relecture.

Citation:
Ma tante,

Vous savoir en Lyonnais-Dauphiné soulage grandement mon angoisse. J'aurais quoi qu'il en soit mal compris une démission de votre part, après ce que vous m'aviez dit quand j'ai moi-même quitté le Conseil Ducal.

Je sais ce qui a déterminé votre fuite. Mais, loin de partager votre opinion sur les relations entre Dame Katarina et Messire Walan, je crois au contraire que vous vous trompez du tout au tout, et avez interprété mots et gestes. Etait-ce votre fatigue ? Ou quelque chose de plus profond, qui vous fait saisir le moindre prétexte pour fuir au moment de l'engagement ? Le Très-haut seul le sait. Votre conseil de ne point ouvrir son cœur me donne à penser que mon intuition est juste.

Le Père Flote ne voit pas d'inconvénient au baptême de Messire d'Aupic à Culan, à condition d'être présent. Je lui ferai tenir la date dès que Monseigneur Otto me l'aura donnée. Ce mariage se fera, en dépit de tout, en dépit de moi-même.

Votre affectionnée,

Anne


Matheline entra sans frapper, comme il sied à une bonne camériste. Mais son attitude n'avait rien à voir avec une quelconque éducation. L'air de parfait contentement répandu sur tout le visage de la servante, surgie bien trop tôt pour que ce soit en réponse au coup de sonnette de Katarina, inquiéta sa jeune maîtresse.


Messire Walan attend ces dames dans la grand-salle !

C'était triomphalement claironné !
Anne se retourna vers Katarina pour rire à son aise, échangeant avec la dame un regard de connivence, puis reprit son sérieux, et un ton neutre.


Faites envoyer ces deux lettres, Matheline. Inutile de repasser par la grand-salle, nous descendons.

Ben, Dame, faut bien que j'vous ann...

Le regard glacial d'Anne la dissuada de poursuivre. Elle battit en retraite en emportant les parchemins.

Venez, Katarina ! Allons vite rassurer Messire Walan sur le sort de ma tante.

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Walan
Perdu dans son introspection face à l'une des tapisseries de la pièce où il patientait, Walan ne remarqua les deux jeunes femmes que lorsqu'elles arrivèrent dans la pièce et sans avoir entendu au préalable le bruit de leurs pas qui aurait pu l'avertir de reprendre une mine plus convenable.
C'est donc avec le visage neutre qu'il avait longtemps gardé qu'il les salua, avec un regard cependant quelque peu perdu et une voix moins assurée qu'à l'accoutumée.


Anne, dame Katarina.
Auriez vous quelque temps devant vous ? Je souhaiterai tenir ma promesse, si vous le voulez bien.


Sans Repos avait prononcé ces mots en observant Katarina, mais il fut incapable de se rappeler si Anne avait connaissance de la promesse en question, aussi ajouta-t-il :

Puisque Katarina était l'une de ses amies, je lui ai promis avant mon départ pour Lyon que je l'emmènerai auprès du gisant d'Alyanne à Meyrieu. J'ai pensé que cela pourrait être aujourd'hui, puisque cela fait maintenant bien longtemps que je suis rentré à Vienne ...
Peut-être pourriez vous venir également Anne ? J'aimerai également m'entretenir de quelques sujets avec vous ... et puis vous ne connaissez guère Meyrieu,
finit-il après une brève hésitation.

Outre le sujet du mariage d'Anne, il espérait pouvoir discuter à nouveau avec elle des troubles qui régnaient dans son esprit, le plus important d'entre eux étant lié à sa tante Terwagne, dont il n'était toujours pas capable de déterminer si elle avait changé au point de ne plus être celle qu'il aimait, si c'était lui qui n'avait plus le même regard sur elle ou s'il s'agissait d'autre chose encore.
Qui plus est, bien que n'ayant jamais éprouvé et montré qu'amitié à l'égard de la jeune femme à qui il allait montrer le tombeau de celle qui avait failli être son épouse, le vicomte d'Ancelle avait conscience des rumeurs qui courraient et préférait qu'Anne joue le rôle -fort peu approprié pour la jeune fille qu'elle était- de chaperon pour éviter que plus de cancans ne se répandent si jamais on le voyait emmener Katarina seule à Meyrieu.
Walan comptait sur l'intelligence d'Anne pour que celle-ci comprenne également ce fait, et il ne trouva rien d'autre à ajouter en attendant une réponse des deux amies.

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Katara.
"- Le Messire Walan?!"

Le nom lui avait échappé dans un hoquet angoissé. Son cœur eut un raté. Pourquoi s'angoisser? Ses sentiments à elle étaient bien clairs. Ceux du Vicomte d'Ancelle aussi. Ils s'étaient tout deux expliqué et cela ne pouvait que les engager dans une amitié.
Sourire de Katarina alors qu'Anne semble retrouver son sourire et son enjouement habituel. Tout semble s'arranger et pourtant, quelque part dans l'esprit de la jeune Normande, une petite voix, celle de la culpabilité lui répète qu'elle est la cause du départ de la Dame Terwagne. Elle ferme un instant les yeux, avant de les rouvrir, la lueur coupable dans ses yeux s'étant éteinte. Anne avait raison. Comme elle le lui avait répété maintes et maintes fois, sa tante n'avait pas eu besoin d'elle pour avoir des envies de départ. Pour l'heure, elle comptait savourer le bonheur de recouvrir l'amitié qui avait cessé de la fuir.
C'est donc avec une démarche pleine d'entrain, légèrement pressée, que Katarina rejoignit la pièce où se trouvait Walan qu'elle salua avec un enthousiasme non dissimulé.


"- Messire Walan."

Il était bien plus plaisant de voir le superbe sourire désormais accroché à ses lèvres que ses yeux rougis par les pleurs, la fatigue et le deuil, comme quelques jours auparavant. Elle semblait seraine, reposée. Elle avait le teint clair de toute bonne jeune Française coquette. Ses boucles blondes, autrefois défaites par sa négligence était relevé en un chignon dont quelques mèches s'échappaient. Ainsi écartée, sa chevelure dévoilait plus son visage rayonnant qu'à l'accoutumé, ses yeux émeraude et sa fraîche cicatrice à sa tempe.

A l'évocation de la promesse de Walan, le sourire de Katarina s'effaça quelques instants, pour cause qu'il lui rappelait sa chère amie défunte.


"- Qu'en dîtes vous Dame Anne?"

Ce fut par politesse qu'elle demandait à Anne car intérieurement, elle mourait d'envier de pouvoir enfin se recueillir sur le gisant de son amie. Pourtant, une chose préoccupait encore Katarina. Une moue pleine d'espoir teintant ses traits, elle se tourna vers le Vicomte.

"- Sancie sera-t-elle là?"

La fidèle servante -ou suivante?- d'Alyanne s'était lié d'amitié avec Katarina lors de son dernier passage à Vienne. Elle se souvint alors que son amie était très souvent accompagnée de celle-ci, et que les trois jeunes femmes avaient développé une grande complicité. Leurs éclats de rire raisonnaient alors jusqu'en dehors des tavernes.
La nostalgie assaillit le cœur de Katarina qui tentait de la repousser à grand coup de sourires forcés.


"- J'aurais aimé la voir... Ou, tout du moins, avoir de ses nouvelles."
Anne_blanche
Dans la grand-salle où l'avait laissé Mathelin, le Vicomte d'Ancelle semblait analyser le dessin d'une fleur sur une tapisserie. A moins qu'il ne s'interrogeât sur la nature du petit animal qui grignotait ladite fleur ? Anne s'était souvent posé la question : ça ressemblait à un lapereau, mais avec des oreilles bien courtes, et des pattes arrière bien trop longues. Un lièvre mutilé ? Ça faisait partie des questions qu'elle s'était promis de poser à Gabriel, et avait oubliées dans un coin de sa mémoire. Trop tard, désormais. Gabriel n'était plus là pour y répondre, et sa sœur gardait précieusement ces souvenirs de questions avortées pour elle. Personne ne lui semblait digne d'en recevoir la confidence.

Quand le vicomte se retourna pour les saluer, Anne s'arrêta, surprise de lui revoir ce visage de bois qu'il avait quelque peu oublié d'arborer les semaines précédentes. En y regardant de plus près, elle nota que les yeux, cependant, étaient plus ... jeunes ? Oui, il y avait dans le regard de Messire Walan quelque chose d'enfantin, des interrogations muettes, qui faisaient irrésistiblement penser aux naïves énigmes qu'Anne soumettait à son frère, en leur enfance.


Anne, dame Katarina.
Auriez vous quelque temps devant vous ? Je souhaiterai tenir ma promesse, si vous le voulez bien.


Le bonjour, Messire Walan. Mon temps est tout à mes hôtes.


Réponse convenue, certes, mais ô combien conforme à la vérité : Anne s'ennuyait ferme, et la visite du vicomte représentait une échappatoire des plus intéressante. Elle supposa qu'il s'agissait de la promesse faite en taverne, le jour de l'arrivée de Katarina, concernant le tombeau de son amie, et eut immédiatement confirmation de la bouche-même du vicomte.

Peut-être pourriez vous venir également Anne ? J'aimerai également m'entretenir de quelques sujets avec vous ... et puis vous ne connaissez guère Meyrieu.

Anne hésita. Effectivement, elle ne connaissait pas du tout Meyrieu. Elle s'était toujours débrouillée, du vivant de sa mère, pour ne point s'y rendre. L'ennui et la curiosité la poussaient à accepter. Mais d'autres choses la retenaient. L'ombre de Maryan ne planait-elle pas encore, là-bas ? Contempler le gisant de personnes qu'elle n'avait pas connues ne lui rappellerait-il pas de trop douloureux souvenirs d'autres tombeaux, sis à Culan ? Et puis, Messire d'Ancelle n'en profiterait-il pas pour parler de son projet de mariage ...?

Qu'en dîtes vous Dame Anne?

Dame Anne n'en savait rien ...

Sancie sera-t-elle là? J'aurais aimé la voir... Ou, tout du moins, avoir de ses nouvelles.


Pour gagner encore un peu de temps de réflexion, Anne faillit demander qui était Sancie. Mais Katarina semblait si désireuse d'aller à Meyrieu ! Tout dans son attitude le criait. Elle n'avait même pas attendu la réponse d'Anne : en esprit, elle était déjà là-bas, puisqu'elle s'enquérait d'une Sancie, dont Anne n'avait jamais entendu parler, en usant du futur.
Katarina accompagnerait le vicomte, c'était aussi certain que deux et deux font quatre.

Anne tendit à Walan la missive reçue de Terwagne.


Ma tante m'a fait tenir ceci, Messire. Lisez, je vous prie. Elle se porte bien, et n'est point en Provence.


Tante Terwagne... Si elle apprenait que Katarina s'était rendue seule chez Messire Walan, le Très-haut seul savait quelles idées saugrenues pourraient encore naître en son esprit.


C'est avec grand plaisir que je visiterai Meyrieu, Messire.
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Walan
En voyant le sourire et l'air radieux de Katarina, Walan ne pu que, d'une manière presque machinale quoique sincère, lui rendre brièvement ce sourire avant que ses pensées ne retombent dans les méandres du doute dont il cherchait à se sortir. A la question de la jeune femme, il resta perplexe un instant avant de se rappeler qu'elle connaissait effectivement la domestique, et il acquiesça donc sobrement.

Sancie passe l'essentiel de son temps au château, et je ne l'ai pas entendue parler d'une sortie prochainement, donc elle sera vraisemblablement là et sous doute ravie de vous revoir.

Ceci dit, Sans Repos tourna son regard vers Anne, attendant qu'elle réponde à son tour à sa question autant qu'à celle de son invitée. Au lieu de cela, la jeune fille lui tendit un parchemin en lui disant qu'il venait de sa tante. Avec un léger signe de la main, le vicomte d'Ancelle refusa et s'expliqua de quelques mots à mi-voix.

Elle m'a également fait parvenir une longue lettre ...

A la mention de celle-ci, Walan évita soigneusement de repenser au contenu et à tout ce qui allait avec de peur d'emmêler à nouveau les quelques bribes qu'il avait fini par réussir à démêler à force de réflexion. Heureusement, Anne ne s'arrêta pas là et signifia son accord immédiatement après, arrachant un nouveau bref sourire au seigneur de Meyrieu. Avec un léger signe de tête et un fugitif regard soulagé à l'intention de la jeune femme, il reprit.

Si cela vous sied, nous pourrions y aller dès maintenant. Le soleil est encore haut, la route est praticable et le trajet devrait être agréable malgré le froid.
Je suis venu à cheval, mais peut-être Bacchus pourrait-il préparer votre attelage que vous voyagiez plus confortablement ?


Sans Repos ne se rendit compte que bien plus tard qu'il s'était alors exprimé comme s'il prenait les choses en main et donnait presque des ordres malgré son ton aimable et les politesses, alors même qu'il n'était pas chez lui. Trop de temps comme noble et officier avaient fini par marquer son caractère sans même qu'il ne le remarque et déteignait même lors de conversations courantes.
Néanmoins, à ce moment là, il n'eût pas conscience de cette façon de faire quelque peu cavalière et attendit patiemment la réponse qui lui serait faite.

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Anne_blanche
Au sourire - si on pouvait appeler sourire ce rapide étirement des lèvres - et au regard du vicomte, Anne comprit qu'elle avait bien fait de donner son assentiment au voyage à Meyrieu.
Ainsi, Tante Terwagne avait donc écrit à Messire Walan... Trop bien élevée pour demander la teneur de la missive, la jeune fille en fut réduite aux conjectures. Le vicomte n'avait pas semblé particulièrement enthousiaste, en évoquant ce point. Une image revint à Anne, celle des jardins de St-Priest, alors qu'elle venait d'apprendre la maladie de Gabriel ; son abandon sur l'épaule de Terwagne, son soudain besoin de contact, de chaleur ; la rugosité de l'écorce d'un chêne, dans son dos, qui lui communiquait un peu de sa force ; et au-dessus d'elles, la haute silhouette de Messire Walan, qui suivait des yeux le vol d'un faucon. Elle avait rêvé, alors, qu'elle n'était qu'une fillette comme les autres, participant à une fête en compagnie de ses parents.
Une intuition lui vint que ce rêve innocent ne se réaliserait jamais. Elle dut rester immobile de trop longues secondes, puisque le vicomte prit les choses en mains.


Si cela vous sied, nous pourrions y aller dès maintenant. Le soleil est encore haut, la route est praticable et le trajet devrait être agréable malgré le froid.
Je suis venu à cheval, mais peut-être Bacchus pourrait-il préparer votre attelage que vous voyagiez plus confortablement ?


Par esprit de contradiction, et parce qu'elle en voulait à Walan de l'avoir amenée où il voulait, elle faillit répondre que ça attendrait bien le lendemain, et qu'elles iraient à cheval.
Mais Katarina attendait la réponse, en hôte courtoise. Anne avait pu mesurer son désir de se recueillir à Meyrieu. La vie lui avait déjà appris qu'il faut parfois faire face à son passé les yeux grands ouverts pour pouvoir aller de l'avant. Et puis, cette fronde qu'elle sentait monter en elle lui apparaissait puérile, à elle qui allait bientôt se marier.

Elle adressa un bref hochement de tête au vicomte, un sourire à Katarina, et acquiesça :


Prenons les manteaux fourrés, Dame Katarina. Il fait encore bien froid, même dans un coche fermé.


Puis, se tournant vers Matheline, surgie miraculeusement à point nommé - la faquine oserait dire encore qu'elle n'écoutait jamais aux portes - elle conclut :

Dites à Bacchus d'atteler sur-le-champ. Nous serons de retour demain.

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