--Bacchus
Oui-da, le gone ! Tu n'crois tout'd'même pas que j'vas t'laisser entrer tout de go. Baille-moi donc ces clefs, et prends cet écu. Et cours dire à la bourgmestre que la demoiselle sera à poste dans les temps.
Le gamin rechigne à laisser les clefs. Mais Bacchus sait y faire. L'écu qui brille au creux de sa main est quasi neuf, et un écu, c'est toujours bon à prendre. Avec ça, il pourra s'acheter quelques oublies. Elles ne sont pas chères, en ce moment, vu que le blé donne et que les meuniers sont souvent au moulin. Bacchus le regarde un instant s'éloigner dans la rue. Il est marrant, ce gamin. Au moins, il a des idées de son âge. Pas comme la gazoute.
Bacchus soupire. L'écu saute dans la main du gone, et machinalement, Bacchus fait sauter les clefs dans sa grosse patte calleuse.
Demoiselle, ya la bourgmestre qui vous a fait tenir les clefs, pour la salle du conseil municipal.
Anne est assise dans l'embrasure de la fenêtre, une tablette enduite de cire sur les genoux. Elle s'applique à copier encore et encore les lettres bizarres des Sarrasins. Le stylet court de droite à gauche, les lignes sont un peu penchées, mais la petite fait des progrès. Bacchus sent monter une bouffée de fierté toute paternelle. Certes, il préférerait voir sa jeune maîtresse un peu moins maigre, un peu moins pâle, un peu plus espiègle... Mais elle est comme ça. Messire Valatar - paix à son âme - ne l'a pas engendrée pour rien.
Elle lève la tête, pose tablette et stylet, court vers Bacchus. Elle ne dit rien, mais tout passe dans les yeux, chez elle. Le cocher se dandine d'un pied sur l'autre, à épier la gamine, dont les prunelles d'un si joli bleu azur passent de la joie à la fierté, de la fierté à l'angoisse.
Dans son coin près de la cheminée, Matheline se pique le doigt et grommelle, à son habitude. Le jour où elle aura fini de râler, celle-là, c'est qu'elle aura le pied prêt à riper dans le grand trou.
Merci, Bacchus.
Anne serre le trousseau contre son coeur. Elle tente de l'attacher à l'anneau passé dans sa ceinture, avec les clefs de l'hôtel. C'est Bacchus qui lui a bricolé ça, à partir d'une boucle de harnais en bronze. Toute une histoire, cette boucle. Bacchus la tient de Dame Mentaïg, qui la tenait elle-même d'un marin nordique, rencontré dans sa Bretagne natale. La tante de la petite avait un jour raconté à Bacchus qu'elle avait soigné le marin, suite à un naufrage, et qu'il l'avait remerciée en lui offrant cet objet. Il paraît que ça représente le corbeau d'Odin, un dieu païen pour qui le savoir était pouvoir. L'était idiot, ce dieu ! Il s'était privé d'un il pour avoir le droit de boire à la source du savoir. Bacchus ne sait pas si le corbeau gravé dans le bronze est Pensée ou Mémoire. Mais peu importe, l'un comme l'autre convient à Anne.
La gamine s'escrime, ses doigts encore malhabiles et bien faibles ne parviennent pas ouvrir la boucle.
'ttendez, Demoiselle.
Bacchus s'agenouille, glisse l'anneau des clefs dans la boucle, la resserre entre pouce et index comme si le bronze n'était que guimauve. Il relève sa grande carcasse en appuyant des deux poings sur ses cuisses.
Et voilà ! Z'êtes mieux équipée qu'une douairière !
Matheline grommelle encore plus fort. Tant pis pour elle ! Faudra bien qu'elle s'y fasse. Anne aime apprendre, aime savoir, et même si ce n'est point ce qu'on attend d'ordinaire d'une fille de famille, Bacchus en connaît plus d'un qui sera content de la trouver, quand elle sera d'âge à enseigner aux autres.
Il a tendu l'oreille, Bacchus, en taverne. Il les a bien entendus, les jaloux, les hargneux, les pisse-menu. Tous ceux qui ne sont même point capables de comprendre que leur liberté n'est point diminuée par l'accroissement de celle de leur voisin, ou que le savoir de chacun contribue au bonheur de tous. Il les a entendus qui râlaient encore plus dru que la Matheline après la pauvre gamine. Trop tôt, qu'ils disent.
Bacchus a failli leur brandir sa chope sous le nez en clamant que tout le monde n'a pas la chance d'avoir leur cervelle de moineau, et que s'ils ont l'esprit lent et la vue basse, ce n'est point le cas de tout un chacun. Mais il s'est contenté de rire, et d'appeler la tavernière pour qu'elle lui remette un godet. Il avait bu le premier trop vite pour en apprécier à sa juste valeur le pétillement sur la langue.
Mais il faut tout de même prévenir la petite. Les jaloux, ça fait du dégât, quand on ne les connaît pas. Les traits de Bacchus s'affaissent, l'unique sourcil qui lui barre le front d'une tempe à l'autre se plisse par le milieu. Anne connaît ce signe.
Oui, Bacchus ?
Damoiselle, faudrait voir à ne point trop en faire, tout de même. Ça cause, en taverne. Yen a qui disent que vous allez trop vite.
Ben ils parlent d'or, ceux-là. Ya tout de même quelques personnes raisonnables, dans ce trou où on m'a envoyée pourrir.
Matheline n'a pas pu s'empêcher de faire tourner sa langue de vipère. Pas qu'elle soit méchante, mais c'est un peu trop le désordre, dans sa tête. Sûr que ce serait plus simple pour elle si Anne l'écoutait un peu plus. La pauvre femme est désarmée, face à cette gamine dont l'esprit a grandi bien plus vite que le corps. Bacchus lui jette un regard noir, qui lui vaut en retour un reniflement méprisant.
Anne a les yeux levés sur lui, et regarde quelque chose à travers sa tête, très loin en arrière. Ses petits doigts jouent avec la clef toute neuve pendue à sa ceinture.
Dame Mysouris m'a dit que mon père s'était mis à dos presque tous ses amis en faisant ce qu'il jugeait bon pour son peuple, quand il était duc. Devrais-je me montrer indigne de lui, et ne rien faire, dans le seul but d'ancrer des bâsins dans leur suffisance ?
Elle le regarde, désormais, très grave. Une once défi fait virer au gris ardoise l'azur des prunelles.
Merci, Bacchus, de m'avoir mise en garde. J'écris sur-le-champ à Dame Coco, le tribun. Elle connaît tout le monde, et saura dire aux mécontents de me venir trouver en ma MaiSoN, s'ils me veulent parler en hommes, au lieu de dégoiser en taverne comme vieilles femmes aigries.
Bacchus soupire. La petite va encore s'attirer noise. Mais elle a raison. Bacchus se rappelle à quel point Valatar tenait les lâches en mépris. Sa fille a décidément de qui tenir.
Faites, Demoiselle. J'irai porter votre courrier sur l'heure.
Le gamin rechigne à laisser les clefs. Mais Bacchus sait y faire. L'écu qui brille au creux de sa main est quasi neuf, et un écu, c'est toujours bon à prendre. Avec ça, il pourra s'acheter quelques oublies. Elles ne sont pas chères, en ce moment, vu que le blé donne et que les meuniers sont souvent au moulin. Bacchus le regarde un instant s'éloigner dans la rue. Il est marrant, ce gamin. Au moins, il a des idées de son âge. Pas comme la gazoute.
Bacchus soupire. L'écu saute dans la main du gone, et machinalement, Bacchus fait sauter les clefs dans sa grosse patte calleuse.
Demoiselle, ya la bourgmestre qui vous a fait tenir les clefs, pour la salle du conseil municipal.
Anne est assise dans l'embrasure de la fenêtre, une tablette enduite de cire sur les genoux. Elle s'applique à copier encore et encore les lettres bizarres des Sarrasins. Le stylet court de droite à gauche, les lignes sont un peu penchées, mais la petite fait des progrès. Bacchus sent monter une bouffée de fierté toute paternelle. Certes, il préférerait voir sa jeune maîtresse un peu moins maigre, un peu moins pâle, un peu plus espiègle... Mais elle est comme ça. Messire Valatar - paix à son âme - ne l'a pas engendrée pour rien.
Elle lève la tête, pose tablette et stylet, court vers Bacchus. Elle ne dit rien, mais tout passe dans les yeux, chez elle. Le cocher se dandine d'un pied sur l'autre, à épier la gamine, dont les prunelles d'un si joli bleu azur passent de la joie à la fierté, de la fierté à l'angoisse.
Dans son coin près de la cheminée, Matheline se pique le doigt et grommelle, à son habitude. Le jour où elle aura fini de râler, celle-là, c'est qu'elle aura le pied prêt à riper dans le grand trou.
Merci, Bacchus.
Anne serre le trousseau contre son coeur. Elle tente de l'attacher à l'anneau passé dans sa ceinture, avec les clefs de l'hôtel. C'est Bacchus qui lui a bricolé ça, à partir d'une boucle de harnais en bronze. Toute une histoire, cette boucle. Bacchus la tient de Dame Mentaïg, qui la tenait elle-même d'un marin nordique, rencontré dans sa Bretagne natale. La tante de la petite avait un jour raconté à Bacchus qu'elle avait soigné le marin, suite à un naufrage, et qu'il l'avait remerciée en lui offrant cet objet. Il paraît que ça représente le corbeau d'Odin, un dieu païen pour qui le savoir était pouvoir. L'était idiot, ce dieu ! Il s'était privé d'un il pour avoir le droit de boire à la source du savoir. Bacchus ne sait pas si le corbeau gravé dans le bronze est Pensée ou Mémoire. Mais peu importe, l'un comme l'autre convient à Anne.
La gamine s'escrime, ses doigts encore malhabiles et bien faibles ne parviennent pas ouvrir la boucle.
'ttendez, Demoiselle.
Bacchus s'agenouille, glisse l'anneau des clefs dans la boucle, la resserre entre pouce et index comme si le bronze n'était que guimauve. Il relève sa grande carcasse en appuyant des deux poings sur ses cuisses.
Et voilà ! Z'êtes mieux équipée qu'une douairière !
Matheline grommelle encore plus fort. Tant pis pour elle ! Faudra bien qu'elle s'y fasse. Anne aime apprendre, aime savoir, et même si ce n'est point ce qu'on attend d'ordinaire d'une fille de famille, Bacchus en connaît plus d'un qui sera content de la trouver, quand elle sera d'âge à enseigner aux autres.
Il a tendu l'oreille, Bacchus, en taverne. Il les a bien entendus, les jaloux, les hargneux, les pisse-menu. Tous ceux qui ne sont même point capables de comprendre que leur liberté n'est point diminuée par l'accroissement de celle de leur voisin, ou que le savoir de chacun contribue au bonheur de tous. Il les a entendus qui râlaient encore plus dru que la Matheline après la pauvre gamine. Trop tôt, qu'ils disent.
Bacchus a failli leur brandir sa chope sous le nez en clamant que tout le monde n'a pas la chance d'avoir leur cervelle de moineau, et que s'ils ont l'esprit lent et la vue basse, ce n'est point le cas de tout un chacun. Mais il s'est contenté de rire, et d'appeler la tavernière pour qu'elle lui remette un godet. Il avait bu le premier trop vite pour en apprécier à sa juste valeur le pétillement sur la langue.
Mais il faut tout de même prévenir la petite. Les jaloux, ça fait du dégât, quand on ne les connaît pas. Les traits de Bacchus s'affaissent, l'unique sourcil qui lui barre le front d'une tempe à l'autre se plisse par le milieu. Anne connaît ce signe.
Oui, Bacchus ?
Damoiselle, faudrait voir à ne point trop en faire, tout de même. Ça cause, en taverne. Yen a qui disent que vous allez trop vite.
Ben ils parlent d'or, ceux-là. Ya tout de même quelques personnes raisonnables, dans ce trou où on m'a envoyée pourrir.
Matheline n'a pas pu s'empêcher de faire tourner sa langue de vipère. Pas qu'elle soit méchante, mais c'est un peu trop le désordre, dans sa tête. Sûr que ce serait plus simple pour elle si Anne l'écoutait un peu plus. La pauvre femme est désarmée, face à cette gamine dont l'esprit a grandi bien plus vite que le corps. Bacchus lui jette un regard noir, qui lui vaut en retour un reniflement méprisant.
Anne a les yeux levés sur lui, et regarde quelque chose à travers sa tête, très loin en arrière. Ses petits doigts jouent avec la clef toute neuve pendue à sa ceinture.
Dame Mysouris m'a dit que mon père s'était mis à dos presque tous ses amis en faisant ce qu'il jugeait bon pour son peuple, quand il était duc. Devrais-je me montrer indigne de lui, et ne rien faire, dans le seul but d'ancrer des bâsins dans leur suffisance ?
Elle le regarde, désormais, très grave. Une once défi fait virer au gris ardoise l'azur des prunelles.
Merci, Bacchus, de m'avoir mise en garde. J'écris sur-le-champ à Dame Coco, le tribun. Elle connaît tout le monde, et saura dire aux mécontents de me venir trouver en ma MaiSoN, s'ils me veulent parler en hommes, au lieu de dégoiser en taverne comme vieilles femmes aigries.
Bacchus soupire. La petite va encore s'attirer noise. Mais elle a raison. Bacchus se rappelle à quel point Valatar tenait les lâches en mépris. Sa fille a décidément de qui tenir.
Faites, Demoiselle. J'irai porter votre courrier sur l'heure.