A l'attention de Dame Azzera, ecuyère de l'Ordre Royal de la Dame Blanche à lécu vert.
Ma chère enfant,
Même pour un homme d'Eglise, habitué à donner les Derniers Sacrements à ses semblables, il m'est extrêmement pénible de m'acquitter de cette tâche auprès de vous au vu des circonstances dans lesquelles il m'a été donné d'accomplir les dernières volontés d'un mourant.
Mais, il me faut hélàs vous les conter par le menu ainsi que le souhaitait feu Messire Aengus O'Sullivan.
Je vous avoue que j'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir me résoudre à rédiger cette missive, tant l'émotion fut grande en recevant la confession de cet homme pour le moins étonnant.
Notre monastère reçut un soir d'été, la visite d'un homme aux traits durs mais harmonieux et dont les yeux révélant à la fois une grande douceur et une immense détermination, brillaient d'un éclat farouche... presque sauvage.
Il se tenait sur le seuil la main crispée sur son flanc gauche, le visage déformé par une grimace de douleur, à n'en point douter.
Il portait une tenue étrange sous sa longue cape et portait dague et bâtarde de fort belle facture, comme vous devez le savoir.
On devinait en lui une grande noblesse et nous eûmes la certitude - confirmée par la suite - que jamais il ne mit sa lame au service du Mal.
Au Frère séculier qui le reçut, il demanda à se faire examiner par un barbier, un médecin car, disait-il, une blessure récente le faisait souffrir bien qu'elle fût refermée et en partie cicatrisée.
Mes connaissances en médecine m'amenèrent tout naturellement à devoir l'examiner.
Il me dit avoir quitté un campement militaire auquel il était affecté et souhaitait se faire soigner avant de rentrer auprès de ses compagnons d'armes. Sa démarche discrète n'avait d'autre but que d'éviter l'inquiétude à une personne chère : Vous, Dame Azzera, il me l'apprit par la suite.
Las... la suite ...
Mais il me faut reprendre le fil.
J'examinai donc sa plaie. A première vue, elle semblait en voie de guérison, mais je remarquai un suintement purulent suspect au delà des derniers points de suture. A la pression, un liquide jaunâtre en jaillit tandis qu'une vive douleur arracha un cri à Messire Aengus.
Nos regards se croisèrent et je pus lire dans le sien une froide détermination lorsqu'il me demanda :
- Mon Père... Si vous pouvez faire quelque chose : Faites-le !... Quoi qu'il m'en coûte. Ma compagne m'attend et mes compagnons ont besoin de moi... Faites-le... mais faites vite !.
Son ton était sans réplique, même sans avoir élevé la voix. Même si cette voix était basse et douce, je ne m'y trompai point... il me donnait un ordre.
Je le dévisageai un moment, puis, je me décidai :
- Soit mon fils. suivez-moi.
Il se leva en réprimant une grimace de douleur. Il faisait mille efforts pour se tenir droit... Fier, noble et altier... comme si la souffrance était pour lui chose à dominer, vaincre... écraser.
Il était porté par l'amour Madame... un amour de vous et des Hommes... Un amour digne d'un Roi !
Je l'amenai dans une cellule monacale qui me servait d'infirmerie et le fit se dévêtir et allonger sur la couche.
Une à une, avec un soin méticuleux, il ôta les pièces qui composaient sa vêture et son équipement, les rangeant soigneusement sur un banc à côté du lit.
Il dut remarquer mon air intrigué lorsqu'il se débarrassa de son espèce de robe car il me regarda en souriant et dit :
- Je manque à tous mes devoirs mon Père. Mon nom est Aengus O'Sullivan. Je suis Irlandais et ceci est un Tartan aux couleurs de ma famille. C'est un vêtement traditionnel dans mon pays... Je ne m'en sépare que pour dormir... et encore. Ajouta-t-il en riant légèrement... ce qui lui arracha une nouvelle grimace de douleur.
- Allongez-vous mon fils, lui dis-je, vous m'en direz plus tout à l'heure.
Ce qu'il fit trop péniblement à mon goût au vu de l'apparente bénignité de la plaie... ce fut à mon tour de grimacer, ces douleurs n'auguraient rien de bon, je le craignais.
Enfin, je l'examinai plus méthodiquement, palpant, pressant écartant légèrement les bords de la cicatrice qui n'était pas complètement cautérisée. Mon examen prit plus de vingt minutes au terme desquelles je relevai la tête le regardant droit dans les yeux. Tout au long de l'examen j'avais senti le poids de son regard sur moi.
Nos regards se croisèrent. Il dut lire dans le mien une certaine inquiétude car avant que ne prisse la parole, il me dit :
- C'est plus grave qu'il n'y paraît, n'est-ce pas mon Père ?
Comment mentir à un tel homme ?
- Oui, mon fils... Très grave... trop pour que vous puissiez reprendre la route ce soir encore.
Il parut contrarié, mais résigné... La gravité de sa blessure devait lui apparaître avec plus d'acuité. Mais il était déterminé à tout faire pour guérir.
- Pouvez-vous me guérir ?
- Vous guérir ?... Vous soigner... sans aucun doute... Quant à guérir... seul le très Haut peut en décider mon fils...
Je pense que dès cet instant, il sut qu'il ne quitterait plus jamais le Monastère... alors que personnellement, j'en avais le secret espoir.
Je vous passe les détails de l'intervention qu'il subit... Je dus rouvrir la plaie et la cureter, la refermer, la nettoyer, la panser chaque jour.
Mais, curieusement, alors que cette plaie semblait guérir, Aengus dépérissait à vue d'oeil, son visage se creusait, ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite sans perdre pour autant leur éclat.
Il perdait l'appétit et maigrissait davantage de jour en jour... Bientôt, il n'eut même plus la force de se lever pour sa promenade.
Les potions et onguents... rien n'y fit... Il luttait pourtant... bec et ongles, avec une rage de vivre hors du commun... Parfois, entre ses dents il sifflait rageusement : " Azz... j'arrive... j'arrive... elle m'aura pas..."
Il parlait de la Camarde, évidemment.
Parfois, avant de ne plus pouvoir se lever, il tirait sa lame et s'essayait à quelques passes... son visage s'éclairait alors et il me disait, triomphant :
- Mon Père... dans une semaine, je vous dis adieu !!
Mais ces moments de regain se firent de plus en plus rares...
Cette curieuse agonie dura plus de six mois... quelque chose le tenait en vie... Une volonté d'acier, un désir inouï de vous revoir et de voir son fils... votre fils. Car il savait me disait-il que vous attendiez un enfant de lui.
Il se fatiguait vite, mais aimait parler avec moi... il me contait son pays, ses aventures, votre amour... Riant parfois de quelques scènes rocambolesques que vous aviez vécu ensemble... Je vous avoue en avoir rit avec lui car nous étions devenus des amis, je le sais.
Il m'interdit d'aller vous trouver car disait-il : "Je veux qu'elle garde de moi l'image d'Aengus O'Sullivan le Guerrier, le Fou, l'Amant terrible ... et non pas celle de cette loque que je suis devenu. Promettez mon Père... Promettez !..."
Je ne pus que promettre, contre mon gré... mais nous savions tous deux que ses jours étaient comptés et je n'eus pas le coeur de lui désobéir. D'autant qu'il ajouta : "Quand je ne.. quand je serai parti... allez la trouver... et donnez lui mes affaires... Contez-lui cette histoire..."
Puis, un soir, il me fit mander.
Assis dans son lit, il semblait en pleine forme... je crus qu'il m'appelait pour l'aider à se lever, mais il me dit avec un calme étonnant :
- Mon Père... c'est pour ce soir ! J'ai besoin de vous.
Nous étions tellement habitués à passer des heures ensemble que je ne compris pas immédiatement le sens de ses paroles. Devant ma mine ahurie, il rit et ce fut lui qui précisa, un peu cyniquement :
- La Faucheuse, mon Père, Elle m'a donné rendez-vous... et c'est ce soir !... Je veux me confesser. Il est temps.
Puis, il me demanda une plume et un vélin et se mit à écrire... je voulus m'éclipser discrètement, mais il me retint :
- Restez mon Père... il n'y en plus pour très longtemps à présent.
J'avais envie de pleurer à chaudes larmes... Je me surpris même à blasphémer, maudissant le Très Haut de tant de cruauté, d'injustice !... Mais vous le savez ma Fille, les Voies du Très Haut sont impénétrables et je dus ravaler ma douleur pour me mettre à Son service et à celui d'Aengus.
Il put à peine terminer sa lettre... Il porta la main au côté... une ultime douleur... me regarda droit dans les yeux et murmura : "Azz... Azz... dites lui... qu.. que je l' aime......"
Son buste retomba sur l'oreiller et sa tête roula de côté, ses longs cheveux éparpillés sur l'oreiller... Je ne pus m'empêcher de le prendre dans mes bras... et, que le Très Haut me pardonne, je le pleurai à chaudes larmes... sans honte aucune.
Selon ses dernières volontés, sa dépouille fut brûlée sur le lac.. à bord d'une barque funéraire conforme à celle qu'il me décrivit et qui faisait partie des rites anciens de son Irlande Natale... Hommage réservé aux braves et aux chefs avait il ajouté avec un sourire taquin.
Mais, je sais aujourd'hui qu'il y avait une autre raison à cette volonté. Aengus est décédé des suites d'une grave infection dont nous ignorons encore l'origine, mais qui dut lui être inoculée par la dent de la bête ou lors de la traversée de villages infestés par quelque épidémie. En se purifiant par le feu, Aengus devait savoir qu'il détruisait aussi tout foyer de pourriture.... Jusqu'au bout, il pensa aux autres.
L'Humanité perd un grand Homme.
L'évocation de ces souvenirs me laisse une grande douleur à l'âme ma Fille... Le serviteur du Très Haut que je suis vous implore de ne jamais ternir la mémoire de cet être hors du commun... et s'il est exact que vous portez son enfant, dites lui que son père était un homme d'exception... qu'il en soit fier et qu'il porte son nom comme un étendard !
Vous avez dû être une femme comblée et j'en suis heureux pour vous... vous deviez le mériter si vous avez été aimée de lui.
Vous trouverez les objets personnels du défunt dans le paquet que je vous transmets par le truchement d'un messager... ne l'accablez point, il ne sait pas la triste nouvelle qu'il vous apporte.
Je reste votre serviteur si d'aventure je pouvais vous être de quelque utilité.
Que le Très Haut vous ait en sa Sainte Garde.