Eliance
Le crayon de plomb tourne, encore et encore, entre ses doigts. La mine est sérieuse, concentrée, préoccupée, son pied s'agite nerveusement sous la table, ses dents viennent rougir sa lèvre, tandis que les noisettes fixent le papier blanc. L'anxiété est là. Les mots sont faciles à tracer, la plupart du temps. Ici, rien n'est facile.
Tout est compliqué depuis que la saleté de tarte aux fruits est venu se trémousser devant son Italien à elle, provoquant l'irréparable. Eliance en est bien persuadé, c'est de sa faute à elle. C'est elle qui lui a écrit, c'est elle qui l'a invité à son mariage et, sans aucun doute, elle qui s'est jetée sur lui pour dévorer sa bouche et un bout de son cur. Elle s'est persuadée, de tout ça, pour pas sombrer davantage, pour pas gueuler de trop, pour pouvoir oublier, un peu. Elle essaie d'oublier, elle essaie de pardonner. Non, pardonner, c'est déjà fait. Le bougre sait s'y prendre. Mais la tarte aux fruits hante ses cauchemars, venant lui enlever l'Italien des bras chaque nuit, elle-même poursuivie par un homme qui lui court après. Un autre homme. Un qui partage cette peine indescriptible. Pourtant, ils ne se connaissent pas.
Elle a voulu écrire à la tarte aux fruits, lui ordonner de recracher le bout de cur italien qu'elle a dérobé lâchement, lui expliquer que c'est son mari, son amour, sa vie. Lui balancer à la figure que c'est grâce à elle qu'il a pas sombrer. Que c'est elle son pilier. Que ce sont ses mots à lui. Et que elle n'est rien. Rien du tout. La Ménudière ne lui écrira rien. Rien de tout ça. À quoi bon. Ce qui est fait est fait. Exposer sa colère ne ferait que la rendre faible. Encore plus faible. Une meringue. Elle est une meringue, d'après une amie. Alors imaginez une meringue faible...
Elle écrira seulement à l'homme. C'est décidé. Celui qui court dans ses cauchemars. Cet homme bafoué le jour le plus important de sa vie, le jour qui aurait dû être le plus beau.
Écrire à un inconnu est déjà tout une affaire. Écrire à l'homme que son mari a humilié en est une tout autre. Et quand cet homme est un Corleone, la mission devient périlleuse. Gabriele Coreleone, le fils d'Amalio Corleone. Voilà tout ce que Diego a bien voulu lui donner comme information. Ça et le fait qu'il ait rousté sa nouvellement femme indigne. De déception, de colère, d'incompréhension. Eliance connaît les coups de la colère. Elle en a encore la marque, le souvenir. Mais allez savoir pourquoi, cette dernière précision ne lui a tiré aucune pitié pour la tarte aux fruits. Au contraire : « Elle l'a cherché. »
Écrire. Oui. Mais écrire quoi ? Comment s'excuser d'une pareille chose ? Comment dire ? Avec quels phrases ? Ce sont des mots qui tournent dans la cervelle ménudiérienne. Comment entamer la lettre, d'abord ?
Cher Gabriele ? Elle ne le connaît pas. Il ne lui est pas cher.
Gabriele ? Trop personnel.
Gabriel Corleone ? Et pourquoi pas.
Messire. Ce sera ce mot. Juste ce mot.
Il est tracé en haut de la page. Elle n'est plus blanche. La suite vient tout aussi difficilement. Mais elle se doit de le faire. Elle ne sait pas pourquoi. C'est une chose qu'elle ressent. Atropine lui a dit qu'elle est du genre à adopter jusqu'aux chiens enragés, pour dire combien elle est bonne, même avec les pires créatures. Elle connaît Corleone-père. Elle l'a croisé, deux fois, il y a plus d'un an, vers Chinon. Une fois autour d'une choppe, l'autre en lui filant contre son gré ses maigres écus. Elle sait que la famille n'est pas réputée commode. Elle l'a vu.
Le crayon se met soudain à s'agiter vivement, sans plus d'hésitation. Elle sait quoi écrire.
Citation:
Pour Gabriele Corleone
Messire,
Vous ne me connaissez pas. J'ai rencontré votre père il y a plus d'un an. Lui ne doit pas s'en souvenir. Mais ce n'est pas ce qui m'amène à vous écrire aujourd'hui.
Je suis la femme de Diego Corellio. Et je viens m'excuser.
Ne froissez pas cette lettre tout de suite. Lisez la suite. Je vous en conjure.
Je sais votre peine. Je la partage. J'aurais voulu que vous ne la connaissiez jamais. Elle est pour moi une amie qui revient régulièrement, tel un rendez-vous incontournable, une fête de la Saint-Jean ou un jour des Morts. Mais vous... vous n'auriez pas dû la connaître. Ni la ressentir. Je m'en excuse.
Il se passe parfois des choses, dans le crâne des gens, Gabriele. Des choses qui ne se contrôlent pas. Des choses qui sont regrettées aussitôt faites. Des choses complexes qui pourraient faire mentir ce à quoi on a toujours cru. Mais c'est plus tordu que ça encore. Ce n'est qu'une vulgaire addition. Les choses ressenties précédemment pour un être le sont toujours. Seulement, une autre chose leur saute à la gueule et se positionne à côté, s'imposant d'elle-même sans qu'ils n'y soient pour rien. Au même niveau ou un peu plus bas. Mais c'est une simple addition. Pas une soustraction.
Elle a voulu vous épouser. J'ose croire qu'elle vous aime. J'ose croire que cette femme est une femme bien. J'ose croire que j'ai tort de la détester comme je le fais. J'ose croire que vous lui pardonnerez. Comme je pardonne à Diego. J'ose croire que ce n'était rien. Rien du tout.
Pardonnez-leur, Gabriele. Oubliez ça. Vous verrez, on en souffre moins une fois l'épouvante remisée dans un coin de la cervelle. Il faut du temps. Mais c'est possible. Je ne cherche pas à leur trouver des prétextes. Il n'y en a pas. J'essaie juste de comprendre et de vous transmettre mes misérables connaissances sur la chose. J'essaie que vous ne soyez pas seul. J'essaie de l'être un peu moins.
Oubliez, Gabriele. Et vivez. Simplement.
Eliance
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