Eliance
- « Vous venez d'où ?
- De nul part.
- C'est-à-dire ? C'est que c'pas très précis...
- C'est-à-dire que ma baraque est un ch'min et mes seules affaires sur mon dos.
- C'est vaguement plus précis.
- Et vaguement suffisant. »
Voilà une discussion type qui ressort régulièrement entre la rousse et les éventuels inconnu(e)s croisé(e)s autour d'une choppe. Parce que pour bon nombre de gens, il faut venir de quelque part, vivre quelque part, appartenir à un lieu. Sa seul appartenance, à la Ménudière, elle est pour l'Italien. Et c'est tout. Il est son seul lien au monde des vivants.
Elle a bien des moitiés de frères et sur, comme elle aime à le dire, mais c'est justement eux qu'elle fuit cette fois-ci. Elle fuit toujours quelque chose de toute manière. Sa vie est une fuite en avant. D'où les chemins arpentés quotidiennement pour aller toujours plus loin, pour bouger toujours plus, pour rencontrer toujours plus de badauds sans trop s'attarder ni s'attacher. Cette famille, elle l'aime. Elle a espéré tellement venant d'eux. Trop sans doute. Le premier a avoir fait irruption dans sa vie est Thomas. L'accueil a été chaleureux, trop parfois, au bord de la limite du raisonnable sans toutefois jamais franchir la ligne fatidique de l'immoralité entre frère et sur. Il a accepté d'apprendre à la connaître, à la dompter, jusqu'à créer une réelle relation de confiance entre l'un et l'autre. Et puis, après plusieurs mois de séparation, le retour a révélé l'existence d'un autre frère, d'une autre sur, tous liés à Thomas. Et là fut le drame.
Dans sa tête, une telle annonce a fait l'effet d'une jovialité extrême. Toute une famille pour remplacer la sienne originelle pourrie jusqu'à la moelle. Mais ça, c'était avant de se rendre compte que rien n'est jamais aussi rose qu'on le pense. Elle a troqué une famille où l'égoïsme, la violence et la mesquinerie sont roi pour une autre où le secret, la discrétion et la distance sont une devise adoptée à l'unanimité. Elle, qui se base sur la vérité, toute la vérité, pour offrir sa confiance, s'est vu refuser cet élément indispensable par les deux nouveaux comparses. Les discussions distantes, l'absence de curiosité, les secrets dissimulés, les mensonges omniprésents, les disputes entre eux inexpliquées ont eu raison de son beau rêve familial. La conclusion de la petite tête sur ces événements a été de les laisser se débrouiller entre eux, de fuir leurs problèmes qu'ils ne souhaitent pas partager, de revenir plus tard, et plus tard, peut-être, de parvenir à faire son trou dans cette fratrie si différente d'elle. Les adieux ont été brefs, relativement froids, comme toute attitude généralement relative à ces gens, et les chemins ont été repris avec une sorte de soulagement mêlé à un pincement au cur. Quitter certaines personnes est dur, mais nécessaire.
Les pieds se sont remis à fouler la terre, les bras chargés d'un mioche chacun, les Corellio continuent leur bonhomme de chemin. Ces dernières semaines leur auront permis, entre deux disputes, de parler énormément de sujets de fond, dont les jumeaux qu'il a eu avec une autre et d'éventuels enfants légitimes à venir. La Ménudière a exprimé sa hantise des marmots, a expliqué le pourquoi du comment, mais a fini par succomber au souhait non dissimulé de l'Italien de voir un fils sortir de sa rousse de femme, un jour. Quoi de plus logique, donc, que de s'acclimater d'abord aux jumeaux pour balayer, ou du moins essayer, cette angoisse désormais quotidienne des enfants qui s'est immiscée discrètement dans sa conscience voilà plusieurs années déjà. Le petit mec qu'est Manolito aura bien compris les tourments de sa belle-mère. En moins de temps qu'il en faut pour le dire, il est devenu mignon tout plein dès qu'elle le touche ou s'occupe de lui, troquant les traditionnels hurlements effroyables contre de simples gazouillis discrets et risettes en tout genre. Reste plus qu'à apprivoiser l'autre chose, bien plus sauvage, bien moins commode et bien trop blonde à son goût. Mais Eliance ne désespère pas, le temps fera son affaire. C'est à souhaiter.
Toujours est-il qu'ils sont désormais une famille, à eux quatre, le mot sortant directement de la bouche de l'Italien. Après avoir paniquée la première fois que l'idée a été évoquée, la Ménudière s'est maintenant habituée à la chose. Puis, c'est pas comme si il était transcendé ces jours-ci, l'Italien, devenu sentimental, positif, imperturbable, joyeux, amoureux, d'un coup d'un seul. La conséquence de la réussite de leur mariage à ce qu'il dit et à sa longévité qui atteindra bientôt l'année complète dans quelques jours.
Du coup, Eliance partage cet état de fait, s'y habitue, et la petite famille est repartie pour avaler à nouveau bon nombre de lieues. La route file sous leurs pieds, la fatigue se fait ressentir à force, la nuit commence à tomber. C'est le moment que choisit Manolito pour chouiner dans les bras de sa belle-mère préférée.
Hum... faudrait p't etre qu'on s'arrête un peu. Il en a marre, on dirait.
L'excuse est toute trouvée, Eliance est épuisée. Mais si c'est son fils qui réclame, Diego s'arrêtera volontiers. Maintenant qu'elle les a acceptés, ces enfants d'une autre, autant qu'ils lui soient utiles, parfois...
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