Afficher le menu
Information and comments (0)

Info:
Unfortunately no additional information has been added for this RP.

[Rp] Histoire de sang

Aldearde
    Quelque part en Languedoc, mois de mars, fin d'après-midi

Aldéarde n'avait, de toute sa courte vie, pas encore considéré grand monde. Si la question lui était posée et que la paysanne prenait la peine d'y réfléchir un peu, elle retiendrait probablement trois personnages hétéroclites : tout d'abord Grannas, Breton de quelques années son aîné qui, et ce bien malgré lui, chamboula radicalement sa misérable enfance en lui apprenant à se battre. En échange, elle le baptisa d'un sobriquet propret. Elle évoquerait ensuite la patronne, comme elle se plaît à la nommer, la voix toujours plus basse qu'à l'accoutumée. Elle fit sa rencontre – et quelle rencontre ! – au début de l'année. Cette dernière, matriarche d'une puissante famille russe, l'employait dans son auberge parisienne, et terrifiait autant qu'elle envoûtait l'oiseau. Finalement, et ce après avoir longuement épilogué sur ces deux-là, Aldéarde en viendrait à Eliance. La magnifique, la superbe, la fascinante. La rustre manquerait fatalement de vocabulaire et d'aisance pour décrire comme elle le souhaiterait Eliance. Sa sœur. L'aînée, l'aimée. L'unique.

Aldéarde, issue d'une famille très modeste, n'avait reçu aucune éducation. La raison de cette absence d'enseignement n'était autre qu'un choix purement pragmatique d'un patriarche quelque peu écervelé : ce dernier s'était en effet mis en tête d'éduquer l'aînée pour en faire une épouse convenable. L'honneur de toute la famille reposait sur ses frêles épaules, et, de ce fait, on délaissa totalement les autres enfants du foyer. Aldéarde, la cadette, fut bien satisfaite de ce stratagème boiteux et passa son enfance à batifoler sans aucun dessein particulier. Toutefois, elle prit rapidement conscience de l'importance du rôle endossé par son aînée, et, bien qu'elle la jalousa d'abord terriblement, ce fut finalement de l'admiration qu'elle ressentit à son égard. Eliance était tout ce qu'elle n'était pas : éduquée, cultivée, bien élevée. Elle se prit à l'aimer d'un amour immodéré et cette tendresse sincère, malgré le peu de temps passé ensemble, ne ternit jamais. L'oiseau avait à peine dix ans quand sa sœur, promesse d'espoir, fut mariée et quitta la maison où elles avaient grandi. Six années s'étaient écoulées, six années durant lesquelles les enfants ne se virent que très rarement. Puis un malheureux incident survint, et, au grand dam de la jeune paysanne, on crut à la mort d'Eliance. Abattue, ce fut avec un soulagement immense qu'elle apprit la vérité : sa sœur s'était enfuie, elle était en vie. Elle quitta alors à son tour la maison, avec, au fond de son cœur, un désir profondément ancré.

Ce fut après moult recherches et autant de péripéties qu'Aldéarde retrouva la trace de sa sœur. Elle avait failli abandonner, plusieurs fois, notamment parce que l'aînée n'avait donné aucune suite à ses nombreux courriers. Mais elle avait persévéré avec, et il était juste de le lui reconnaître, une certaine opiniâtreté, cette même ténacité qu'on retrouve parfois chez les enfants particulièrement obstinés. Jamais elle ne s'était figurée qu'Eliance pouvait ne pas partager les mêmes sentiments qu'elle vouait à son égard. Peu lui importait en vérité : Aldéarde l'aimait et, de ce fait, il lui fallait la retrouver, la choyer, la protéger. Inconsciemment, il était fort probable que l'enfant cherchait également par là à se rassurer elle-même, l'aînée représentant la garantie d'une sécurité appréciable quand on vient tout juste de prendre son envol.

Ainsi, elle se rendit là où on lui avait indiqué pouvoir retrouver son sang. La rumeur disait qu'elle s'y trouvait en compagnie d'un galant, ce qui renforça plus encore le culte que l'oiseau vouait à sa sœur : comme il était aisé, pour Eliance, de se faire aimer ! A la fois interdite et excitée, penaude et animée, Aldéarde prit une chambre dans un tripot du bourg en question. L'enfant peinait à réaliser que le grand moment était enfin arrivé. Elle ne saisissait pas encore que, séparées d'une famille étouffante, elles allaient enfin pouvoir être sœurs. Quelqu'un l'une pour l'autre. Elle ne souvenait pas de la dernière fois qu'elle l'avait vue, ce qui remontait à plus d'une année, mais ne doutait pas de la reconnaître. Et ce fut le cas : elle reconnut son dos. Elle resta d'abord complètement immobile, comme paralysée par l'émotion. C'était comme si elles n'étaient plus que deux. Aldéarde fit abstraction de la foule, du monde, des autres. Sa sœur était à quelques pas, et ce fut comme si son amour amplifia. Elle eut l'impression, oui, qu'il explosa ! Un picotement la parcourut toute entière, réveillant ses mollets, parcourant ses doigts et remontant jusqu'à ses oreilles. Enfin, un cri s'échappa de son corps torturé :
    - Eliance !
Et elle éclata d'un rire tonitruant. Elle aurait tout aussi bien pu se mettre à pleurer, tant il lui était bon de retrouver celle qu'elle aimait.
_________________
Eliance
Le passé ressemble dans l'esprit de la Ménudière à la fois à un bourbier, à des sables mouvants qui vous emprisonnent tout entier et à la plus chaude salle de l'enfer. On ne s'en extirpe que difficilement et on n'a sûrement pas envie d'y reposer le moindre bout d'orteil par la suite. De ses parents, de ses sœurs, de son premier mari, elle ne garde qu'un lointain souvenir. À quoi bon se rappeler cette vie de misère dans laquelle d'aucuns ont pensé qu'elle y vivait comme une reine, tandis que la réalité l'enfermait dans une prison infernalement dorée.

Tout ceci s'est comme volatilisé de sa mémoire le jour où l'Italien a capturé le dernier souffle de ce mari sadique qui semblait vouloir réinvestir le monde qu'elle avait eu le courage tardif de fuir. Ce jour-là, son passé gisait, écrasé sous le corps inerte du gros tisserand. Ce jour-là, l'Italien est devenu bien plus qu'un simple homme. Ce jour-là, il est devenu sa liberté. Ce jour-là, il est devenu Tout. Elle lui est depuis liée par une sorte de pacte tacite bien plus fort que leur contrat de mariage. Il lui a offert une vie, elle lui offre son dévouement. Et peu importe que les autres ne comprennent pas, elle pardonne tout à son Dracou, comme elle l'appelle, allant jusqu'à mettre de côté ses incartades en lits plus ou moins inconnus. Il est son pilier, un peu branlant parfois, mais pilier tout de même.

L'oubli est d'ailleurs son mode de survie. Quand elle y échoue et se souvient, la douleur est si intense qu'elle est insupportable et la Ménudière cherche alors à éteindre à tout prix ce feu destructeur, songeant parfois même à se disloquer aux pieds d'une falaise pour y parvenir. Mais à chaque fois, le faiseur de miracle réagit et l'éloigne de ses tourments, l'omission achevant le travail. La vie d'Eliance est donc faite uniquement de présent. Aucune trace de passé, aucune trace de rêve, ni de futur, ni d'idéal. Le présent est sa seule impulsion.



En cette fin de journée, elle profite donc du présent en aspirant quelques bulles de bière locale en compagnie de l'Italien. Les derniers moments sombres sont évanouis, enfouis profondément et ont laissé place à une douceur exceptionnellement agréable hébergée par cette terre languedocienne. Point de conversation entre les deux à cet instant précis, seulement l'écoute attentive du bonheur silencieusement savouré après les quelques ragots, rires, chamailleries et asticotages quotidiens. L'auberge est calme, les paysans ne sortiront des champs qu'à la nuit tombée, mais quelques péquenots fainéants comme eux ont pris les devants et sont déjà accoudés sur le bois des tables.

L'ambiance doucereuse est brisée en un éclair par un cri, ou plutôt un appel... Son nom !... suivi d'un rire. D'instinct, la Ménudière se retourne pour se retrouver face à une jeune fille. Elle la regarde, un instant hagarde, puis fixe ses prunelles dans les siennes, comme aspirées, aimantées. Ce regard... ces yeux noirs... Les fesses glissent du tabouret, les pieds s'avancent mécaniquement de quelques pas en direction de la brune, le regard toujours perdu dans le sien. Puis la Ménudière s'immobilise, sa mine se décompose, ses paupières s'affolent. Elle sait. Elle se souvient.


    Al... Aldé ?!... T'es Aldé ?!...
    ...
    T'es toute seule ?... y t'attendent dehors ? dis... dis-moi qu'les vieux, y sont pas là...

En même temps que les mots sont bafouillés, elle scrute avec inquiétude la pièce entière en tout sens à la manière d'une girouette, recherchant un autre éventuel fantôme qui se serait dissimulé dans un coin sombre. Le souvenir du débarquement presque similaire en taverne de son premier mari lui heurte l'esprit à grand coup d'enclume. Des gouttes de sueur s'invitent sur son front, son souffle se fait court, le sang frappe ses tempes. Elle panique. Parce que, pour la Ménudière, le passé est synonyme de souffrance. Parce qu'elle les a oublié. Tous. Parce qu'elle est devenue comme orpheline après ça. Parce que ce foutu passé cogne à nouveau, se fait pressant, ne veut décidément pas la lâcher. Elle ne reconnait pas cette jeune fille face à elle. Comment pourrait-elle la reconnaître ! Elle était un garnement bagarreur il y a encore un an de ça et là voilà fémininement transformée, sublimée. Elle ne sait pas comment accueillir cette jeune sœur. La Eliance d'avant était secrète, effacée, inexistante, fantomatique, muette, éteinte, isolée. Elle n'a jamais détesté ses sœurs, mais ne les a jamais aimé non plus. Tout au plus a-t-elle éprouvé quelque dépit à les imaginer rire, jouer, danser, courir à leur guise.
Une foule de questions se bousculent au niveau de son cervelas tourmenté. Qu'est-ce qu'elle veut ? Pourquoi elle est là ? Et si c'était un piège ?

Une preuve, elle cherche au fond des prunelles noires une preuve qu'elle ne se trompe pas. Que cette jeune fille pouilleuse mais non moins jolie est bien le reliquat du rejeton remuant et braillant qu'était sa cadette. Et puis, la fureur de l'inquiétude laisse place doucement à la curiosité. L'Italien est là. Elle sent sa présence, dans son dos. L'Italien veillera. Comme il l'a toujours fait. L'Italien saura la protéger. Encore. Remise de ce constat rassurant, elle se prend à la dévisager, cette sœur tant changée, l'observe de haut en bas, étudie les moindres détails de son visage et entame même un timide sourire à son attention.


    Qu'est-c' t'as changée...

La panique n'est plus, mais Eliance n'en mène pas large, se retrouvant toute godiche, ne sachant pas comment s'y prendre avec cette sœur qu'elle a si peu côtoyée. Lui sourire ? l'étreindre ? la critiquer ? lui reprocher son absence ? son ignorance ? Alors elle se contente de rester les bras ballant, incapable d'affection pour cette étrangère qui partage pourtant son sang, son enfance et la même tignasse indisciplinée, il semblerait. Cette dernière constatation l'amuse, lui fait oublier un peu plus son angoisse et lui permet de se lancer.

    Qu'est-c'tu fais là ? Qu'est-c'qui t'amène ? Tu m'cherchais ?
    Toi aussi t'es partie ?...

Fuir... et si c'était ça leur véritable lien ?
Aldearde
Plus qu'un dos ce furent les traits d'un visage bien dessiné et un port gracieux que la cadette reconnut, ou tout du moins s'imagina reconnaître, car l'aînée avait indéniablement changé depuis leur dernière rencontre, le temps et les événements l'ayant indubitablement marquée. Aldéarde la trouva tout de suite ravissante et eut très envie de la serrer dans ses bras ; elle trépignait frénétiquement tandis que sa sœur s'avançait. S'agitant comme une enfant, elle ne prit nullement conscience de l'inquiétude qu'elle causa chez son aînée. Elle ne comprit naturellement pas pourquoi la faciès de sa bien-aimée s'assombrit à sa vue, alors qu'elles se tenaient presque nez à nez. Une chose, toutefois, lui avait échappé à cause des années passées : malgré toute sa bonne volonté et moult efforts, elle ne pouvait se souvenir du timbre de sa voix. Ainsi l'excitation d'Aldéarde atteignit son apogée alors qu'Eliance allait parler, ce qui expliqua l'énième glapissement qu'elle poussa quand sa sœur baragouina plus qu'elle ne déclama. Probablement jamais n'avait-elle été aussi heureuse.

Elle s'esclaffa à nouveau, se gaussant de l'hypothèse émise par Eliance. Quelle drôle d'idée elle avait eu que d'imaginer qu'elle voyageait en famille ! La vagabonde l'avait quittée et ce depuis une saison, bien décidée à ne plus remettre les pieds chez elle. A quoi bon ? Aléarde n'avait jamais apprécié ses parents et ne s'étaient liées d'aucune manière au reste de la progéniture Ménudière. Son village était terriblement ennuyant et, si on avait la chance d'y dépasser les quatre ans, on était généralement condamner à y grandir, s'y marier et y mourir. La paysanne, sentant le piège se refermer sur elle, craignant que la sentence ne s'abatte subitement, avait profité du départ inopiné de son aînée pour mettre les bouts, s'extirpant de justesse d'un misérable bourg et par la même occasion d'une existence consternante. Voilà pourquoi la cadette trouva la situation si cocasse.

Puis finalement, elle se calma un peu, rit moins fort, se stabilisa sur ses jambes remuantes. Elle sentit le regard d'Eliance sur elle et descella l'esquisse d'un sourire fugace sur un faciès quelque peu rassuré. Elle voulut l'encourager en lui en adressant un, sincère, réconfortant, et bien qu'Aldéarde avait toujours peiné à sourire sans maladresse, celui-ci ne fut pas trop risible et était même presque charmant. La cadette écouta les remarques et les interrogations légitimes, amusée du désarroi d'Eliance. Finalement, elle se trouva elle aussi quelque peu confuse, intimidée à l'idée de parler : probablement la rustre craignit de faire mauvaise impression devant quelqu'un d'instruit. Elle tenta de ravaler par trois fois sa salive et articula, réalisant ainsi un effort colossal :
    - C'sûr qu'les vieux sont pas là, et p'sonne d'aut'. J'suis toute seule comme tu vois !
Elle allait continuer mais ressentit une sécheresse particulièrement désagréable envahir son gosier tout entier, à laquelle elle ne trouva d'autre solution que d'avaler quelques lampées d'alcool d'une fiole qu'elle sortit avec aisance de sa besace. Une fois sa soif étanchée, elle reprit :
    - J'suis partie aussi, parce qu'j'm'ennuyais vraiment d'trop dans c'patelin et j'craignais qu'l'paternel fasse avec moi comme il l'avait fait avec toi. M'enfin j'aurais pas été une aussi bonne épouse qu'toi, rassure-toi ...
La sotte n'avait jamais réellement saisi l'horreur de la vie d'Eliance et avait même été attristé par la disparition de son époux. Voilà pourquoi elle ne se gênait pas à ressasser le passé. C'était attristant à défaut d'être lamentable.
    - Du coup j'voulais te retrouver pour être un peu avec toi.
Verdict était dit, d'autant que la sonorité de la voix d'Eliance lui avait particulièrement plu, déclencheur délicat de lointaines réminiscences. Elle lui tendit sa boisson.
    - Et toi ...? Raconte-moi.

_________________
Eliance

Des gens bizarres, elle en a vu un paquet au détour des chemins. Pourtant, les réactions de sa cadette la laissent pour le coup toute pantoise. D'où peuvent bien venir autant d'euphorie, de sautillements, de piaillements, d'exaltation ?

Il est vrai qu'elles se connaissent finalement peu, toutes les deux.
Le traitement de faveur infligé à Eliance incluait bien un isolement particulier. Allez donc vous amuser et profiter de votre enfance quand vous ne pouvez passer le pas de la porte sans qu'on vous tienne par la main, quand courir vous est interdit de peur que vous vous fouliez une gambette, quand toute parole adressée doit être uniquement autoritairement instructive, quand vous êtes protégé à outrance comme du lait sur le feu histoire d'éviter toute éventuelle égratignure et détournement d'esprit. L'aînée passait donc ses journées seule sous les toits à côté des ballotins de paille où on lui avait aménagé une sorte de chambrée privative sur la galerie, tandis que le restant de la famille se partageait l'unique pièce du bas. Elle avait donc l'immense privilège, aux yeux de tous, de ne partager sa couche avec personne, contrairement à ses cadettes entassées sur une seule et même paillasse. En théorie seulement, puisque le paternel trouvait moult raisons pour la rejoindre le plus souvent possible et poursuivre nocturnement son apprentissage de future épouse, ce qui ne semblait guère troubler la mère. Coincée sur sa galerie à longueur de temps, la Ménudière s'était donc enfermée dans une désolation mutique, qui n'encourageait pas trop ses sœurs à venir la divertir. Les unes avaient donc poussées à côté de l'autre sans jamais se mêler de trop près à sa vie. L'autre avait accepté sa situation en ignorant les unes, laissant glisser les tourments sans les laisser l'atteindre, le tout accepté grâce à une sorte d'engourdissement qui l'avait peu à peu envahie.

Le bonheur qui semble donc envahir Aldéarde face à ces retrouvailles est loin d'être partagé. Non qu'Eliance ne soit pas exempte de sentiments fraternels, mais elle ne saurait dire en vérité ce que lui procure exactement cette visite et elle ne comprend pas bien l'engouement de sa sœur face à cette rencontre improvisée. Elle-même n'a pas songé à sa cadette depuis des mois, depuis son départ précipité en fait. Alors elle observe cette sœur enthousiaste, oscillant entre l'amusement et la stupéfaction.

Puis la noiraude prend la parole et attire son aînée dans une atmosphère apaisée, l'atmosphère rassurante de ce qui est connue, de ce qui est partagé, à travers cette manière de parler, cette voix, si caractéristique, si gaie, si vivante. Eliance l'écoute attentivement, comme capté par ce petit bout de femme avenante, prise d'une soudaine envie de la connaître, de devenir sa sœur pour de bon. Elle reconnait en cette fille brouillonne ce qu'elle aurait pu être au même âge si...

« ... une aussi bonne épouse »... les mots sont lâchées en toute innocence, en toute ignorance, aussitôt rattrapés par une fiole tendue qui est acceptée de bon gré comme une excuse à l'offense faite quelques secondes auparavant. Il sera toujours temps pour la Ménudière d'expliquer à sa cadette la réalité désenchantée de ses années mariages.
Une fiole partagée comme ciment d'une nouvelle relation sororale ? et pourquoi pas. Après tout, la Ménudière ne crache pas sur la boisson, ça leur fera au moins un point commun. Elle se fait donc pas prier et se réchauffe la glotte avant de prendre à son tour la parole, plus sereinement que tantôt, la voix posée, les gestes sûrs, l’œil finalement pétillant de curiosité pour la cadette reçue à l'improviste.


    T'as bin fait d'partir. T'aurais même dû l'faire avant, t'sais. Moi aussi j'aurais dû partir avant... et pas attendre tout c'temps.
    L'paternel, y va lui arriver malheur un jour, moi j'te l'dis ! Et c'possible que j'y sois pour quéque chose...

    T'veux que j'te raconte quoi ?.. hummm... attends que j'réfléchisse... y s'est passé tell'ment d'choses depuis...
    Ben quand j'suis partie... t'sais... ben l'Gontrand... l'a essayé de m'retrouver.
    'fin, il y est arrivé, quoi. Diego lui a fait comprendre que c'tait pas possible, t'vois ? Mais on avait pas l'choix, hein, il avait commencé à l'tabasser, pis moi aussi. Donc plus d'Gontrand Pardieu, j'étais veuve !

La phrase est achevée par un rire compulsivement nerveux qui a une sonorité de rédemption.

    J'suis heureuse aujourd'hui, t'sais ! j'suis libre ! J'suis sur les routes. J'vais là où j'veux sans qu'personne m'enferme nul part. J'peux faire c'que j'veux, quoi , tu t'rends compte ?

Bien sûr que non la cadette se rend pas compte, mais Eliance est tellement fière de cette délivrance pour laquelle elle s'est tant battue, qu'elle voudrait que sa sœur la ressente cette fierté d'indépendance, cette victoire inimaginable qu'elle n'envisageait pas il y a encore quelques années.
Et puis un aveu... une mise au point...


    J'suis plus la même, Aldé... j'suis plus celle que t'as vu la dernière fois. J'ai changé. J'suis quéqu'un aujourd'hui. J'veux plus parler de c'qui était avant... Ça doit rester enterré. Tu comprends ?

Un éclair passe dans son regard à cet instant. Une lueur pour implorer la cadette de respecter son choix d'enfermer son passé au fond d'un tiroir.
D'une sœur, elle en veut bien. Mais elle veut une sœur du présent. Uniquement une sœur de présent.
Aldearde
    « Nulle amie ne vaut une sœur …

Un jour probablement, si son aînée le lui exhorte, Aldéarde tentera de mettre des mots sur les sentiments qu'elle éprouve à son égard. Peut-être lui racontera-t-elle la profonde admiration qu'elle a déjà depuis longtemps pour elle. Elle pourra alors lui dépeindre ses journées passées, enfant, à se pavaner en vantant les mérites d'une sœur étourdissante, une sœur dont tous connaissaient le nom mais si peu le faciès. La petite paysanne assurait à qui voulait bien l'entendre encore qu'elle était la cadette de la fameuse Eliance, qui, dissimulée dans son grenier, apprenait et entreprenait mille et une choses mirobolantes. L'aînée fut ainsi et bien malgré elle une tragique héroïne romanesque, prenant vie à travers les récits de sa cadette, fervente oratrice. Puis, protagoniste mariée, les histoires prirent un tournant plus mystique encore, Aldéarde, ignorant totalement les tourments matrimoniaux, contant d'incroyables fabulations. Elle finit même par se convaincre de ses fadaises, qui devinrent l'unique vérité à propos de la nouvelle vie de l'aînée. Mais que tirer de bon d'une gloire passée ? Vaut-il mieux apprendre que l'on ai été si convoité par une armada de mômes abasourdis ou rester dans l'ignorance ? Nous laisserons le soin à Eliance de nous l'apprendre.

La cadette, interdite, dévorait l'autre de ses yeux quelque peu révulsés du fait de l'émotion. Aucun de ses mouvements, balancements, ne lui échappèrent, et elle scruta la fiole déverser une partie de son contenu dans le gosier déshydraté. Puis, statique, contenant admirablement bien l'assaut d'émotions hétéroclites qui s'était emparé d'elle dès qu'elle avait effleuré de ses mirettes le dos d'Eliance, extraordinaire effervescence la poussant à l'effusion, elle s'abreuva des paroles prononcées. Elle se réconforta d'abord de recevoir son approbation quant à son départ mais ne saisit pas la menace qu'elle formula à l'adresse de leur paternel. Elle eut plus de mal encore à comprendre ce qui suivit, n'ayant jamais vraiment compris - et encore moins voulu comprendre - si son beau-frère était mort dans l'incendie ou avait survécu. Ignorant également qui était le fameux Diego, elle fit aisément abstraction de ces informations et répondit par un timide sourire au brusque ricanement. La suite fut tout aussi abasourdissant pour la sotte qui n'y comprit goutte mais feignit de saisir tout à fait, marmonnant :
    - C'bien si t'es heureuse. Oui, j'compris.
Et, fatiguée de cette longue journée, harassée d'avoir cherché si longtemps son aînée, épuisée d'avoir quitté son foyer et abandonné ses repères, elle se laissa soudainement choir dans les bras d'Eliance, s'y lovant comme une enfant dans les bras de sa mère. Elle respira à plein poumons l'agréable odeur boisé qui émanait du corps serré. Le visage enfui dans les cheveux désordonnés de son aînée, les yeux mi-clos, elle articula alors :
    - J'ai soif. On boit un verre ?

    ... sauf si cette sœur se trouve être Aldéarde ! »*


*Le début est de Rossetti, et la fin d'Elia... de la narratrice !
_________________
Eliance
Détendue, elle s'est un peu détendue l'aînée, face à ce qui lui est apparu d'abord comme un monstre familial du passé. Elle s'est détendue devant la cadette qui s'est révélée en fait plus gauche et jeune que menaçante. Mais il aura fallu à peine une fraction de seconde à la noiraude pour ruiner ce commencement d'esquisse de confiance. Une fraction de seconde et un geste incalculablement maladroit et quasiment impardonnable aux yeux de la Ménudière. Un câlin... Est-ce qu'elle est en train de lui faire un câlin, la gueusarde ? Il faut bien avouer que... oui. Et ça, ça enquiquine grandement l'aînée. Ça la paralyse, même.

Pourtant, Aldéarde avait marqué des points en acceptant de faire table rase du passé, de repartir sur de nouvelles bases printanièrement toutes fraîches, joliment sorties de terre au milieu de la rosée nocturne. Mais là, ce rapprochement physique inacceptablement trop proche, ce contact prolongé, cette étreinte serrée, c'est trop. Les effusions, c'est pas trop son truc. Surtout en public. Et l'Italien en sait quelque chose, lui qui doit accepter les douces remontrances de sa femme dès qu'il ose poser un chaste baiser sur ses lèvres en guise de bonjour tandis qu'ils ne sont pas seuls. Le corps de la Ménudière se raidit automatiquement aussitôt les bras de sa cadette posés sur elle. Ses muscles se sont figés, elle n'ose plus bouger.

Pourquoi les gens ont ce besoin insatiable de se presser les uns contre les autres à longueur de temps ? Elle accepte déjà difficilement les effleurements de ses nièces pourtant enfants, mais celui que sa cadette quasiment adulte et nouvellement revenue dans sa vie lui impose à l'instant est classé dans la catégorie des tyranniques. Elle ne tarde pas à écarter le parasite, le repoussant gentillement et avec le sourire des deux mains, histoire de mieux faire passer la pilule et de se convaincre elle-même que c'est pas grave, que ça s'est pas passé, que c'est son imagination, ou un délire comme quand elle avait la fièvre.

Et puis un verre est proposé, comme ça, le plus naturellement du monde. La noiraude semble la connaître par cœur sa sœur. À chaque gaffe – déjà la deuxième, si je ne m'abuse... –, la boisson vient rattraper le coup, l'air de rien. Et faut bien avouer que ça marche drôlement bien cette affaire. Faut savoir la prendre par les vrais sentiments, la Ménudière, et la cadette semble l'avoir compris. Le verre est donc accepté d'un signe de tête encore un peu tendu, mais bien volontiers, et les fesses se posent sur un tabouret en face de la cadette dans un soupire de soulagement, une table les séparant et assurant désormais une distance physique vitale et nécessaire au bon déroulement de la rencontre. L'Italien est abandonné au comptoir, seul, oublié dans un coin de la cervelle relativement étroite de son épouse qui semble trop accaparée, voir complètement submergée par ce qui lui tombe au coin du nez. Faut dire que c'est du lourd ce qui se passe. Elle aime bien les surprises... mais non en fait. Elle déteste les événements non prévus qui la laissent toute pantoise comme deux ronds de flans. Et là, c'est le cas. Elle perd ses moyens devant la situation inédite. Avec un peu de jugeote, elle aurait pu traîner sa sœur devant l'Italien, faire les présentations et chercher quelque secours marital comme il se doit. Mais non. Ça lui effleure même pas l'esprit, embourbée qu'elle est dans sa situation, envahie par les émotions et les questions diverses et variées qui assaillent son esprit.

Une question ou deux, surtout, la taraudent. Qu'est-ce qu'elle va bien pouvoir en faire de cette sœur ? Ça sert à quoi une sœur, en vrai ? Questions stupides, mais qui la harcèlent littéralement, tournant en boucle dans sa caboche, essayant d'imaginer comment ça se passe dans une famille normalement constituée ce genre de relation.
Les bières commandées tantôt d'un signe de tête au tavernier bougrement réceptif débarquent sur la table, dégoulinantes de mousses. La boisson salvatrice est aussitôt brandie en vue d'un trinquage dans les règles de l'art.


    Bon... ben... euh... à... à quoi on peut bin boire ?...
    Humm... À ta v'nue !

La choppe est claquée contre sa jumelle et posée sur les lèvres asséchées de la Ménudière qui ne quitte pas des yeux sa frangine, la trouvant quand même très étrange. Elle la scrute d'ailleurs avec une insistance telle qu'elle saurait décrire sa cadette dans les moindres détails. C'est sa manière de faire connaissance. D'abord connaître l'autre, d'apparence. Connaître sa manière de parler, de rire. Mais comme cela ne suffit pas, quelques questions s'imposent.

    Alors t'es partie ? sans rin dire aux vieux ?
    Et tu fais quoi d'puis ? Tu voles pas de trop, au moins, hein !
    Si t'as b'soin, j'pourrais p't être t'aider, mais j'te préviens, j'gagne que d'quoi manger, hein, j'suis pas riche comme avant.

    T'es v'nue toute seule ? y a pas des types qui t'rôdent autour ?
    Faut faire gaffe, hein... aux types...

De la curiosité, des conseils, de la méfiance... elle ne sait pas trop comment la prendre cette chose ébouriffée.
Un cadeau ? un poison ? allez savoir...
See the RP information
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)