Aldearde
- Quelque part en Languedoc, mois de mars, fin d'après-midi
Aldéarde n'avait, de toute sa courte vie, pas encore considéré grand monde. Si la question lui était posée et que la paysanne prenait la peine d'y réfléchir un peu, elle retiendrait probablement trois personnages hétéroclites : tout d'abord Grannas, Breton de quelques années son aîné qui, et ce bien malgré lui, chamboula radicalement sa misérable enfance en lui apprenant à se battre. En échange, elle le baptisa d'un sobriquet propret. Elle évoquerait ensuite la patronne, comme elle se plaît à la nommer, la voix toujours plus basse qu'à l'accoutumée. Elle fit sa rencontre et quelle rencontre ! au début de l'année. Cette dernière, matriarche d'une puissante famille russe, l'employait dans son auberge parisienne, et terrifiait autant qu'elle envoûtait l'oiseau. Finalement, et ce après avoir longuement épilogué sur ces deux-là, Aldéarde en viendrait à Eliance. La magnifique, la superbe, la fascinante. La rustre manquerait fatalement de vocabulaire et d'aisance pour décrire comme elle le souhaiterait Eliance. Sa sur. L'aînée, l'aimée. L'unique.
Aldéarde, issue d'une famille très modeste, n'avait reçu aucune éducation. La raison de cette absence d'enseignement n'était autre qu'un choix purement pragmatique d'un patriarche quelque peu écervelé : ce dernier s'était en effet mis en tête d'éduquer l'aînée pour en faire une épouse convenable. L'honneur de toute la famille reposait sur ses frêles épaules, et, de ce fait, on délaissa totalement les autres enfants du foyer. Aldéarde, la cadette, fut bien satisfaite de ce stratagème boiteux et passa son enfance à batifoler sans aucun dessein particulier. Toutefois, elle prit rapidement conscience de l'importance du rôle endossé par son aînée, et, bien qu'elle la jalousa d'abord terriblement, ce fut finalement de l'admiration qu'elle ressentit à son égard. Eliance était tout ce qu'elle n'était pas : éduquée, cultivée, bien élevée. Elle se prit à l'aimer d'un amour immodéré et cette tendresse sincère, malgré le peu de temps passé ensemble, ne ternit jamais. L'oiseau avait à peine dix ans quand sa sur, promesse d'espoir, fut mariée et quitta la maison où elles avaient grandi. Six années s'étaient écoulées, six années durant lesquelles les enfants ne se virent que très rarement. Puis un malheureux incident survint, et, au grand dam de la jeune paysanne, on crut à la mort d'Eliance. Abattue, ce fut avec un soulagement immense qu'elle apprit la vérité : sa sur s'était enfuie, elle était en vie. Elle quitta alors à son tour la maison, avec, au fond de son cur, un désir profondément ancré.
Ce fut après moult recherches et autant de péripéties qu'Aldéarde retrouva la trace de sa sur. Elle avait failli abandonner, plusieurs fois, notamment parce que l'aînée n'avait donné aucune suite à ses nombreux courriers. Mais elle avait persévéré avec, et il était juste de le lui reconnaître, une certaine opiniâtreté, cette même ténacité qu'on retrouve parfois chez les enfants particulièrement obstinés. Jamais elle ne s'était figurée qu'Eliance pouvait ne pas partager les mêmes sentiments qu'elle vouait à son égard. Peu lui importait en vérité : Aldéarde l'aimait et, de ce fait, il lui fallait la retrouver, la choyer, la protéger. Inconsciemment, il était fort probable que l'enfant cherchait également par là à se rassurer elle-même, l'aînée représentant la garantie d'une sécurité appréciable quand on vient tout juste de prendre son envol.
Ainsi, elle se rendit là où on lui avait indiqué pouvoir retrouver son sang. La rumeur disait qu'elle s'y trouvait en compagnie d'un galant, ce qui renforça plus encore le culte que l'oiseau vouait à sa sur : comme il était aisé, pour Eliance, de se faire aimer ! A la fois interdite et excitée, penaude et animée, Aldéarde prit une chambre dans un tripot du bourg en question. L'enfant peinait à réaliser que le grand moment était enfin arrivé. Elle ne saisissait pas encore que, séparées d'une famille étouffante, elles allaient enfin pouvoir être surs. Quelqu'un l'une pour l'autre. Elle ne souvenait pas de la dernière fois qu'elle l'avait vue, ce qui remontait à plus d'une année, mais ne doutait pas de la reconnaître. Et ce fut le cas : elle reconnut son dos. Elle resta d'abord complètement immobile, comme paralysée par l'émotion. C'était comme si elles n'étaient plus que deux. Aldéarde fit abstraction de la foule, du monde, des autres. Sa sur était à quelques pas, et ce fut comme si son amour amplifia. Elle eut l'impression, oui, qu'il explosa ! Un picotement la parcourut toute entière, réveillant ses mollets, parcourant ses doigts et remontant jusqu'à ses oreilles. Enfin, un cri s'échappa de son corps torturé :
- - Eliance !
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