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[RP]Malheur à qui veut barrer ce qu'il fut

Anne_blanche
Sa question n'obtint pour toute réponse qu'une main tendue, avidement lui sembla-t-il, vers sa tablette de cire. Anne s'attendait à ce qu'il y gravât des dessins naïfs, comme ceux que font les enfants dans la poussière de l'été, quand ils jouent aux rébus. Cela lui paraissait logique. Or, dans la mauvaise lumière dispensée par la torche, elle le vit écrire.
La chose lui amena un nouveau froncement de sourcils. Il se moquait. Par Dieu, il se moquait ! Quel sabir allait-il utiliser ? Ce faux latin dont il usait ? Elle eut envie de lui reprendre la tablette des mains, sans délicatesse, et de repartir pour Dijon ou Paris, en recommandant au vieil Anicet de confier l'inconnu dans l'instant à la maladrie la plus proche. A défaut de le guérir, l'enfermement lui apprendrait qu'on ne se moque point en vain.

La curiosité étant cependant ce qu'elle est, Anne ne put s'interdire de déchiffrer, à l'envers, les mots que l'on écrivait. Mais elle n'y parvint pas. Les ombres portées et sa mauvaise vue le lui interdirent.
Elle restait là, debout devant ce vagabond qui serrait si fort son stylet qu'on voyait venir le moment où il faudrait lui en fournir un autre. Elle ne voulait pas attendre, elle ne voulait pas être le jouet de ce maraud qui s'amusait à ses dépens, et elle restait là, en proie à une vague colère qui peu à peu montait.

L'homme se leva enfin, s'inclina devant elle en lui présentant la tablette. Il y avait dans toute son attitude un mélange de crainte et de volonté, d'humilité et d'espoir, qu'elle ne comprenait pas. Or, Anne n'aimait pas ne pas comprendre. Ce lui était même insupportable. Elle en ressentait une véritable douleur, pire sans doute qu'une brûlure ou la morsure d'un chien enragé.

Toute la tablette était couverte d'une grande écriture maladroite. Le vagabond savait écrire, certes, mais ignorait manifestement l'usage du stylet dans la cire. Si Anne avait été plus à son aise, elle n'eût point manqué de se demander pourquoi elle mettait un certain acharnement à refuser de voir les qualités de son vis-à-vis, à rabaisser systématiquement ses compétences. Elle se serait interrogée sur ce dédain qu'elle voulait ressentir - et se fût sentie bien misérable en constatant qu'elle n'y parvenait point.
Mais elle était fort mal à l'aise. L'image de Gabriel ne cessait de se surimposer à celle du vagabond. Sa mauvaise humeur augmentant à chaque seconde, elle lut la tablette.


Que Madame daigne excuser mon intrusion énigmatique. On m’a jeté un sort, et j’ai des raisons de croire que vous pouvez m’aider. Je comprendrais bien sûr si Madame ne souhaitait pas que je la dérangeasse. Je comprends parfaitement votre français, je puis l’écrire, mais ma langue m’en interdit l’expression.

Un sort, vraiment ! Une réplique cinglante lui vint aux lèvres. Le vieil Anicet allait devoir cesser de se masser le genou pour se saisir incontinent de ce mauvais plaisant.

Vous ...

Il ne bougeait pas. Il ne la regardait pas. Il courbait humblement la tête, et ses cheveux si clairs accrochaient les lueurs de la torche.
Se fût-il moqué qu'il l'eût regardée. Il eût cherché sur son visage, ou même simplement dans sa posture, le résultat de sa gausserie.

Il fallait prendre une décision. La situation devenait ridicule. Une dame veuve, au petit matin, dans la même pièce qu'un inconnu sans recommandation, avec pour tout chaperon un vieux valet dolent, voilà un beau spectacle ! L'alternative était simple, le choix de l'issue beaucoup moins. Ce fut la poignante immobilité de l'homme qui emporta la décision.


Comment ... ?

Elle dut s'y reprendre à deux fois, vaguement effrayée à l'idée que l'étrange maladie qui frappait l'inconnu l'ait touchée à son tour, tant sa voix avait du mal à porter.

En quoi puis-je vous aider ?

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Jibril
Un seul mot. Un seul. Et court. Un seul mot agacé, dénué de sens en lui-même, qui pouvait porter l’espoir ou le rejet. Un seul mot.

Vous ...

Puis elle s’arrêta net. Il n’osa relever la tête, conscient que tout se jouait en cette seconde précise. Elle était agacée, et cherchait sans doute un moyen de lui demander de partir au plus vite. Il comprenait. Déçu, il se préparait déjà à reprendre la route. Vers où ? Des mois durant, la quête de ce Gabriel avait été la raison pour laquelle il avait vécu. S’il devait repartir si près du but, alors il n’avait plus la moindre idée de ce qui le pousserait vers cet élan de vie que chaque être porte en lui. Elle ajouta cependant un autre mot. Interrogatif. Semblant autrement plus ouvert que le précédent, mais qui, lui aussi, dissocié de toute forme de phrase, manquait cruellement de sens. Un seul mot, mais déjà une question.

Comment ... ?

Les secondes passaient comme des années. Après toute la route qu’il avait suivie au long de cet interminable flot bleu de la Mare Nostrum. Après le doute, la crainte. Après le servage à Jérusalem pour des clercs débauchés et des marchands sans scrupules. Il sentait que cette Anne, qui sans nul doute connaîtrait ce fameux Gabriel, allait pouvoir lui apporter la guérison ou la mort.

En quoi puis-je vous aider ?

Il releva doucement le visage et parvint difficilement à cacher le grand sourire qui lui élargissait les joues. Inclinant la tête en signe de remerciement, il se ressaisit, avec l’autorisation muette de la Maîtresse des lieux, de la tablette qui lui avait permis d’établir son premier contact cohérent.

Un assez long silence, très pesant, se fit avant qu’il ne puisse écrire à nouveau. Mille choses lui traversaient l’esprit, et plus encore l’occupaient et le travaillaient quand il n’aurait dû que remercier le Seigneur de l’avoir conduit auprès d’une Noble Dame si généreuse.


Je viens de Jérusalem d’où j’ai marché sans cesse pour retrouver Gabriel de Culan. J’ignore tout de cette Noble personne dont je me suis permis de croire qu’elle était de votre famille. J’ai perdu la mémoire voilà quelques années aux portes de Jérusalem, avec sur moi, simplement, une carte scellée au nom de cet homme. Depuis ce jour, ma voix n’émet qu’un ensemble de mots différents de ceux que je veux émettre. Pouvez-vous me...

Il se trouva bien embarrassé. La tablette était trop petite pour qu’il puisse en écrire davantage. Bien qu’ayant pu discipliner très légèrement sa graphie, celle-ci demeurait très irrégulière. Déçu de ne pouvoir en exprimer plus pour le moment, il sentit que Madame de Culan ne le lui pardonnerait pas s’il ne lui remettait pas aussitôt la tablette. Après une courte hésitation pourtant, il la lui rendit ainsi, penaud.

Quand elle l’eut entre les mains, il abaissa de nouveau le regard, puis se dirigea vers la table sur laquelle la carte scellée était posée. Il la disposa entre ses deux mains à l’horizontale, telle une offrande, le sceau en évidence, et, la tête toujours baissée, plia le genoux en adressant l’objet à son interlocutrice, espérant qu’elle s’en saisirait aussitôt sa lecture terminée.

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Anne_blanche
L'inconnu releva la tête, lentement. Anne sentit son cœur se serrer. Mon Dieu, comme il lui ressemblait ! Pourquoi n'était-il pas resté immobile, ne lui présentant que ses cheveux, aux reflets si doux qu'on avait envie d'y plonger les doigts, comme dans ceux d'un enfant innocent ? Il souriait, largement. Et de nouveau, le doute figea les traits d'Anne. Cet inconnu savait qu'il ressemblait trait pour trait à Gabriel. Il allait se faire passer pour lui. Il pensait profiter de la naïveté d'Anne pour s'imposer chez les Culan.
Il reprit la tablette. La lui arracher des mains ? La voix de la sagesse lui soufflait de s'y résoudre. Le vagabond s'y attendait, c'était l'évidence même. Il n'écrivait pas, ne bougeait pas, gardait en main le stylet de buis. La main droite. Le détail frappa soudain Anne. L'inconnu ne pourrait pas se faire passer pour Gabriel. Gabriel écrivait de la main gauche, chaque fois qu'il pouvait. Il n'usait de la droite qu'en présence d'étrangers, pour que l'on n'allât pas partout conter que le vicomte de Culan se servait de sa "mauvaise" main.
Mais justement : cette graphie maladroite, ces lettres tracées comme par un enfant, n'était-ce pas parce que ...?
Anne se tourna vers Anicet. Les mains du vieillard ne s'agitaient plus sur son genou. Un bruissement léger sortait de ses lèvres. Anicet dormait.
Quand elle revint au vagabond, il s'était remis à écrire. Il allait plus vite que la première fois, les mots se serraient davantage dans la cire, les lettres étaient moins hautes. Le stylait courait, s'arrêta tout en bas de la tablette. Anne tendit la main, presque malgré elle. Déjà, elle renonçait. On lui donna la tablette.


Je viens de Jérusalem d’où j’ai marché sans cesse pour retrouver Gabriel de Culan. J’ignore tout de cette Noble personne dont je me suis permis de croire qu’elle était de votre famille. J’ai perdu la mémoire voilà quelques années aux portes de Jérusalem, avec sur moi, simplement, une carte scellée au nom de cet homme. Depuis ce jour, ma voix n’émet qu’un ensemble de mots différents de ceux que je veux émettre. Pouvez-vous me...


"Pouvez-vous me..." Et rien d'autre, par manque de place. Anne relut.


Extravagant !


La colère revenait. Elle avait peur. Un instant, elle ferma les yeux, inspira à deux reprises, lentement. C'était extravagant. Une fable, à n'en point douter, inventée par ce pauvre fol qui ... qui se tenait agenouillé à ses pieds, dans l'attitude du suppliant, lui présentant un rouleau de parchemin. Après le Credo, l'Offertoire. Le jeune homme tenait à la hauteur de sa poitrine la patène, qui contenait le salut de son monde, et l'offrait à Anne, qui soudain se sentit investie d'une étrange mission.
"Pouvez-vous me...", "Jérusalem", "Gabriel de Culan", "votre famille"...
Un homme perdu, sans passé, sans mémoire, sans langage, jeté sur les pires routes du monde avec pour tout viatique un parchemin qu'il lui offrait : que pouvait-elle faire ?

C'était bien le scel de Gabriel, dont elle conservait précieusement la matrice dans sa bougette. Nul n'aurait pu le contrefaire. A la lumière trop crue de ce matin de mars, qui lui blessait d'autant plus les yeux qu'elle devait lutter pour qu'aucune larme n'y perlât, elle l'étudia, chercha l'imperceptible imperfection, à la tête du i de "Gabriel", qui laissait dans la cire une minuscule marque en creux. La macule était bien là. Gabriel avait scellé ce parchemin. Anne caressa le vélin, autour de la cire. Elle battait farouchement des paupières.

Elle ne regardait plus l'homme agenouillé. Elle ne voulait plus voir son visage, ne souhaitait pas davantage qu'il vît le sien. A pas lents, elle sortit de son rai de lumière, fuit celui, empoussiéré d'ors et de sinoples, du grand vitrail de la cour, et se réfugia sur le coussiège. A son tour d'adopter le contre-jour. Elle s'assit, la carte de Gabriel dans son giron, visage tourné vers l'ouest, vers le Berry.


Gabriel de Culan était mon frère. Au moment de sa mort, il y a bien des années, il était évêque de Genève.

Quiconque aurait pu observer la scène - mais Anicet dormait désormais bruyamment - eût hésité entre indignation et curiosité malsaine. Les indignés eussent juré leurs grand dieux qu'Anne ne devait rien à cet homme, hormis le faire bouter hors sur-le-champ en priant qu'un bon moine daignât le recueillir parmi d'autres éprouvés. Les curieux eussent retenu leur respiration, et se fussent tenus prêts à se voiler les yeux de leurs mains aux doigts écartés dans l'attente du moment où le vagabond, jugeant le fruit mûr à point, se ferait passer pour ce qu'il n'était point.

Feu mon frère ne s'est jamais rendu à Jérusalem.

D'où il ressortait, forcément, que le vagabond était, lui, déjà venu à Genève.

La morgue des Culan reprit un instant le dessus.


Je vous ai dit mon nom, Messire. Comment vous nomme-t-on ?
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Jibril
Extravagant !

Le mot fit intérieurement sursauter Djibril. Elle ne croyait pas son histoire. C'était logique. Combien devaient-il être, les manants, les voleurs, les vandales qui, se faisant passer pour tout et n'importe quoi, entendaient profiter de la naïveté supposée de la noblesse. D'autant que Madame était jeune. On prête à la jeunesse une absence de jugement. Mais cette jeune femme avait dû vivre bien des événements. Son regard ne trompait pas, et si la sensibilité semblait être forte en elle, les mots d'insouciance, ou d'oisiveté n'étaient, de toute évidence, pas de ceux qui la caractérisaient. Alors un homme qui simulait le latin, écrivait comme un enfant maladroit, présentait aussi mal qu'un vagabond et s'introduisait au matin dans son hôtel en prétendant revenir de Jérusalem sans mémoire... non, cela n'était pas crédible. Pourtant, qu'avait-il seulement à gagner? Il ne lui demandait rien, finalement.

Alors qu'il présentait la carte, il se demandait encore ce qu'il faisait ici. Ses espoirs les plus fous, ceux qu'il avait eus le temps de mûrir cent fois durant sa route, s'étaient évaporés. Il était là, subissant la situation qu'il avait pourtant provoquée, gêné face à cette jeune Dame qui n'allait rien pouvoir faire pour l'aider, quand bien même en aurait-elle eu le désir, ce qui n'était pas le cas.

Elle saisit la carte comme un agent de la maréchaussée pouvait se saisir du butin d'un bandit. Quelques pas de côté, et elle s'assit au coussiège. Il ne distinguait plus tout à fait son visage. Une simple silhouette baignée du grand Soleil de mars. Il voyait pourtant qu'elle examinait le scel. Une question qu'il ne s'était jamais posée lui vint: et s'il s'agissait d'un faux? Elle le renverrait avec violence au mieux, le ferait arrêter sans doute, l'enfermerait d'elle-même dans quelque souterrain du château voisin au pire. Peut-être était-il perdu mais, songea-t-il, il n'avait rien à perdre. Rien à perdre, rien à gagner, en somme.

Assise sur le coussiège, elle reprit la parole.

Gabriel n'était plus de ce monde. Voilà qui mettait un point final à ses pérégrinations. Personne n'aurait de solution à lui apporter, sa seule étoile était morte. Morte comme un amour perdu. Morte comme les mois passés sur la route. Gabriel n'était plus et avec lui, c'étaient les espoirs d'une guérison qui s'envolaient. Le mystère de cette carte, le scel, le château et tout le chemin parcouru: plus rien n'avait de sens. Djibril crut bien qu'il allait pleurer, mais la présence de Madame de Culan le retint. Il s'en était entièrement remis à une chimère, une personne qui n'avait plus d'existence et qui, sans doute, n'avait jamais rien su de lui. Pis, des mois durant, il avait imaginé Gabriel. C'était comme si un lien imaginaire s'était tissé entre eux. Il le voyait en songe sans même connaître son visage. Mais tout ceci était faux. Gabriel était auprès du Très-Haut, et rien ni personne ne pourrait y changer quoi que ce fut.

Le désenchantement laissait place au désespoir. Le sort qui avait été jeté à Djibril ne prendrait jamais fin. Sa vie ne serait plus qu'errance silencieuse ou humiliations publiques. Comme le Caïn des païens, il marcherait sans but pour l'éternité, et quiconque le verrait pourrait le ramener à sa ridicule condition. Infirme du verbe, parlant muet, son intelligence ne lui reviendrait pas.


Feu mon frère ne s'est jamais rendu à Jérusalem.

C'était évident. Qu'irait faire un évêque français à Jérusalem, cité de vice, de désolation, de colère et de paganisme? Le mystère du sceau n'en était qu'amplifié, mais Djibril n'en avait plus rien à faire. Ses pensées déjà erraient du côté de ce que le Droit Canon n'autorise pas: la pire mutilation qu'un homme puisse s'infliger: celle de s'obliger à Dieu, celle de nier la Création, le péché ultime. Le seul fait de penser était devenu un blasphème. Il allait devoir cesser, car passait sur son être le vent de l'imbécillité.

Qu'avait-il à répondre à Madame? Si Monsieur n'était jamais allé à Sion, c'est soit qu'il s'était, lui, déjà rendu à Culan ou à Genève, soit qu'un autre avait transmis la carte. Dans les deux cas, tout ceci était inintelligible.

Les lèvres indistinctes de Madame s'ouvrirent à nouveau. D'un coup, l'émotion palpable des phrases précédentes, qui parlaient du défunt frère, semblait disparue.


Je vous ai dit mon nom, Messire. Comment vous nomme-t-on ?

Voilà une question à laquelle il ne lui serait guère aisé de fournir réponse. On le nommait Djibril, mais ce n'était pas son nom. On ne l'avait nommé ainsi qu'en vertu du sceau qu'il portait. Son nom, il n'en avait pas connaissance. Peut-être même n'en avait-il pas? Il frémit et ferma les yeux en signe de repentir. Encore une pensée blasphématoire. Le Sans-Nom ne devait pas, ne pouvait pas prendre le dessus. Embarrassé de ne pouvoir répondre oralement, il avança à pas feutrés, tête baissée vers la fenêtre, pour saisir à nouveau la tablette qu'Anne lui tendait déjà.

Hésitation coupable et remarquée, tremblement de la main sur le stylet. Il écrivit simplement une phrase.


J'ai oublié jusqu'à mon nom, mais à Jérusalem, chacun m'appelait Djibril.

Il aurait voulu en dire plus, expliquer l'origine de ce nom, s'excuser et partir en vitesse, mais Madame n'en avait sans doute que faire de son histoire et de ses états d'âme. Alors il se tint coi, en attente de ce qui allait suivre.
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Anne_blanche
Anne se sentait ballotée entre deux extrêmes. Son côté Ambroise, hérité de sa mère, lui insufflait à l'égard du vagabond une terrible fascination. La situation, sans aucun doute, eût plu à la fantasque Maryan. Mais il y avait le côté Cornedrue, plus terre à terre, de noblesse bien plus récente, et d'autant plus pointilleuse. Anne partageait avec son frère mort un orgueil de caste, un orgueil de deuxième génération, un orgueil qui les avait poussés, chacun dans sa voie, à se faire eux-mêmes. La vicomté héritée du père ne suffisait pas : il avait fallu à Gabriel un évêché, gagné par ses propres capacités ; à Anne, une seigneurie conquise à force de travail, en Dauphiné, puis un duché, offert par un roi en récompense d'une épuisante œuvre de l'ombre.

Et c'est ce côté qui était en train de l'emporter.
Elle n'avait demandé au vagabond son nom que pour mieux pouvoir l'oublier, dès qu'elle l'aurait fait bouter hors par ses gens. Connaissant son nom, elle n'aurait plus ces absurdes remords engendrés par la question "et si ?" que tout un chacun se pose face à l'insoluble.
Un peu haletante, elle attendait la tablette de cire, qui porterait le message la délivrant à la fois du doute et de cette stupide obligation d'hôtesse où l'avaient placée le gâtisme d'un vieux serviteur, l'ivrognerie d'un second et son propre rang à tenir.


J'ai oublié jusqu'à mon nom, mais à Jérusalem, chacun m'appelait Djibril.

Ce fut comme un coup de poignard.
Enfant, dans le grenier du premier hôtel de Culan, celui de Vienne-la-Belle, Anne avait découvert au fond d'une malle ayant appartenu à une de ses tantes, lettrée fort versée en l'étude des langues, des parchemins couverts de signes qu'elle n'avait su déchiffrer. Elle avait fait des pieds et des mains auprès de son précepteur, le bon Père Comis, pour qu'il lui trouvât un maître capable de l'instruire de cet étrange alphabet. Il s'agissait de traités de médecine, écrits en arabe, dont Anne avait fait son miel pendant de longs mois.
Elle savait que "Djibril" et "Gabriel" sont un seul et même prénom, selon la langue dans laquelle on le prononce.

La tablette de cire lui échappa, comme si elle s'était brûlé les doigts à son contact. La cire se décolla de son support de bois, et se brisa en mille morceaux sur les dalles de la grand-salle. Le sang se retira tout-à-fait du visage d'Anne, si bien que dans le contre-jour sa peau et sa guimpe n'offrait aucune solution de continuité. Elle respirait à petits coups rapides, comme un animal blessé.

Gabriel... Cette ressemblance, ces âges qui concordaient, la carte, le scel, le prénom...
Et pourtant.
Elle avait reçu de celui qui n'était pas encore Monseigneur Tully, mais seulement le vicaire de son frère, le cercueil plombé contenant le corps. Elle l'avait accompagné, de Chalon à Culan. Elle avait assisté à ses funérailles dans la chapelle du château familial. Il reposait là-bas, auprès de leurs parents, de leur tante, de l'époux d'Anne. Elle avait elle-même porté à Monseigneur Wilgeforte l'urne contenant le coeur de Gabriel, pour qu'elle pût en disposer selon ses voeux.

Elle rouvrit des yeux qui ne voyaient plus, dont l'habituel bleu presque mauve avait viré au gris terne. Se forcer. Il fallait se forcer à parler à ce ... à ce ...
Monstre ? Imposteur ? Qu'en savait-elle, au fond ? Est-il possible à un homme de mimer à ce point le désarroi, le désespoir, l'infirmité, avec cet accent de vérité ?

Elle ne savait plus.
Perdue, elle abaissa les yeux sur les pieds nus du vagabond. Ne pas rencontrer son regard, surtout.

Deux inspirations plus loin, Anne avait repris une maîtrise suffisante pour savoir ce qu'il lui fallait faire.


Matheline !

Sa voix, mate, blanche, lui parut étrangère.
La servante traînait tout le temps à proximité, à l'affût de tout et n'importe quoi, même pas pour avoir de quoi alimenter les ragots de taverne, mais simplement pour savoir. Elle répondrait à l'appel de sa maîtresse quand elle jugerait ne plus rien pouvoir apprendre en restant derrière la porte.


Messire...

Les mains d'Anne ne tremblaient pas, elle se tenait bien droite quand elle se leva pour quitter le cousiège, mais elle fut incapable de dire "Messire Djibril", encore moins "Messire Gabriel".

Messire, l'on va vous conduire à une chambre où vous pourrez prendre quelque repos.

Et où elle saurait le trouver, surtout, quand elle aurait fait ce qu'elle avait à faire.
Matheline ne se pressant pas, Anne ouvrit la porte, donna ses ordres, calmement, comme si rien d'inhabituel ne s'était passé.


Matheline, notre hôte a besoin de repos. Conduisez-le, et veillez à ce qu'il ne manque de rien. Laissez dormir Anicet. Je serai à la chapelle, que l'on ne me dérange pas.

La banalité des propos lui fit l'effet d'une brise apaisante. A son insu, elle était déjà en oraison.
Sans un regard en arrière, en femme habituée à être obéie de ses gens, elle gagna l'oratoire attenant à sa chambre.

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Jibril
Dans cette situation, Djibril s’était attendu à tout. Qu’elle le chasse ou qu’au contraire elle lui donne une explication. Mais il ne s’était pas attendu à cela.

La tablette tomba et se brisa sur le sol avec une telle violence que Djibril ne put retenir un sursaut. Madame de Culan l’avait-elle fait exprès ? L’enchainement des événements avait été trop rapide pour qu’il puisse le dire. Il ne comprenait décidément plus rien.

Alors que cette tablette servait précisément à la communication, alors que la communication commençait à peine à s’établir, alors enfin qu’elle permettait à Djibril, pour la première fois depuis des années, de se sentir compris… Tout était brisé.
L’espace d’un très court instant, le pauvre homme eut peur de vivre une attaque. Madame appelait du renfort.

La main devant le visage, comme pour se protéger des éclats de cire et de bois, du bruit et du rejet, Djibril parvint à mieux voir le visage de la femme qui lui faisait face.
Elle avait les yeux embués. Son regard s’était échappé vers un autre temps. Comme si la seule lecture de son nom avait provoqué chez elle une incroyable transformation.
Quand la servante le conduisit à une chambre, il inclina la tête pour remercier son hôtesse. En passant, il constata que le premier portier, l’étrange casseur d’escabelles, dormait profondément dans une position absolument précaire. La scène aurait pu faire sourire, si le reste n’était pas si curieux.

Alors qu’il gravissait le grand escalier, il sembla entendre au jeune homme le bruit de la mer. Il n’avait jamais vu de mer agitée, comme les livres en décrivent. Ni marée, ni déluge, ni rouleaux. Il a toujours vu une mer calme et prévisible sur le bord de sa route.
Parfois, le soir, sur les côtes du levant ou de la Grèce, il allait s’asseoir sur un rocher pour regarder la mer. Pour l’écouter surtout. Son bruit était un ensemble, comme un grand orchestre qui jouait un concert.

Il y avait d’abord les bruits puissants et réguliers : les vagues. Venaient ensuite les sons puissants mais discontinus : les oiseaux. Suivaient les bruits plus légers : les conversations lointaines de marins, le frottement d’un bateau plus au large. Enfin, en auditeur attentif, Djibril appréciait les sons les plus subtils : le pas d’un crabe tout près de lui, le grésillement du sable après que l’eau s’est retirée.

Pris dans le songe de son odyssée, Djibril ne s’était pas rendu compte que Matheline l’avait déjà quitté, et qu’il était debout dans une chambre aux rideaux opaques et fermés.

Il n’avait même pas remercié la servante.

L’idée traversa le jeune homme que sa malédiction ne touchait pas simplement sa parole, mais aussi ses pensées. Sitôt qu’il était seul, les images de son périple le hantaient.

Il faudrait qu’il rencontre au plus vite une autorité religieuse, exorciste, ou inquisiteur, pour le libérer du sort qui l’entravait.

Le jeune homme défit sa ceinture, et s’allongea dans le lit qui semblait avoir été préparé pour lui. Tandis que le soleil brillait au plus fort de cette fin de matinée, il s’endormit.
Allongé dans cette couche de bois, il dormit comme il n’en avait pas eu l’occasion depuis des mois. Mais très vite, ses rêves se changèrent en cauchemars.

Il marchait sur une longue plage de sable. Le soleil, à l’horizon, semblait lui faire un signe avant d’aller dormir. Djibril savait qu’il devait cesser la route avant le règne froid de la lune. Il savait que le Sans-Nom s’approcherait de lui s’il continuait de marcher. Mais une force indescriptible le poussait à suivre le chemin sans s’arrêter. Et quand la lune prit sa place, tout changea. Le paysage devenait éclipse, forteresse, oubliette sans lumière, sans rire ni saison. Un paysage glacé, éteint, affamé, escamoté. Le paysage glacial des terres inconnues du nord. Face à ce froid ravageur, la lune se brisa en mille morceaux de cire. Et chaque morceau, en percutant le sol, prenait la forme d’un animal hostile.

Djibril se réveilla en sursaut. Sa peau était glaciale. Son cœur battait à tout rompre. Il s’assit sur le bord du lit une minute puis, s’agenouillant au sol murmura une prière en regardant la croix aristotélicienne qui était clouée au mur au-dessus du lit.

L’heure devait être déjà bien avancée, peut-être même le soir était-il tombé. De derrière la porte de la chambre, on aurait pu entendre comme une confidence :


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Ce qui aurait dû vouloir dire :

Tu nous guides quand notre âme est embrouillée
Tu guéris le chétif et le maladif
Tu nous offres des vêtements quand les nôtres sont mouillés
Tu éloignes les marchands des brigands, les bateaux des récifs.

Tu soulages les plaies
Tu guides Tes prophètes pour qu'ils puissent nous montrer la voie
Tu nous sauves des guerres en aidant la paix
Tu fais régner l'ordre quand toutes les voix s'égarent.

Et nous, nous Te louons
Et nous, nous nous confessons
Et nous, nous T'aimons
Ô Très-Haut!
Sois loué!

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Anne_blanche
L'oratoire que l'on appelait pompeusement "chapelle", à l'hôtel de Culan, n'avait qu'une seule porte, et une seule fenêtre. La porte donnait sur la chambre d'Anne ; la fenêtre, minuscule, ne prenait jour que sur un corridor. Autant dire que la petite pièce, meublée seulement d'un autel, de deux prie-dieu, et d'une statue de Sainte Boulasse, était fort sombre. Quand Anne prenait la peine d'y allumer une bougie, un tableau se trouvait éclairé en plein. Son sujet était si saugrenu que seule la maîtresse de maison le pouvait comprendre. On y voyait un homme, jeune, dans les traits de qui l'on retrouvait ceux d'Anne. Il venait de lancer une fléchette dans une cible. Un autre lanceur de fléchette semblait son élève, puisque le premier rectifiait la position du second. Et si l'on s'approchait assez, l'on voyait aux pieds du second des sabots de bois aux tons roses, et l'on reconnaissait pour l'avoir déjà vu dans toutes les églises le visage d'Aristote en personne.
C'est face à ce tableau qu'Anne se tint debout, mains ouvertes, tâchant d'appeler en son cœur turbulent quelque prière adéquate.
Mais en existait-il ? Le dogme avait-il prévu l'absurde situation dans laquelle elle se trouvait ? Il était bien rare qu'Anne usât pour prier des mots convenus, sauf bien sûr lors des messes ou des cérémonies officielles : ses lèvres s'agitaient alors en cadence avec celles des autres. Quand elle priait, c'était tout son être qui se tendait vers le Très-haut. Elle priait sans mots, sans images. Elle était prière. Ces moments de grâce absolue la laissaient calme, apaisée, heureuse.
Les minutes passèrent. Rien n'arrivait. Anne ne parvenait pas à se mettre en prière. Elle ne parvenait pas à laisser s'ouvrir en elle ce vide qui peu à peu s'emplirait de la présence de Dieu.
Son cœur battait trop fort, sa respiration, maintenant qu'elle était seule avec son Créateur et n'avait plus à se contrôler, était trop rapide, haletante, inefficace. Elle s'asphyxiait.


Très-haut, Père, aidez-moi ! Qui est cet homme ? Que me veut-il ? Pourquoi me tourmenter ainsi ?


Rien.
Elle finit non pas par s'agenouiller, mais par s'asseoir sur le prie-dieu, enlaçant de ses bras ses genoux relevés sous son menton. Elle se berçait, au rythme d'une vieille chanson que lui fredonnait Matheline dans son enfance, et dont les mots incompréhensibles avaient toujours eu le don de l'endormir. Di pe dam pe doujen, pik a koko toujen, di pe dam pe doujen dañ, pik a toujen hi vamañ.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, dans l'ombre de l'oratoire ? Elle n'avait plus conscience des heures.
Mais peu à peu, presque à son insu, les choses se mirent en place.
Elle put se lever, adopter une posture plus orthodoxe sur le prie-dieu, et réciter, à voix haute, la prière à Saint Gabriel.


Saint Gabriel archange,
ange de la Tempérance,
ouvre nos oreilles
aux doux avertissements
et aux appels pressants du Très Haut.
Tiens-toi toujours devant nous,
nous t'en conjurons,
afin que nous comprenions bien
la Parole de Dieu,
afin que nous Le suivions
et Lui obéissions
et que nous accomplissions
ce qu'Il veut de nous.
Aide-nous à rester éveillés
afin que, lorsqu'Il viendra,
le Seigneur ne nous trouve pas endormis.
Amen


Et pour faire bonne mesure elle la répéta deux fois.
Gabriel, Djibril. Un appel pressant du Très-haut. Une épreuve, dont elle sortirait vivante, intacte, grandie.
Elle saurait.
Elle accomplirait ce que Dieu attendait d'elle : savoir.
L'orgueil natif des Culan devait céder le pas. Il faudrait à Anne une infinie humilité pour se confronter à ses peurs, à ses doutes, et aborder sereinement l'énigme que constituait Djibril. Elle devait tout examiner, tout envisager, calmement, et accepter par avance ce qu'elle découvrirait. Accepter que, peut-être, Gabriel n'était pas mort. Accepter qu'il l'était. Que Djibril était un imposteur. Qu'il avait connu Gabriel. Qu'il n'avait rien à voir avec lui. Tout. Si, dans sa peur de découvrir l'innommable, elle oblitérait inconsciemment une possibilité, elle se barrait la voie de la Connaissance. Et ce faisant, elle rejetait la volonté du Très-haut, elle s'assimilait au Sans-nom. Cela ne serait pas.

Déterminée, elle se leva, referma soigneusement la porte de l'oratoire. Il faisait à peine moins sombre dans la chambre. La journée s'était écoulée et là-bas, du côté du Berry, le soleil atteignait presque l'horizon.
Évidemment, Matheline traînait dans l'antichambre. Anne se fit indiquer le lieu où avait été conduit le vagabond, et y dirigea ses pas, tout en demandant à la servante d'aller lui quérir sa tablette. Elle ne doutait pas que la domesticité avait récupéré la cire, l'avait fondue, l'avait de nouveau coulée sur son support.
A la porte de Djibril, elle s'arrêta, mais pas parce qu'elle hésitait sur la conduite à tenir. Non, elle savait exactement pourquoi elle était là. Elle voulait simplement s'assurer, par un bref examen mental, de sa parfaite disponibilité d'esprit. Un murmure de voix lui parvint. Qui avait osé déranger l'hôte en sa demeure ? Avec qui s'entretenait-il ? Avec Dieu, manifestement. A travers l'huis, seule la musique lui parvenait, mais c'était indéniablement celle d'une prière. Elle attendit donc encore quelques secondes, et quand le murmure se tut elle poussa résolument la porte, qu'elle laissa grande ouverte dans son dos, et pénétra dans la chambre.


Messire, vous cherchiez Gabriel de Culan, votre quête ne sera pas vaine. Je reprends à mon compte les actes que vous attendiez de lui. Vous êtes mon hôte.

Puis, un peu plus bas :

Nous devons savoir.
_________________
Jibril
Aussitôt sa prière finie, Djibril fut surpris par l’ouverture de la porte. Puis une voix. C’était toujours son hôtesse. Le pauvre homme ne savait plus comment se tenir face à elle. Allait-elle encore casser un objet ? Etait-elle en colère contre lui ? Et pour quelle raison ? La phrase qu’il entendit lui apporta une première ébauche de réponse. Il était son hôte, ils devaient savoir.

La servante arriva lourdement par derrière, et comme la porte était grande ouverte, Djibril eut tout loisir de la voir depuis l’escalier et le corridor.

Elle portait entre ses mains la tablette de cire qui avait été reconstituée sur à sa chute. A moins que c’en fût une autre. La question n’intéressait personne. Mais l’objet était le bienvenu. D’une génuflexion et d’une légère inclinaison de la tête, Djibril remercia Anne de Culan. Il en aurait dit plus s’il avait pu parler, mais toute parole supplémentaire aurait été superflue. Il n’avait que de la gratitude à exprimer. Gratitude non tant pour la tablette que pour toute la bienveillance qu'elle mettait dans son accueil.

Le plus dur restait cependant à faire. Il était arrivé après une longue route. Il était entré et avait été accueilli chez une jeune aristocrate malgré ses haillons et son incapacité à parler. Il avait convaincu Madame de Culan qu’elle avait des choses à découvrir. Restait à présent à savoir quoi. Où chercher.

La servante remis la tablette à sa maîtresse qui, semblant perdue dans ses réflexions, tendit naturellement la main pour donner l’objet à son invité. Djibril eut donc la tablette entre les mains, mais il ne sut quoi en faire. Les ouvrages de chevalerie étaient clairs : dans une quête, il faut savoir ce que l’on cherche, et par où commencer. Ici, on ne savait pas précisément ce que l’on cherchait, et l’on n’avait pas la moindre idée de comment commencer.

La main droite agrippée au stylet de bois, il hésita un instant sur ce qu’il fallait écrire. Il posa son regard sur les yeux de son interlocutrice. La lumière !

D’un coup, un détail le frappa : la lumière de ses rêves était déplacée. Dans les images qui hantaient son esprit en permanence, ces visions de la mer, de la longue marche, quelque chose ne collait pas : c’était la lumière. Les levers de soleil qu’il voyait magnifiques sous ses yeux alors qu’il marchait sans s’arrêter : ce n’est pas son trajet de Jérusalem à Sémur.

Le lever du soleil, alors, était dans son dos, et il ne pouvait perdre son temps à le contempler qu’en s’asseyant, en se couchant, ou en se retournant. Les images qui le hantaient étaient donc celle d’un autre trajet, dans les mêmes paysages, mais en direction du levant.

Il songea à raconter ses visions, mais se ravisa. Il était déjà frappé d’une malédiction, s’il en confessait une seconde, il risquait de passer pour un serviteur du Sans-Nom et d’être livré aux autorités. Il écrivit alors simplement :


Madame a-t-elle idée de ce qu’il nous faut chercher exactement ? Et par où commencer ?

En se relisant, il eut honte. Non seulement il posait des questions idiotes, mais en plus, sa graphie demeurait indisciplinée, comme celle d’un enfant. Certes, elle s’était considérablement améliorée depuis les premiers mots qu’il avait écrits quelques heures auparavant, mais elle n’était toujours pas à la hauteur du rang de celle qui allait la lire.
Il tendit néanmoins, en silence, la tablette.

A la conversation qu’il entretenait par écrit avec Dame Anne, il superposait une conversation intérieure avec lui-même. Et si ces images n’étaient pas de nulle part ? Si elles étaient celles de son voyage vers Jérusalem ? S’il avait en lui ces images, alors il avait sans doute quelque souvenir, quelque mémoire de ce trajet. Peut-être alors pouvait-il retrouver cette mémoire. Pourtant, il n’avait pas la moindre idée de comment faire. Quelqu’un au monde pouvait-il seulement l’aider dans cette quête intérieure à laquelle il ne comprenait rien ?

Une chose était certaine, il allait devoir se méfier de lui-même, et s’efforcer de ne pas passer pour fol auprès de celle qui avait eu l’extraordinaire hospitalité de l’accueillir.

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Anne_blanche
C'était peut-être dû à cette manière de mutisme, plus pénible sans doute à vivre que celui d'un être à qui le bourreau a arraché la langue. C'était peut-être la façon d'être du vagabond, dictée ou par sa nature, ou par quelque obscur dessein. Tel que celui dont elle ne parvenait pas à prononcer le nom - en arabe ou en bon français, en parole ou en pensée - se tenait devant elle, il était humble. Il jouissait de cette humilité qui faisait tellement défaut à Anne.
Devait-elle pour autant calquer son attitude sur celle de son hôte ? Certainement pas. Elle savait depuis bien longtemps qu'on n'a rien à gagner à imiter autrui, qu'il faut chercher en soi sa propre lumière, allumée par le Très-haut à l'instant du baptême, et la suivre en toute confiance.

Machinalement, elle tendit au vagabond la tablette apportée par Matheline, et ébaucha un signe pour dire à la servante de s'éloigner. Mais elle s'interrompit. Obscurément, elle sentait nécessaire la présence d'un témoin. Non pour protéger sa vertu des mauvaises langues bourguignonnes : elle la savait bien trop solidement établie, même parmi ses détracteurs, et de toutes façons se moquait éperdument des ragots. Il y avait autre chose. Et puisqu'elle avait résolu de ne rien négliger, elle prit le temps d'analyser cette lubie de vouloir garder Matheline à portée d'oreille et de voix. Sa réflexion, tandis que l'hôte gravait la cire, la conduisit à admettre qu'elle avait peur de se laisser prendre à une éventuelle folie, et que le solide bon sens de Matheline, à l'esprit bien trop borné pour avoir la moindre imagination, saurait la prémunir contre le danger.

Il n'y avait que deux lignes inscrites dans la cire, de cette écriture maladroitement formée, assez semblable au final à celle d'Anne elle-même. Elle avait appris à écrire bien trop jeune, et n'avait jamais réussi, malgré les patientes leçons du Père Comis, à acquérir l'art de la calligraphie. Et les questions naissaient d'elles-mêmes, du moindre geste. Le vagabond avait-il appris l'écriture très tôt, comme elle ? ou si tard que ses doigts déjà rebelles n'avaient pu se plier à la sévère discipline du plein et du délié ? ou le manque d'habitude était-il seul en cause ? Il s'exprimait bien, pourtant. En tout cas, mieux que sa vêture ne pouvait le laisser imaginer. Son orthographe était conforme à l'étymologie, il savait comment s'adresser à elle, il avait, sans nul doute, reçu une éducation correcte.


Madame a-t-elle idée de ce qu’il nous faut chercher exactement ? Et par où commencer ?

Dans le jour finissant, la lecture devenait difficile. Anne s'agaça de devoir approcher la tablette de ses yeux pour la déchiffrer, comme si elle avait voulu ériger entre elle et le vagabond un rempart.

Non, je ne sais pas.

L'aveu lui coûtait. D'habitude, Anne savait. On la consultait de partout, sur des questions économiques, diplomatiques, militaires, même. Et elle répondait dans l'instant, et ses avis étaient bons.
C'était le premier pas sur la voie de l'humilité. Dépouiller le vieil homme...


Je ne sais pas,

répéta-t-elle.

Et elle rendit la tablette à l'homme, et s'assit sur le coffre accoté au pied du lit.


Faites du feu, Matheline, et allumez les torchères. J'ai besoin de lumière.

Il ne faisait pas encore nuit, pourtant.

Il nous faut savoir.

Elle indiqua un tabouret posé en face du coffre. Le vagabond était bien plus grand qu'elle, et elle n'avait pas l'intention de passer la soirée à lever la tête pour s'adresser à lui. Certes, il serait ainsi à sa hauteur, et l'incongruité de la chose n'échapperait pas à Matheline. Tant pis. Qu'elle glose à loisir.

Partons de ce que nous savons. Vous arrivez de Jérusalem. Vous lisez et écrivez parfaitement le français. Vous êtes en possession d'une carte scellée par feu mon frère. Vous avez perdu la mémoire voici quelques années. Vous ne parvenez plus à parler autrement qu'en un sabir teinté de latin. Vous avez une trentaine d'années.
Ensuite, ce que vous savez, et que j'ignore : quand avez-vous perdu la mémoire ? avez-vous appris à écrire avant ou après ? connaissiez-vous le français avant ? n'avez-vous vraiment aucun souvenir d'avant ? même sous forme de rêve ?


Anne croyait aux rêves, et pour cause : elle avait vu son père en rêve, quand elle était enfant, et à son réveil avait trouvé à son chevet un portrait de lui, dessiné par Gabriel. L'idée qu'elle avait pu, dans un demi-sommeil, dessiner elle-même le portrait ne lui était jamais venue. L'auteur en était Gabriel, et leur père Valatar le lui avait donné. Point.

Elle chercha un instant dans sa mémoire, mais rien d'autre ne lui venait. Très-haut ! des enquêtes, elle en avait mené, au long de sa vie dans l'ombre. Mais jamais sur des prémices si ténues.

Le découragement guettait. Anne refusa tout net de s'y abandonner. Une petite voix lui soufflait l'inutilité de toute démarche. Elle l'attribua aussitôt au Sans-nom et la rejeta.

Son agitation se traduisit seulement par un infime changement de position, sur le coffre, tandis qu'elle attendait le doux crissement du stylet dans la cire.

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Jibril
S’il ne savait rien de lui-même, Djibril prit conscience qu’il ne savait rien non plus de l’histoire de son hôtesse. La façon qu’elle eut de prendre en main les recherches, l’apparente pertinence des questions qu’elle posait, tout cela lui fit songer qu’elle avait dû être conduite, à plusieurs reprises, à s’intéresser au mystère, à déceler le dissimulé. Dans une enquête, on part de ce que l’on a pour aboutir à ce que l’on n’a pas. C’est un principe de base que chacun connaît. Du paysan qui veut déterminer la date et la qualité de ses moissons en observant l’ensoleillement, les vents et la terre lors de ses semailles, jusqu’au général qui devine les attaques et les trahisons à venir en observant ses propres troupes et les positionnements de ses alliés, chacun suivait la même méthode : dérouler de fond en comble les moindres éléments dont il dispose pour élargir le champ des connaissances par la force des déductions.

Mais le problème est toujours le même : d’où partir quand on n’a rien. La Duchesse avait une présence d’esprit que n’avait pas Djibril. On n’a jamais assez, mais on n’est jamais sans rien. Partir donc de ce que l’on sait.


Partons de ce que nous savons. Vous arrivez de Jérusalem. Vous lisez et écrivez parfaitement le français. Vous êtes en possession d'une carte scellée par feu mon frère. Vous avez perdu la mémoire voici quelques années. Vous ne parvenez plus à parler autrement qu'en un sabir teinté de latin. Vous avez une trentaine d'années.

En effet, l’on savait cela. Djibril n’avait rien à répondre à ces affirmations, véridiques. Puis vinrent les questions. Ce qu’il savait et qu’elle ignorait, disait-elle. Rien n’était moins sûr. Certaines questions paraissaient plus simples qu’elles ne l’étaient. Et y répondre par écrit sur une petite tablette ne serait pas chose aisée.

La conversation orale a ceci de pratique qu’elle autorise la spontanéité, les revirements, elle permet aussi de réfléchir en parlant, d’être interrompu et d’adapter son discours. L’intermédiaire de la tablette change tout. Djibril était obligé de réfléchir à la formation de ses phrases, à leur concision, pour apporter des réponses directes et concrètes aux questions posées. Le temps de l’écriture était bien trop important pour qu’il puisse se permettre quelque circonvolution ou hésitation.


quand avez-vous perdu la mémoire ? avez-vous appris à écrire avant ou après ? connaissiez-vous le français avant ? n'avez-vous vraiment aucun souvenir d'avant ? même sous forme de rêve ?

Reprenant le stylet, il en appuya la pointe quelques secondes sur la cire avant de commencer à écrire. Un trou épais en résultat, qui n’avait aucune importance. Il s’agissait pour Djibril de prendre le temps de peser ses mots. Intuitivement, il comprit que le changement de position sur le coffre de la Duchesse Anne était le signe d’un agacement de le voir hésiter. Il finit par écrire :

Je ne sais quand j’ai perdu la mémoire, mais je l’ai retrouvée dans un hospice de Jérusalem. Je savais écrire, uniquement en Français. Quant aux souvenirs, je ne crois pas en avoir. Je ne suis pas sûr. Rien qui vaille la peine de s’y attarder, de toutes façons.

Il inclina la tête en signe d’hommage à celle qui devenait clairement son seul allié. Il ne savait pas pourquoi elle faisait cela pour lui. Mais il lui en était infiniment reconnaissant.

A la lumière d’une torchère allumée par la domestique, Djibril croisa une fraction de seconde le regard de son interlocutrice. Ce fut comme s’il avait été foudroyé. C’était incompréhensible, mais ces yeux lui rappelaient quelque chose. Il avait eu tout loisir d’observer la maîtresse de maison depuis son arrivée, et son visage ne lui avait jamais rien rappelé. Quel tour lui jouait encore son âme tourmentée ? Il ne put répondre, et tenta de se recomposer un visage aussi neutre qu’à son habitude. Le trouble avait dû apparaître moins d’une seconde, il ne restait qu’à espérer que la Duchesse, si elle ne voyait pas correctement, comme l’indiquait sa consigne de faire allumer les torchères alors que la nuit n’était pas tombée, n’en avait rien perçu.

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Anne_blanche
Elle attendait, et rien ne venait. Le stylet restait posé sur la cire. Le temps s'était arrêté. Le vagabond allait-il se trouver subitement aussi incapable d'écrire qu'il l'était de parler?
Alors qu'Anne, retenant son souffle, se demandait si cette perspective la soulagerait ou la paniquerait, le temps se remit en marche, les mots se formèrent sur la tablette. La petite duchesse en ressentit un tel soulagement qu'elle laissa échapper un petit soupir, à la limite du gémissement.

Les réponses étaient d'une extrême concision. De toutes façons, la taille de la tablette, conjuguée à la maladresse du scripteur, interdisait les longs discours.


Je ne sais quand j’ai perdu la mémoire, mais je l’ai retrouvée dans un hospice de Jérusalem. Je savais écrire, uniquement en Français. Quant aux souvenirs, je ne crois pas en avoir. Je ne suis pas sûr. Rien qui vaille la peine de s’y attarder, de toutes façons.

Si peu de choses ! Et le sentiment que l'homme ne jouait pas le jeu.
N'avait-il donc pas compris, cet idiot, que sa seule planche de salut résidait dans la livraison, brute et entière, de tout ce qu'il savait, croyait savoir, n'était pas certain de savoir ?
Une crispation de lèvres plus tard, Anne posa la tablette sur le coffre, à côté d'elle. Cela n'allait pas. Tout devait être exposé.
En un geste familier, mais auquel elle ne s'adonnait qu'en présence de sa mesnie ou d'amis proches, Anne joignit les mains, comme pour prier, et inclina le front jusqu'à toucher le bout de ses doigts.


Voyons...

Dans le mouvement, elle croisa le regard du vagabond. Elle aurait juré qu'à cet instant il avait eu une réminiscence. Elle ne savait à quoi attribuer cette impression, se trouvant trop éloignée de lui pour voir précisément ses traits. Mais quelque chose dans la qualité soudaine du silence l'avait alertée. L'homme s'était figé, avait cessé de se mouvoir, de respirer.
Avait-il eu peur ?
Oui. Oui, sans doute. Il était là, seul, face à deux femmes qu'il ne connaissait pas, dont il ne savait rien, qui pouvaient à tout instant le livrer à la maréchaussée ou à l'Inquisition. Anne laissa ses mains retomber dans son giron, et tira sur le rebras de son gant droit pour effacer les plis nés dans le mouvement.


Messire, je crois bien que je vous ai demandé trop...

Hum... Voilà qui commençait mal. Était-elle troublée, pour si mal exprimer ce qu'elle avait à dire !

Vous devez comprendre, Messire... - elle avait appuyé sur "devez" - qu'en vous aidant à retrouver, ou à tenter de retrouver, votre passé, j'accomplis ce que le Très-haut réclame de moi.

Par les sabots roses d'Aristote ! Plus elle parlait, plus son discours était confus. Reprenez-vous, Anne, vous dites n'importe quoi... Très-haut ! la voix de Mère, maintenant, qui claquait dans sa tête comme un coup de fouet... Mais pour une fois, Mère avait raison : Anne disait n'importe quoi. Enfin, pas vraiment. De toutes façons, il était impossible que Mère eût totalement raison, parce que la Raison lui avait toujours été inaccessible. Donc il y avait dans les propos d'Anne quelque chose de sensé. Le tout était de parvenir à faire entendre au vagabond que...

Messire, vous êtes mon hôte. Tant que vous demeurerez chez moi, nul ne portera la main sur vous sans votre consentement. Il se peut que votre mutisme relève de la médecine. Si c'est le cas, je trouverai un mire, le meilleur. Il se peut que la prière nous aide à en venir à bout, avec l'assistance d'un prêtre. Il n'en manque point à Sémur.

Elle se leva, avec un geste impérieux pour que lui reste assis sur son tabouret.

Tout vaut la peine que l'on s'y attarde. Absolument tout. Même vos semblants de souvenirs.
Voyons...


De nouveau, ses mains se joignirent.

Matheline, faites dresser ici une table à écrire, je vous prie, et portez céans autant de parchemin et d'encre que notre hôte en requerra.
Messire, si m'en croyez, vous allez tout écrire, comme cela vous viendra, comme si vous aviez l'usage de la parole. Cette tablette ne suffit pas. Le vélin sera mieux à même de recevoir vos propos.


Le ton s'apparentait davantage à la supplique qu'au commandement.

Prenez le temps qu'il vous faudra.

Et, mue soudain par une sorte de remords, elle ajouta, tout en tendant quand même la tablette de cire :

Que vous semble de cet arrangement ? Puis-je lire à mesure que vous écrirez, ou préférez-vous me donner le tout quand vous penserez avoir terminé ?
_________________
Jibril
Elle avait raison. Mais Djibril pensa quelque chose d’assez idiot. Qu’il aurait aimé l’y voir, elle. Raconter des souvenirs à moitié fantasmés à une belle femme plus jeune mais de rang autrement supérieur. Mais elle avait raison. Et il allait falloir s’y mettre. Protester ne servirait donc à rien. Déjà, le soir tombant semblait ensevelir l’hôtel dans une atmosphère plus intime. Hôte des lieux, Djibril était protégé par les paroles rassurantes de la Maîtresse, il sentait comme une ambiance au sein de laquelle sa place se faisait plus claire.

Peu à peu, le jeune homme intégrait même l’idée qu’il pouvait ici parler en confiance. Voilà quelque chose de tout à fait nouveau pour lui. A Jérusalem, sur les routes, dans les villages de France, il n’avait jamais ressenti cela. Pas une seule fois avait-il eu le sentiment qu’il pouvait faire confiance à quelqu’un. Voilà ce qui, somme toute, était le plus rassurant. Bien plus que les paroles protectrices, davantage même que l’espoir entretenu de sa guérison.

La tablette en main, Djibril écrivit, une dernière fois :


Si Madame le souhaite, qu’elle me fasse l’honneur de lire à mesure que j’écrirais. Et qu’elle pardonne ma graphie et ma prose maladroites, indignes de sa Grâce.

Assez vite, Matheline fit dresser une table, une chaise, et le nécessaire pour écrire. Il fallut très peu de temps, alors, à Djibril pour s’emporter dans l’écriture, et faire courir sa plume comme si le destin du monde en dépendait. Ecrivant avec frénésie, il ne prit pas le temps de se relire. Il écrivit jusqu’à ce que la page soit noircie et ne s’aperçut même pas qu’il écrivait en vers.

Me viennent souvent des images
Des impressions et des couleurs
Des souvenirs et des odeurs
Qui semblent sortir d’une cage.
Je revois bien la ville d’or,
Ses églises de pierres blanches
Le son des cloches au dimanche,
A chaque nuit quand je m’endors.
Mais d’autres souvenirs me hantent
Je ne connais leur origine
Ceux-ci me brûlent la poitrine
Et leur intelligence est lente :
Je revois des soleils d’hiver
Face à moi au petit matin
Et je ressens le sable fin
Coulant des doigts, dedans la mer.
Je vois l’olivier et la vigne
J’entends la chanson des grillons
Celle des chèvres et moutons
Et dans les étoiles les signes.
Enfin, il me revient de moi
Marchant seul, empli d’espérance
Léger, et confiant en mes sens
Je marche, et je ne sais pourquoi.


La première page était remplie, et le poignet de Djibril lui faisait mal. L’écriture n’avait pris que quelques minutes. Mais c’était comme si elle n’était pas venue de lui, mais qu’une force intérieure l’avait poussé. En rédigeant ces vers, il était entré dans une forme de transe discrète qui lui avait fait oublier l’intégralité du monde qui l’entourait : la table, Matheline, la duchesse, l’hôtel, la Bourgogne. Tout avait disparu le temps – rapide – de noircir la page.

Plus surprenant encore, dans son emportement, il avait changé de main, passés les trois premiers vers. C’était comme si, sans s’en apercevoir, une voix intérieure lui dictait d’écrire de la main gauche des mots qui ne sortaient pas de son esprit, mais de son âme. Même en relevant les yeux, il ne s’était pas rendu compte de ce détail. S’il l’avait vu, il aurait certainement pris peur et cru à un geste du Sans-Nom.

Au lieu de cela, il tendit sans relire la page à son hôtesse.

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Anne_blanche
Tout habituée qu'elle était au difficile exercice de l'examen de conscience, Anne ne laissa pas passer cette sensation de remords qui l'avait prise aux tripes juste avant de tendre la tablette de cire à son hôte. Elle la mit simplement de côté, pour y revenir plus tard, et s'attacha à ne faire montre d'aucune fébrilité quand il rédigea sa réponse. Elle devait rester calme, froide, détachée. Elle devait... Ce verbe, "devoir", revenait sans cesse dans sa bouche et dans son esprit, depuis que ce va-nu-pied était entré dans sa demeure.

Si Madame le souhaite, qu’elle me fasse l’honneur de lire à mesure que j’écrirais. Et qu’elle pardonne ma graphie et ma prose maladroites, indignes de sa Grâce.

Elle sentit un infime relâchement dans l'attitude de son hôte. Alors qu'elle-même en était encore à osciller entre l'envie de lui arracher de force des aveux ou des confidences, et celle d'amener son esprit malade à se rouvrir à la vie, lui avait fait un choix. Et c'était celui de la confiance.
Du coup, le remords s'expliquait tout seul. Elle tenait entre ses mains un bien précieux, plus rare encore que l'amour, et bien plus fragile : la confiance d'un homme. Elle l'avait confusément deviné, avant d'être à même de l'exprimer, et s'en était voulu de n'être pas capable, elle, de cette absolue confiance. Elle avait si peur de ce qu'elle allait découvrir !

Matheline savait à peine lire, ce qui ne l'empêcha pas de se poster debout derrière le vagabond, l'oeil dardé sur les mots qui coulaient de sa plume. La vieille servante s'enorgueillissait d'avoir encore les cheveux noirs, à son âge ; elle aurait pu ajouter à la liste de ses hauts faits une vue de jeune fille. Anne enrageait. Matheline était à même de lire, et ne le pouvait par manque d'instruction, alors qu'elle aurait pu déchiffrer mais se heurtait à sa courte vue.
Elle finit par prendre le parti, toute honte bue, de s'asseoir au bout de la table, et de se pencher pour parvenir à comprendre.


Me viennent souvent des images
Des impressions et des couleurs
Des souvenirs et des odeurs


Anne se rejeta brusquement en arrière, blanche comme un linge. Et si Matheline n'avait pas été si accaparée par sa curiosité, elle se serait précipitée vers sa maîtresse pour lui bassiner les tempes au vinaigre.
Alors que l'hôte avait, jusqu'à présent, utilisé exclusivement sa main droite pour graver les signes dans la cire, puis commencer à écrire sur le parchemin - Anne s'en était assurée - il venait, à la faveur d'un trempage de la plume dans l'encrier, de la passer dans sa main gauche. Sidérée, elle le regarda écrire, mais sans plus rien lire. Cette façon de tenir le poignet courbé, pour que le côté de la main ne frotte pas sur l'encre toute fraîche, cette prise très particulière de la plume, en utilisant tous les doigts, au lieu des trois dont se servaient habituellement les droitiers bien éduqués, Anne les connaissait. Elle ne parvenait plus à détacher son regard de cette main gauche qui dansait frénétiquement sur le parchemin, sautait à l'encrier, revenait, posait ligne après ligne sans aller jamais au bout de la page. Son cœur battait si fort qu'elle se mordit violemment la lèvre, pour remplacer une douleur par une autre.


Très-haut !

La prière ne fut pas vaine.

Ça ne veut rien dire. Tous les gauchers tiennent la plume de cette façon. Et si ... ?

Et s'il faisait exprès ? S'il savait que Gabriel était gaucher, et l'imitait dans le seul but de se faire passer pour lui ? N'avait-il donc aucune pitié ? Dix-huit années ! Pourquoi, après dix-huit années, souffrait-elle encore tant à la seule évocation de son frère ? Pourquoi le Très-haut ne lui avait-il pas laissé l'opportunité du deuil ?

L'envie de se lever, d'arracher le parchemin, de le jeter au feu, de faire saisir l'homme par le guet la suffoqua.
Mais elle était Anne de Culan, cet homme était son hôte.
Il lui tendait le parchemin, et elle fut un long moment incapable de le prendre.


Matheline, de la lumière.


Était-ce bien elle qui avait parlé ? Oui, évidemment. Pourtant, elle ne voulait pas lire. Sa voix ne lui obéissait plus.

Messire, vous avez écrit en vers.

Simple constat, sans admiration ni reproche. Il n'y avait même plus là de quoi s'étonner. Tout dans cette histoire était au-delà de l'étonnement.
Anne lut tout, pour s'apercevoir au bas de la page qu'elle n'avait rien retenu, rien compris.
Elle recommença, avec l'application d'une enfant qui apprend ses premières lettres. Et une fois encore, puis une troisième.

Maintenant que son esprit trouvait une énigme sur laquelle s'exercer, elle pouvait oublier le reste, redevenir froide et calme, détachée.
Volontairement, pour ne pas replonger dans l'émotion, elle mit de côté l'aspect poétique du texte. On verrait plus tard, parce que cela aussi était porteur de sens : tout le monde ne peut pas écrire des vers au fil de la plume.


Voyons...

Le soleil du matin face à vous... Vous marchiez vers l'Est, alors. Donc c'est un souvenir d'avant, puisque depuis votre perte de mémoire vous avez quitté Jérusalem pour venir vers l'Ouest. Donc vous n'êtes pas originaire de l'Orient, comme votre parfaite maîtrise du français le sous-entendait déjà. A un moment de votre existence, vous avez voyagé d'Ouest en Est, de France vers Jérusalem.


Les images se formaient dans sa tête, maintenant, et les questions s'y bousculaient. Pourquoi va-t-on à Jérusalem ? En pèlerinage dans la ville de Christos. Cet homme avait-il été pèlerin ? Quel péché avait-il pu commettre pour que son confesseur l'envoie si loin ?
Ou alors, un marchand ? On va à Jérusalem pour le commerce, aussi.

Elle revint au parchemin. Il disait bien d'autres choses.


L'olivier, la vigne, les chèvres... Quand j'étais enfant, je vivais non loin de la Provence. Les voyageurs qui en venaient évoquaient toujours l'olivier, la vigne, les chèvres et les moutons. Les cigales, aussi. Et la mer, où les marins se dirigent grâce aux étoiles.
Vous parlez du sable, aussi.


Un mot, auquel elle n'avait pas d'abord prêté une attention particulière, lui sauta soudain aux yeux, faisant naître d'autres images, de ces étranges animaux tout mous, à la coquille plus dure que celle des moules de rivière, que Bacchus avait un jour voulu lui faire goûter, et qu'il appelait des huîtres, et de cette horrible maladie qui l'avait tenue cinq jours alitée quand elle avait voyagé sur un bateau comme dame de compagnie de la marquise Adrienne.

"dedans". Vous dites "dedans la mer". La mer, on va dessus, dans des bateaux. Mais pas dedans, sauf quand le bateau coule. Auriez-vous fait naufrage, Messire ?

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