Ma vie nétait pas si mauvaise depuis que mon maitre avait pris possession de moi. Il me nourrissait bien, et javais limpression davoir un peu plus de force et de chair sur mes os. Et puis javais une paillasse où dormir au chaud et à labri. Jétais persuadée que Frère Onésim allait me sauver et me faire entrer dans la lumière du Très-Haut, même si je suis une enfant du sans-nom.
Mais entrer dans la lumière nest pas facile, et je naimais pas beaucoup ce que je devais faire pour latteindre, cétait souvent douloureux et je naimais pas le goût des gouttes de lumière. Jessayais dêtre bien docile et obéissante, pour obtenir le salut et aussi pour éviter de me faire battre. Alors, jéprouvais un certain soulagement quand mon maître menvoyait mendier. Parce que les gens semblaient mapprécier au point de me donner tout un tas de choses, je devais lui en ramener chaque jour. Sil était satisfait, javais le droit de dormir avec ma poupée, sil ne létait pas
je préférais ne pas y penser.
Et puis, un jour, nous primes séjour à Muret. Je me rendais en taverne pour macquitter de ma tâche, mais ces lieux semblaient peu fréquentés. Le feu de cheminée, mon seul réconfort, était parfois mourant et souvente fois je rentrais bredouille, la peur au ventre. Quelques fois mon maître mavait fait retirer ma capuche, et jen gardais un souvenir douloureux. Javais été traité de monstre et lon me donnait des surnoms cruels tels que Blanchouille, et dautres qui me tourmentaient quand je mendormais épuisée par mes entrainements à satisfaire les hommes. Aussi je prenais bien garde de couvrir mes cheveux blancs et mes yeux rouges en public. La plupart du temps, les gens essayaient de me la faire retirer par des paroles rassurantes, mais ninsistaient pas lorsque je refusais.
Cette fois cependant, un homme effrayant, borgne et brusque, me terrorisa davantage que les autres. Je pensais que me jeter une chope dessus lui suffirait, mais il semblait déterminé à savoir ce que je cachais. Jaurais pu essayer de fuir, mais javais si faim, et il y avait de la bière sur la table. En fin de compte il marracha ma capuche et mobserva comme une curiosité.
Je subissais cet examen mortifiée et tremblante de peur, me contractant fébrilement, dans lattente des insultes et des coups qui allaient surement pleuvoir sur moi et que pourtant je savais mériter. Mais rien de tout cela. Au contraire, lhomme se montra presque gentil.
Son discours me laissa perplexe et mangoissa terriblement. Il me disait que jétais une créature du sans-nom, comme lui, et que je ne changerais pas. Que mon maître me mutilisait et que je ne trouverais jamais la lumière. Ce nétait pas vrai ! Il mavait promis et jétais bien obéissante, même quand il me faisait des choses douloureuses pour que la lumière entre en moi. Cet homme se moquait de moi et essayait de membrouiller la tête avec ses histoires de liberté et dacceptation. Je ne voulais plus être un démon et jy parviendrais, même si cétait dur.
Quelques jours sécoulèrent, et ses paroles résonnaient dans ma tête, tandis que je subissais les tourments qui faisaient mon quotidien. Je nosais men ouvrir à mon maître, de peur de le mettre en colère et daggraver ma situation. Mon sommeil, pourtant durement acquis, me fuyait pour laisser place à une veille anxieuse. Je ne savais plus qui croire.
Lorsque je le rencontrais de nouveaux, il ne meffraya pas autant. Ou tout du moins pour ce qui était de son apparence et de son comportement avec moi. Il me présenta même sa poule qui avait une dame à lintérieur. De plus en plus rassurée, je mapprochais même davantage de lui. Ses paroles par contre, me glacèrent le sang. *
La nuit venue, lhomme rouge revint me tourmenter avec sa hache, qui se mit à parler, comme le Borgne mavais dit quelles le faisaient. Elle me disait que javais tué ma maman et quelle allait mouvrir en deux pour faire sortir le mal de moi. Terrifiée, jhurlais dans mon sommeil et, déjà bien éprouvée par les événements précédents, je me découvris le courage, ou la témérité, de menfuir.
Eperdue, je menfonçais dans la nuit pour trouver refuge dans une demeure en ruine. Je ne dormi pas, choquée par mon acte. Jétais perdue et le Très-Haut ne voudrait plus de moi après ça. Je pleurais toutes les larmes de mon corps et grelottait dans ma cape jusquau lever du jour, recroquevillée dans un angle de mur qui tenait encore. Autant que possible je gagnais une taverne pour my réchauffer et essayer de trouver de la nourriture avant de retourner me cacher.
Quand le borgne me demanda où était mon maître, plutôt que de lui dire que je métais enfuie, je lui dis que je ne savais pas où il était. Et je pensais que cela me préserverais. Après tout, je lignorais vraiment, et espérais quil ne me trouverait pas. Javais peur quil me ramène à lui si je lui disais que je métais enfuie, même sil mavait dit de le quitter. Jétais plus affamée que jamais, et ne me sentais plus en sécurité, mais au moins je nétais plus obligée de faire des choses dégoutante avec ma bouche et mes mains. Jespérais au fond de moi que mon ami Eamon me retrouverait et me sauverait.
Ce soir-là, je quittais tardivement la taverne où je métais abritée, car le feu sétait éteint, et allait furtivement me fondre dans les rues sombres rejoindre ma cache pour essayer de trouver un repos salvateur, recroquevillée sur mon grabat de fortune, me persuadant quil ne pouvait rien marriver de pire.