Anaon
- « Je vous souhaite de trouver le bonheur, Naon »
- - Sabaude -
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Paris expire un air bien étrange ainsi emmitouflée dans ses habits d'hiver. Enchâssée dans son gel qui se sent du bout d'une narine gelée et de doigts ankylosés. La présence prégnante de son froid s'entrecoupe parfois de la chaude odeur de marrons qui s'échappe par l'interstice d'une fenêtre ou du fumet brulé du crachat des cheminées. Les bouches de pierres déploient des rubans tantôt pâles tantôt fuligineux sur l'épaisseur blanche du ciel, semblant parfois gonfler la mer de coton qui surplombe Paris ou l'assombrir de leur salissure. Le céruléen s'est fait lilial. Et la ville entière s'est drapée d'un percale blanc d'où émerge parfois ces quelques impressions de chaleur.
Elle souffle sur le bout de ses doigts un paquet de buée brulante. L'humide chaleur qui s'y forme est bien éphémère. Les mains se lovent immédiatement dans leurs gants de cuir souple. Cette année l'hiver s'est aiguisé de crocs glacials, forçant même l'amoureuse des grands froids à se couvrir la peau. Dans deux petits jours, la ville se mettra en émoi pour quelque heures de fêtes, et l'Anaon frôle déjà le dépavé sur lequel ils ont choisi de danser. Venue accompagnée, c'est pourtant seule qu'elle se permet un instant d'errance dans la capitale statufiée.
Paris a toujours revêtu une image singulière à ses yeux. Celle du paradoxe, de la plus haute richesse mangeant à la même table que la misère la plus abjecte. Deux contraires côtoyant la même fange que forme leur royaume. Mais Paris aujourd'hui s'est nimbée de plus étrange encore. Celle de la froidure qui a rogné l'arrêtes de ces antipodes pour les coucher sous le même décor. La Seine a couvert sans discrimination les berges de la Cité et ses rives disparates de son haleine changée en verglas. Notre-Dame a couronné ses statues et ceint ses pinacles d'une corolle de frimas, et Miracles a ornementé ses pignons et ses fissures d'une kyrielle de stalactite. La sicaire trouverait même à la Cour un charme presque élégant. L'hiver se cristallise à tous les coins de rues. Le givre a réussi à couvrir de virginal le brouet infâme de ces coupes-gorges.
La fine pellicule craque sous ses bottes. Miracle semble calme ainsi pétrifiée, presque désertée, mais la mercenaire, pas naïve, ne la sait que plus dangereuse encore. Le froid creuse la faim dans l'estomac du loup. Et une bête affamée est une bête téméraire. Si la Camarde hiémale a emporté dans sa froidure les plus faibles, elle a rendu les vaillants plus hardis encore. Et pourtant, dans ce tableau d'une langueur spécieuse, la balafrée semble ne pas se troubler. Sous le calme absolu, la prudence coule à même ses veines, mais c'est sous la barrière de son crâne que le flegme s'abîme le plus de pensées agitées.
Les azurites cheminent sur les masures enclavées dans le froid, leurs lézardes pareilles à des gelures. Dans le défiler de portes et de venelles, il y en a une que les pupilles acérées cherchent en particulier. Repère d'une rumeur. Réputation que l'on murmure à la discrétion de quelques confidences. Un boyau se découpe comme une plaie dans l'alignement des murs. Les pas s'y engouffrent. On dit qu'elle saura lui dire tout ce qu'elle veut savoir. On dit qu'elle saura effacer ses doutes et ébranler ses certitudes. On dit qu'elle ne tient pas que de l'humain et l'Anaon veut bien le croire. Et c'est par ces « on-dit » que la balafrée se retrouve par un jour mordant de décembre à figer ses bottes devant une petite porte qu'on ne trouverait pas si on ne la savait là. Les iris d'un bleu sombres glissent sur les quelques petites marches défoncées qui plongent du niveau de la rue, donnant au battant en contre-bas des allures d'entrée de catacombes. La fine membrane de neige n'a pas bénit les marches, protégées par un petit auvent couvert d'un tissu aux teintes passées. L'Anaon reste silencieuse en analysant l'ensemble, une main enserrant l'autre, dans un réflexe de protection parfaitement inconscient. Chiromancienne, tireuse de cartes, liseuse de runes. On dit de celle qui se trouve-là qu'elle a bien des savoirs qui forgent chez la sicaire un mélange de méfiance et de curiosité.
La balafrée reste un instant immobile face à cette porte si lourde de sens. Quelques flocons orphelins viennent s'écraser sur le cuir de ses bottes et parsemer le brun de ses cheveux. Puis la résolution définitivement prise, ses pas descendent les quelques marches pour s'ouvrir l'antre de l'Omnisciente.
Musique : "Premier Flocon", d'Ez3kiel
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© Images : Eve Ventrue & Vincent Munier - Anaon se prononce "Anaonne"