Elias_de_crecy Le jeune russe se trouvait à présent au siège de l'AAP. Par chance, il maitrisait assez les arcanes parisiennes pour ne pas se perdre dans le dédales des rues de la capitale.
Plusieurs choses l'amenaient ce jour-là, à l'AAP. Tout d'abord, l'assouvissement de son égo personnel, et deuxièmement, la résolution d'une énigme. Ce qui promettait.
Il avait un parchemin en main, et épousseta la neige qui parsemait son manteau.
Il attendit, regardant non sans anxieté les lieux. Peut-être qu'une silhouette d'autrefois se dissimulait derrière les plinthes du mur.
Elias_de_crecy Elias attendait, vérifiant d'un regard que sa mise n'était pas défaite. Un oeil avisé aurait remarqué que les vêtements étaient un peu dépassés par la mode actuelle, mais ils étaient soigneusement entretenus. Les tailleurs étaient pourtant parfois les plus mal habillés...
Des bruits de pas pressés se firent entendre, et ce fut d'abord ses cheveux qu'il remarqua. Comment ignorer cette tignasse flamboyante, qu'il avait entraperçu bien des fois à travers une fenêtre mal éclairée ? Parfois son esprit avait bâti des chimères à partir de ce détail... des chimères souvent bien peu aristotéliciennes, il fallait l'admettre.
C'était bien elle pourtant. Plus âgée, plus... courbée.
Instinctivement, il parcourut Eliance du regard, semblant chercher quelque chose. Mais ce n'était pas un regard chargé de désir, ou de toute autre chose de ce genre. C'eut été affreusement grossier et déplacé. Et si Elias l'était parfois, il tentait au mieux de dissimuler ce genre d'élans.
Finalement, il ne sembla pas trouver ce qu'il cherchait, et releva les yeux vers le visage d'Eliance, clouée au mur comme une chouette à la porte d'une grange, et qui lâchait un juron. Les parchemins volaient autour d'eux, s'éparpillant au sol comme les pétales d'une fleur qui se fânait. Et dans l'esprit d'Elias, ce détail eut son importance.
Mais il ne pouvait pas rester planté là, à se poser bien des questions. Elle semblait visiblement l'avoir reconnu, et que faisait-on lorsqu'on mettait enfin tous ces détails sur un nom entendu parfois, et des tâches de couleur derrière une fenêtre ?
Et surtout, on répondait quoi à "merde" ?
Le jeune russe se racla la gorge, on n'allait pas se faire de folles embrassades de toute façon, et il se pencha pour ramasser les parchemins au sol.
Pardon, je ne voulais pas vous faire peur.
Les "r" trainants agrémentaient de façon étrange la voix d'Elias, qui rassemblait ainsi les documents.
Elias_de_crecy Fausse joie, ou peut-être était-ce mieux ainsi, elle ne le reconnaissait pas. Elias se morigéna de son égocentrisme qui lui faisait prendre des vessies pour des lanternes. Eliance commença alors à parler, et très sincèrement, Elias n'en comprit pas la moitié, si ce n'était qu'elle avait eu peur.
Finalement, il eut un sourire alors qu'elle s'excusait encore.
Je ne vous prends pour rien.
Formulation louche, mais ce n'était pas lui qui avait commencé. Et sans doute laissait-il planer sciemment un doute sur sa syntaxe alors que l'accent russe teintait sa voix.
Elle l'interrogea alors sur la raison de sa venue, alors qu'il lui tendait les parchemins tout juste ramassés, et qu'il se relevait.
Oui, vous.
Sans se rendre compte de l'impétuosité de sa réponse, il poursuivit.
J'aurais un article à faire paraitre, si cela ne gêne pas.
Il tendit alors un parchemin à Eliance, continuant de l'observer. Il voulait que cela soit discret, mais il n'y parvenait pas vraiment.
Finalement il ajouta.
Je m'appelle Elias.
On fera l'impasse sur le nom de famille, pour l'instant.
Elias_de_crecy A la question d'Eliance sur son envie d'être journaliste, Elias secoua la tête négativement.
Non, je n'ai pas ce talent là.
Il en avait certes d'autres, mais il ne considérait pas ce genre d'activités. Déjà qu'il lui faudrait trouver un autre mécène pour assurer son train de vie, alors écrire des articles...
L'atmosphère était étrange, et elle le devient encore plus lorsqu'elle l'invita à la suivre dans son bureau. Devait-il faire remarquer que cela pouvait être indécent ?
Ah, il ne s'habituait décidément aux femmes possédant du pouvoir... Même si généralement alors elles pouvaient faire profiter un tailleur de leurs largesses, tant pécuniaires qu'autre chose.
Pourquoi pas ?
Elias prit ainsi le reste des parchemins et entreprit de suivre Eliance dans l'immeuble qui abritait la rédaction de l'AAP. La jeune femme devant lui, ouvrant le chemin, il put ainsi constater le désordre de la chevelure d'Eliance. Son regard ne put s'empêcher de dériver vers la chute de reins de la jeune femme, avant que son attention ne soit attiré par les portes qu'ils dépassaient, d'ou émanaient des bruits de conversation parfois virulentes.
Elias s'humecta les lèvres, et fit cette remarque tout à fait charmante :
Vous devriez porter plus de bleu, cela va bien à vos cheveux. Le turquoise, pour vos yeux.
Pourtant ce n'était pas ces derniers qu'il regardait le plus depuis quelques instants.
Et le tailleur qu'il était ne put s'empêcher de mémoriser mécaniquement les mensurations d'Eliance, alors qu'ils entraient dans le bureau de la rédac'chef..
Et j'y coudrai des roses en tissu.
Il se rendit compte trop tard de ce que pouvait impliquer sa réponse. Alors il resta debout, un peu marmoréen, craignant ce qui pouvait découler de son écart.
Elias_de_crecy Ils entraient dans ce bureau, un peu en pagaille, et même si la porte restait ouverte, ce fut bien la sensation d'un huis clos qui se manifesta. Il se contrefichait allègrement des personnes présentes dans les autres bureaux, finalement le plus important ne se jouait-il pas ici ?
Puis elle s'arrêta en plein mouvement, et cela était la seconde fois que cela arrivait en à peine quelques minutes.
Elias plongea son regard gris dans celui de la jeune femme, qui s'était approchée, désormais pâle et effrayée. Il aurait aimé lui dire qu'il ne souhaitait pas lui faire peur, mais cela n'aurait été qu'une répétition.
Oui.
A question simple, réponse simple.
Elias lui aurait volontiers précisé qu'il ne savait pas faire que cela en terme de couture, mais cela aurait été présomptueux, et ce n'était pas non plus le sujet.
Il se pencha alors vers Eliance, et approcha ses lèvres de l'oreille de la jeune femme. Ce ne fut qu'un murmure qui se fit entendre.
Je me souviens des roses qui ornaient une lucarne, et d'une enfant aux cheveux roux.
Qui me regardait.
Elias avait appris plus tard, par les autres enfants, son prénom, et parce qu'il ressemblait beaucoup au sien, il s'en était souvenu. Peut-être que le mystère de la jeune fille vivant dans le grenier et n'en sortant jamais avait permis à la mémoire du russe de garder trace de ces instants...
Puis la vie l'avait mené ailleurs, parfois jusqu'aux frontières de la Russie à la recherche d'un destin qui lui avait été refusé. Ainsi il avait oublié la jeune fille aux cheveux roux qui vivait derrière la lucarne.
Ce ne fut qu'à la faveur d'une lecture d'un article de l'AAP qu'il se remémorait alors ce souvenir, le faisant arriver dans ce bureau, face à Eliance, à se demander ce que pouvait devenir une fille vivant dans un grenier sans jamais en sortir.
Après ce souffle chuchoté à l'oreille d'Eliance, Elias recula de nouveau, se tenant toujours droit et le visage grave. Il n'y avait pas toujours besoin de toucher ou d'embrasser une femme pour être tout à fait indécent.
Elias_de_crecy Elias aurait pu poser une main amicale sur l'épaule d'Eliance, mais il savait que cela aurait été trop loin. Cela aurait pourtant allégé le silence qui s'était installé dans la pièce, mais cela aurait aussi rompu l'instant. Et Elias ne le souhaitait pas vraiment, alors qu'il ne pouvait détacher son regard de celui de la jeune femme.
Car ils s'étaient déjà ainsi observés autrefois, avec cette même intensité, même si une lucarne et un jardin les avaient alors séparés.
Eliance finit par se déplacer, sans le quitter du regard, et il ne put s'empêcher, aimanté par les yeux marrons de la jeune femme, de la suivre.
Elle ferma alors la porte, et un autre silence s'installa.
Différent.
Indécent.
Lui coupant ainsi toute retraite également.
Elle l'interrogea alors à voix basse. Il n'y avait pas vraiment de réponses à ce genre de questions.
Le hasard. La vie...
Ce genre de choses.
Non.
Je ne connaissais que... votre prénom.
Il n'était qu'un adolescent, en apprentissage, et de passage. Il n'avait rien d'un chevalier blanc partant à la rescousse d'une princesse prisonnière dans sa tour, et gardée par un dragon. Peut-être aurait-il pu. Peut-être aurait-il du.
Mais quelques jours plus tard, il était reparti, reprenant sa vie d'apprenti, et laissant derrière lui la jeune fille aux fleurs de tissu. Il s'humecta les lèvres de nouveau, trahissant ainsi son trouble. Parce que la jeune femme le chamboulait un peu aussi, contre son gré, et il eut la désagréable impression qu'il aurait mieux valu ne conserver que des souvenirs. Car quand ceux-ci prenaient forme, c'était parfois très déroutant.
Je...
"Voulais vous revoir ?" Que c'était présomptueux. Il arrivait, bouleversait tout sur son passage, comme si c'était un fétu de paille, et pensait s'en sortir à si bon compte ?
...n'aurais pas du venir.
Mais le cerbère en houppelande blanche n'allait surement pas lui ouvrir la voie aussi aisément.
Elias_de_crecy Le premier aveu d'Eliance troubla le jeune russe. "Je vous ai attendu". Il était difficile de répondre à ce genre de choses, parce que cela impliquait tellement de non-dits. Quand il avait imaginé cette rencontre, deux heures auparavant, il n'avait pas considéré cette réplique. Il s'était dit qu'ils parleraient un peu, elle ne se souviendrait pas, ou ferait semblant, et il repartirait, ayant laissé cet article pour publication.
Puis ils oublieraient et reprendraient leurs vies respectives.
Je ne savais pas.
Pourtant c'était bien un tourment adolescent, tout comme d'effeuiller une marguerite, de se demander si l'autre pensait autant à nous qu'on pensait à lui.
"Elle y pense.
Elle n'y pense pas.
Elle y pense.
..."
Et les feuilles blanches des marguerites constellaient l'herbe, sans pour autant donner la réponse.
L'aveu sur son accent lui ramena un sourire. Depuis le temps qu'il vivait en France, il aurait bien pu se défaire de celui-ci, mais il n'avait jamais vraiment voulu y renoncer.
Et cela plaisait aux femmes, ce qui était parfois pratique.
Eliance poursuivit la confidence, presque enfantine, comme un enfant montre à l'autre le trésor qu'il a caché derrière la plinthe de sa chambre, confiance suprême accordé à l'autre.
Pourquoi pas ?
Cela semblait être une réplique récurrente chez le russe. On posait une question sans vraiment le faire, en se laissant guider par l'autre. Il voulait bien la laisser lui dire des bêtises, cela ne le gênait pas vraiment.
Il espérait juste que ce ne serait pas un de ces prénoms français stupides comme Norbert ou Clodomir. Puis une inspiration subite, et il l'interrogea aussi.
Cela fait longtemps ?
Il estimait ne pas avoir besoin de finir la phrase, et comment formuler aisément "que vous n'êtes plus prisonnière" ?
Elias_de_crecy Colin.
Elias ne sut pas trop si il devait être content de ce surnom ou pas. Il ne l'aimait pas trop, même si il comprenait que cela devait lié à ses yeux.
Et ce n'était pas le nom d'un poisson aussi ?
Eliance raconta la suite, ce qu'il était advenu d'elle. Un destin triste, des chaines échangées contre d'autres. L'époux l'avait-il gardé dans le grenier aussi ? Mais il ne posa pas la question.
Au lieu de cela, il se permit une formule un peu maladroite.
Vous auriez du... fuir plus tôt.
Ce n'était pas un jugement, mais plus un regret. Peut-être avait-il sa part de responsabilité, aussi, alors qu'il n'avait fait que croiser, le temps d'une journée, le regard d'une enfant enfermée.
Elias nota alors l'alliance au doigt de la jeune femme. Cela devait sans doute signifier pour "j'ai appris à vivre".
Elle lui demanda alors si il était revenu, alors qu'elle avait décidé de se cacher.
Non.
Il avait du repartir. Loin. Ailleurs. Pour son compagnonnage. Il n'y avait pas vraiment la place à cette époque pour autre chose que les tissus et les fils, les teintures et les broderies.
Enfin une fois, il y a quelques années.
Mais il n'y avait plus personne.
Et sur l'instant, il n'avait pas su si il devait s'en réjouir ou pas.
Au moins maintenant, l'énigme de la jeune fille aux fleurs en tissu était résolue. Il laissa ses yeux gris dériver dans le regard d'Eliance. Il ne voulait pas poser de questions idiotes comme "êtes-vous heureuse ?" "vous avez des enfants ?" "vous vous plaisez à l'AAP ?", car cela les aurait ramené dans la réalité. Lui demander de la revoir peut-être ? Cela aurait fait étrange.
Mais il fallait pourtant fermer cette parenthèse, ce secret qui était le leur.
Elias se mordit brièvement la lèvre inférieure et conclût un peu bêtement.
Enfin... c'est bien.