[Au monastère, tralalère, se rencontrent les frères] *
Le bonheur se trouve dans la méditation, dans la quête de transcendance, dans le travail de tout instant pour se rapprocher de la lumière du Très-Haut ; dans le calme, la sérénité, loin des préoccupations matérielles, individualistes, qui gangrènent la société des Hommes et prive le non-pensant de ce bonheur. Lhomme sage doit séloigner de la société qui le pervertit, se soustraire à la masse des aveugles et prendre racines, celles du savoir, dans la maison de Dieu. Cest ce quavait fait Bartholomé, voilà plus dun an. Soyons en surpris et inquiets, car cet homme là nétait pas un homme sage. Dévoré par une ambition démesurée, le saligaud avait, pour gravir des échelons, trahi, volé, humilié, et immanquablement échoué. Il était, à cette époque, tout-à-fait impossible à qui que ce soit de définir ce que le frère Lavorel pouvait bien rechercher chez les réguliers, quels étaient ses projets, et même sil en avait : il était tout aussi possible que, lassé de jouer et de perdre, il avait abandonné la partie.
Il répétait dailleurs inlassablement que bourses, titres et gloire ne lintéressaient plus et lui paraissaient pathétiques et insignifiants par rapport à la quête absolue, celle qui recherche les voies du Seigneur, le vrai, pas un péquenaud avec une couronne.
« Tu tégares, mon frère, car posséder une terre et régner sur ses pairs na jamais rendu lHomme moins vain. » avait-il répondu à son frère, la première fois que celui-ci lui avait parlé de son imminent anoblissement. Un spectateur observateur et fort médisant aurait pu, à cet instant, jurer que sa paupière était agitée de palpitations inquiétantes, et que son poing sétait crispé au point de briser la plume quil tenait.
Puis Ryoka parlait encore, insistait lourdement et inutilement sur le fait quil allait devenir noble alors que son frère restait en roture. Il était dune malveillance inouïe, alors que Bartholomé avait toujours été bon, généreux et poli à son égard. De toutes façons, ces provocations natteignaient pas leur but : le grand frère prenait cela avec calme et philosophie. Il était content, disait-il, que son frère soit content, et peiné quil ne cherche pas à être heureux.
Vint le moment où Ryoka nomma sa nouvelle terre. Boudin. Bartholomé leva la tête, son regard auparavant impassible sillumina dun coup, et un grand sourire, de réel bonheur, se dessina sur son visage.
« Ah ! ah ! Mais ils se sont foutus de ta gueule ! lança-t-il. Ils tont pas aussi promis que tu épouserais la comtesse de Pâté-en-Croute ? Il riait beaucoup. Que vos enfants sappelleraient Fumier, Beaucrottin et Gwendoline ? Ah ! ah ! Il riait encore plus fort, puis dû sarrêter lorsquil commença à sétouffer. Il était tout rouge, toussa, cligna des yeux, et pouffa de nouveau. Seigneur de Boudin ! Tu mépates encore ! Même quand il sagit de te mettre une couronne sur la tête, tarrives à la prendre dans le fion et à être ridicule ! »
Il continua à rire, longtemps, et à inventer des blagues subtiles. Lorsque Ryoka fut parti, son euphorie était un peu retombée, et il considéra la question. Le nom était ridicule, mais cétait une terre, la première qui revenait à leur fratrie, et elle était bienvenue.
[Au château, poil au dos, on devient nobliau] *
Il se serait en fait bien abstenu de venir. Dune part parce quil préférait, de manière générale, rester cloîtré. Mais surtout parce que la situation revêtait un aspect irréel désagréable, comme si quelque chose clochait, comme si rien nétait à sa place. Comme si lunivers de labsurde avait pris le pas sur celui du bon sens, alors quun diablotin maléfique dansait sur les cendres de la logique en lançant des couronnes à nimporte qui.
Il était venu, tout de même, comme dhabitude, pour sassurer que son petit frère ne faisait rien didiot. Il prenait cela comme un travail de tous les instants. Il navait pas vu son frère changer, ou peut-être senfermait-il simplement dans le déni. Il voyait cet anoblissement comme une heureuse aberration, mais ne pouvait pas considérer quil fut le fruit dun travail habile de la part de Ryoka, car il lui faudrait alors à la fois remettre en perspective son propre échec, et modifier radicalement sa vision des relations en société sur laquelle il avait construit lensemble de ses projets depuis des années.
Il était venu aussi pour rencontrer le généreux suzerain. Il limaginait avec une barbe jamais taillée, des grands yeux excités, une langue qui pend et un entonnoir sur la tête, enclin à faire des câlins aux paysans et à donner du pain aux mendiants. Il voulait rencontrer aussi sa cousine, parce que cest la famille, et quil faut aimer la famille.
En bref, il vint. Pour loccasion, il avait ressorti un vêtement dapparat, acheté à Tours dans un autre temps pour les besoins inhérents à son statut dalors. La moindre des choses était tout de même quil soit plus élégant que son frère. Il pénétra dans la grande salle chargée dHistoire, à laquelle on sapprêtait à rajouter une anecdote coquasse, et aperçut son frère ou plutôt, son image simposa à ses yeux. Il avait lair dun âne en queue de pie à qui on avait demandé de se dresser sur ses pattes arrière et de danser une gigue sensuelle.
Les gens autour de lui laimaient sans doute bien, il fallait donc paraître agréable, surtout éviter limage du grand frère aigri qui maltraite son jeune frère adorable absurde, bien entendu, cétait une question de pédagogie. Bartholomé sapprocha de son jumeau, posa sa main sur son épaule, et lui sourit.
« Cest un grand jour, mon frère. Je suis fier de toi. Il réfléchit un instant avant de poursuivre. Et tu es très élégant. »
* Paul Verlaine