Charlyelle
...La dispersion des ténèbres...
Une nuit d'orage. Un déluge bruyant, broyant, dense, intense.
Des filets d'eau dégoulinaient sur la salade et la visière en acier de la Kallipari. Son souffle et sa chaleur corporelle rendaient le refuge de son armure moite et collant. La pluie ruisselait sur la visière levée de son casque, s'écoulait le long de la cotte et de la brigandine trempées qu'elle portait, et imbibait son haut de chausses à l'intérieur de ses heuses.
Charlyelle la sentait, sans la voir. Le bruit de cette eau qui tombait et l'air qui circulait librement lui apprenait qu'elle devait se trouver à proximité de la ligne des arbres, mais elle ne distinguait rien dans la noirceur de la poix de la forêt.
Une ombre vint se cogner contre son épaule, la projetant en avant sur l'écorce lisse et dure d'un tronc d'arbre. Le bois râpa contre sa main protégée d'une mitaine. Un invisible bouquet de feuilles mouillées la gifla en pleine figure, aspergeant d'eau froide ses yeux et sa bouche.
"- Damnú air! "
- pardon patronne.
D'un signe de la main, la Kallipari intima le silence au jeune homme, se rappela qu'il ne voyait rien, tâtonna jusqu'à l'agripper par la laine trempée couvrant son épaule et amena l'oreille d'Angeli au niveau de sa propre bouche.
" - Cela te dérangerait d'être discret ?"
La pluie froide transperçait sa cotte serrée par une ceinture et s'infiltrait entre le velours et les plates d'acier de la brigandine, rendant le gambison désagréablement froid et humide contre la chaleur de sa peau. Le crépitement permanent de la pluie dans le noir et le grincement chuintant des arbres qui se balançaient au vent de la nuit l'empêchaient d'entendre quoi que ce soit au-delà de quelques mètres de distance.
La Dentellière avança de nouveau d'un pas, prudemment, bras tendus, et simultanément, son fourreau s'empêtra dans une branche basse, et son propre talon dérapa pour s'enfoncer dans une ornière de quinze centimètres de boue.
" - Putain de merde !! Ou est passé Rickard ? Où sont ces foutus éclaireurs ?"
Elle entendit un son qui présentait une fâcheuse ressemblance avec un ricanement sous le bruit de la pluie tombante. L'épaule d'Angeli, contre la sienne, tressaillit.
" - Madone ", déclara une voix sur sa gauche un peu plus bas. " - Allume la lampe. La forêt ne manque pas entre ici et Dijon, quelle distance veux tu que nous en parcourions ?"
Quelques minutes s'écoulèrent durant lesquelles l'héritière princière étrangère, pestait. Parfois le bras ou le coude d'Angeli la heurtait, tandis qu'il bataillait avec une lanterne de fer percée, une chandelle, et sans doute la mèche lente allumée qu'il avait apportée avec lui. Charlyelle sentit une odeur de poudre brûlée. Le velours des ténèbres se plaquait sur son visage. Des gouttes de pluie glacée lui frappèrent le visage quand elle leva la tête, pour que sa vision nocturne essaie de démêler les ramures des arbres du ciel invisible.
Rien.
Elle fit plusieurs grimaces, toujours aussi peu conventionnelle l'Ecossaise, l'année passée quasi forcée auprès de son princier de père ne l'avait en rien changé dans ses comportements peu protocolaires.
La pluie continuait de lui frapper les yeux, la bouche et les joues. Abritant son visage avec une mitaine en mouton trempé, elle crut discerner une vague altération des ténèbres et de l'obscurité.
" - Angelotti ?!! Tu trouves que la pluie s'arrête ?"
" - NON !" réponse énervé d'un italien qui ne supporte pas le ridicule surnom dont celle qu'ils appellent tous patronne avec un dévouement décuplé par le respect qu'ils vouent tous à la fille de leur princier maître, l'a affublé.
La lanterne sombre d'Angeli finit par luire, une pauvre lumière jaune dans la poix des ténèbres environnantes. Charlyelle aperçut alors une autre silhouette enveloppée dans un épais manteau de laine et un capuchon, apparemment agenouillée près d'elle et un bruit de succion la fit sursauter. La forme à genoux se redressa.
- Saleté de boue ! maugréait alors le maître artilleur Rickard.
La lueur de la lanterne n'avait aucun effet, ne servant qu'à illuminer les traînées d'argent des gouttes d'eau qui tombaient. La Kallipari sourit brièvement.
"- Regarde les choses du bon côté, c'est une sacré amélioration par rapport à ce que l'on a traversé pour arriver jusqu'ici. Il fait MOINS chaud !! qu'en Valahia ..."
"- Regarde la trouée dans les nuages, je paries que la pluie va se calmer sous peu. Christ Vert !! Il y a quelqu'un qui sait où on est ?"
"- En forêt dans le noir, et j'vous rappelle Madone qu'on a perdu notre troisième homme qui était sensé nous guider parce que z'avez beau connaître le terrain ici, m'est avis qu'en une année ça a quand même du changer".
La Dentellière se détourna de la clarté ténue de la lanterne. Fallait qu'il trouve le moment pour venir lui faire remonter quelques souvenirs en mémoire. Rictus d'une joue qui se creuse à la pensée que ce Seigneur là qui n'a rien à voir avec son père n'est peut-être pas si loin que ça. Brûlure d'une clef qui n'a toujours pas bougé d'une once du creux de sa gorge. Mieux vaut qu'elle ne se trouve pas en sa présence, nul doute que ça l'obligerait à fournir quelques explications sur sa disparition d'autant plus qu'elle était sensée le rejoindre. Et d'explications la Kallipari en est avare. C'est sa propre tombe qu'elle n'aurait pas manqué de creuser si les hommes de son père ne lui avait pas mis à bon escient pour une fois, la main dessus, l'embarquant à demi mourrante sur l'un des navires en direction de l'autorité paternelle bien loin des côtes de cette contrée.
Elle laissa à nouveau le noir imprégner ses prunelles de ce gris si particulier qu'elle possède, en contemplant en aveugle les ténèbres et la pluie. Les gouttes de grésil trouvèrent à son poignet l'interstice entre manche et mitaine et insinuèrent des filets glacés entre le couvre-nuque de sa salade et le col de son gilet. L'eau froide fit courir la chair de poule sur sa peau chaude et commença à la transir.
"- Par ici !!"
Tendant une main, elle attrappa Rickard par le bras et Angeli par sa main gantée. Trébuchant et pataugeant à travers la boue et l'épais humus sous ses pas, elle se cogna aux branches, fit choir l'eau des ramures, se refusant à quitter des yeux les silhouettes à peine visibles devant elle : de fines branches de coudriers se balançant contre le ciel nocturne dégagé à l'extérieur de la forêt.
" - Peut-être de ce..Oufff !!! "
Sa main engourdie lâcha le bras de Rickard. Les doigts robustes de l'italien serrèrent fermement ; elle se laissa tomber un genou en terre et resta pendue à son bras, momentanément incapable de ramener les pieds en dessous d'elle. Les semelles de ses bottes dérapèrent dans la boue, sa jambe s'effaça sous elle et elle s'assit lourdement et sans précautions dans un monticule de feuilles trempées, de branchettes pointues et de boue.
"- Damnú air! "
Charlyelle tira pour ramener son baudrier sur le devant, tatonnant à l'aveuglette le long de la poignée du fourreau, coincé sous la jambe, à la recherche d'une cassure dans le bois mince.
- Fermez vos gueules bordel !! Eteignez moi cette lanterne ! Vous voulez rameuter une légion au grand complet qu'ils vous collent leurs haches dans le fion ? "
Et Charlyelle de répliquer, soulagée de retrouver l'homme sensé les guider jusque Dijon.
"- Comptez sur elle pour ça !"
- Patronne ?
" - Et oui ! "
Elle sourit, invisible dans la nuit noire. Saisissant des mains et des pieds au hasard, elle se trouva hissée et remise sur pied. Elle tourna son visage trempé en direction du vent qui soufflait sans rencontrer d'obstacle.
"- On est en lisière de forêt ? un coup de pot que vous nous ayez retrouvés sergent".
- C'est ça j'aurai eu du mal à vous manquer vous faisiez autant de chahut que six paires de boeufs attelés. Nous sommes un peu plus loin, au sommet de la colline. La pluie faiblit depuis une heure. Je suppose que d'ici, vous apercevrez la ville sous peu, patronne.
Et d'un mouvement dans la nuit noire, geste de bras l'homme rajoute - Quelque part par là en bas. Dijon, frontière méridionale du duché de Bourgogne. Vous y êtes à quelques pas !!
Un frisson parcourut alors la peau de l'Ecossaise, un frisson sans rapport avec la pluie. Un instant les ténèbres ne furent plus l'obscurité nocturne, l'odeur d'humus et le froid d'une forêt franque en plein air mais le noir sous une citadelle parisienne, l'écoeurant relent qui s'en échappait, et la Dentellière agenouillée auprès du corps d'un mort dans les égouts, en train d'écouter dans son crâne des voix plus sonores que la foudre, dans cette solitude qu'elle avait l'habitude de vivre. Et pendant une seconde qui suspendit le battement de son coeur, elle tourna la tête brusquement scrutant les ténèbres, avec l'appréhension de voir la même lueur céleste qui avait flamboyé ce jour là, plus d'une année auparavant maintenant, un certain jour du mois de juillet.
"- Ne sois pas idiote ma fille, si j'ai été capable de vivre plus d'une année auprès du princier paternel sans lui demander aucunes instructions tactiques, si j'ai réussi à revenir ici, à accomplir le trajet depuis les terres de Valahia sans aucuns conseils, ce n'est pas maintenant que j'en aurais besoin. Je n'en ai pas besoin."
" - La lune a du se lever à présent Madone ", déclara la voix douce d'Angeli, à ses côtés. "- Le premier quartier selon mes calculs, à condition qu'on la voie ".
" - J'ai confiance en tes mécaniques célestes " murmura la jeune druidesse alchimiste, en tâtonnant d'une main toujours engourdie pour caresser le pommeau de sa dague. Celle qui n'était que copie de l'Autre. L'Autre qu'elle n'avait toujours pas récupérée et qui était toujours entre certaines mains. Elle ignorait où.
" - Un temps de merde, les lignes ennemies ; ça pourrait être n'importe quelle campagne à laquelle j'ai participé au cours de ces dernières années. Traite là comme ça, oublie tout le reste ".
" - Là ".
Elle tendit le bras à l'aveuglette, enfin, les yeux rivés sur le ciel, et toucha une épaule.
" - Une étoile. Les nuages se lèvent. "
- On se trouve sur le promontoire au-dessus du Suzon, à l'Ouest de la route d'Auxonne. On ne se découpe pas contre le ciel, la forêt est dans notre dos. Personne ne pourrrait nous apercevoir ici en haut sans être pratiquement sur nous.
La pluie cessa subitement en l'espace d'une minute. Les arbres autour d'elle produisait un bruit constant de gouttes, mais le vent tomba. Charlyelle leva les yeux pour voir la traînée effilochée d'un nuage noir dans un ciel gris, le couvert nuageux filant vers l'est, dans les hauteurs.
"- A quoi ça ressemble ici en ce moment ? "
Alors que l'humidité la mord jusqu'à la moelle, elle découvre que sa chair se souvient de Dijon aux champs labourés dorés et aux ceps surchargés ; Dijon au ciel bleu et au soleil éclatant, visible au-dessus de ses remparts blancs et de ses toits d'ardoise bleue.
Le camp d'une Compagnie dans les prairies et le bouquet riche et sucré du persil sauvage.
Dijon aux solides remparts ; opulente ville de la Bourgogne du Sud, regorgeant de marchands assez fortunés pour en faire parade et fournir sans cesse de l'ouvrage aux architectes, maçons, peintres et autres brodeurs.
Loin, à l'autre bout de l'espace s'ouvrant devant elle, une perle grise de nuée se détacha à l'est pour devenir un demi cercle d'argent d'un éclat éblouissant.
"- Cette rivière a monté "
Elle se souvenait être passée par ces lieux lors d'une escapade hydrique qui remontait maintenant. Un coup d'oeil aux étoiles lui apprit que les laudes n'étaient pas passées depuis longtemps. Deux ou trois kilomètres de territoires sombres les séparaient encore de la ville.
- D'ici Dijon se trouve de l'autre côté de la route et de la rivière. On fait face au rempart ouest, mais on ne le voit pas. Faut pas attendre des conneries chevaleresques de la part des coutiliers. Pour se faufiler, on se débrouille mieux que ces foutus chevaliers avec leurs casseroles en fer-blanc. Vous les connaissez vous les chevaliers patronne : plutôt crever que de mettre pied à terre !
"- Oh tout à fait " ...Pince sans rire la Kallipari qui se garde bien de dévoiler à l'homme qu'elle serait tout à fait du genre à crever sans mettre un pied à terre. " - C'est peut être pour ça que votre tribu vous a amené à bon port et qu'il a laissé derrière les gars en armure lourde..."
- Bien sur patronne, la moitié de mes gars sont braconniers.
"- Et l'autre moitié voleurs " commente t'elle avec nettement plus de précision que de tact. Faut dire qu'elle ne fut pas Dentellière Hydrique pour rien la sauvageonne princesse en devenir.
Une faible lumière jaune, semblable à la lueur d'une chandelle, brilla dans les airs. Une légère chaleur effleura les pommettes balafrées par les feuilles , de l'Ecossaise.
"- Miséricorde. Une lumière dans les ténèbres".
Elle resta debout en contemplation alors qu'elle voyait le soleil s'élever dans le ciel.
Le terme de plusieurs mois de ténèbres...
Damnú air : merde
les laudes : trois heure du matin
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Une nuit d'orage. Un déluge bruyant, broyant, dense, intense.
Des filets d'eau dégoulinaient sur la salade et la visière en acier de la Kallipari. Son souffle et sa chaleur corporelle rendaient le refuge de son armure moite et collant. La pluie ruisselait sur la visière levée de son casque, s'écoulait le long de la cotte et de la brigandine trempées qu'elle portait, et imbibait son haut de chausses à l'intérieur de ses heuses.
Charlyelle la sentait, sans la voir. Le bruit de cette eau qui tombait et l'air qui circulait librement lui apprenait qu'elle devait se trouver à proximité de la ligne des arbres, mais elle ne distinguait rien dans la noirceur de la poix de la forêt.
Une ombre vint se cogner contre son épaule, la projetant en avant sur l'écorce lisse et dure d'un tronc d'arbre. Le bois râpa contre sa main protégée d'une mitaine. Un invisible bouquet de feuilles mouillées la gifla en pleine figure, aspergeant d'eau froide ses yeux et sa bouche.
"- Damnú air! "
- pardon patronne.
D'un signe de la main, la Kallipari intima le silence au jeune homme, se rappela qu'il ne voyait rien, tâtonna jusqu'à l'agripper par la laine trempée couvrant son épaule et amena l'oreille d'Angeli au niveau de sa propre bouche.
" - Cela te dérangerait d'être discret ?"
La pluie froide transperçait sa cotte serrée par une ceinture et s'infiltrait entre le velours et les plates d'acier de la brigandine, rendant le gambison désagréablement froid et humide contre la chaleur de sa peau. Le crépitement permanent de la pluie dans le noir et le grincement chuintant des arbres qui se balançaient au vent de la nuit l'empêchaient d'entendre quoi que ce soit au-delà de quelques mètres de distance.
La Dentellière avança de nouveau d'un pas, prudemment, bras tendus, et simultanément, son fourreau s'empêtra dans une branche basse, et son propre talon dérapa pour s'enfoncer dans une ornière de quinze centimètres de boue.
" - Putain de merde !! Ou est passé Rickard ? Où sont ces foutus éclaireurs ?"
Elle entendit un son qui présentait une fâcheuse ressemblance avec un ricanement sous le bruit de la pluie tombante. L'épaule d'Angeli, contre la sienne, tressaillit.
" - Madone ", déclara une voix sur sa gauche un peu plus bas. " - Allume la lampe. La forêt ne manque pas entre ici et Dijon, quelle distance veux tu que nous en parcourions ?"
Quelques minutes s'écoulèrent durant lesquelles l'héritière princière étrangère, pestait. Parfois le bras ou le coude d'Angeli la heurtait, tandis qu'il bataillait avec une lanterne de fer percée, une chandelle, et sans doute la mèche lente allumée qu'il avait apportée avec lui. Charlyelle sentit une odeur de poudre brûlée. Le velours des ténèbres se plaquait sur son visage. Des gouttes de pluie glacée lui frappèrent le visage quand elle leva la tête, pour que sa vision nocturne essaie de démêler les ramures des arbres du ciel invisible.
Rien.
Elle fit plusieurs grimaces, toujours aussi peu conventionnelle l'Ecossaise, l'année passée quasi forcée auprès de son princier de père ne l'avait en rien changé dans ses comportements peu protocolaires.
La pluie continuait de lui frapper les yeux, la bouche et les joues. Abritant son visage avec une mitaine en mouton trempé, elle crut discerner une vague altération des ténèbres et de l'obscurité.
" - Angelotti ?!! Tu trouves que la pluie s'arrête ?"
" - NON !" réponse énervé d'un italien qui ne supporte pas le ridicule surnom dont celle qu'ils appellent tous patronne avec un dévouement décuplé par le respect qu'ils vouent tous à la fille de leur princier maître, l'a affublé.
La lanterne sombre d'Angeli finit par luire, une pauvre lumière jaune dans la poix des ténèbres environnantes. Charlyelle aperçut alors une autre silhouette enveloppée dans un épais manteau de laine et un capuchon, apparemment agenouillée près d'elle et un bruit de succion la fit sursauter. La forme à genoux se redressa.
- Saleté de boue ! maugréait alors le maître artilleur Rickard.
La lueur de la lanterne n'avait aucun effet, ne servant qu'à illuminer les traînées d'argent des gouttes d'eau qui tombaient. La Kallipari sourit brièvement.
"- Regarde les choses du bon côté, c'est une sacré amélioration par rapport à ce que l'on a traversé pour arriver jusqu'ici. Il fait MOINS chaud !! qu'en Valahia ..."
"- Regarde la trouée dans les nuages, je paries que la pluie va se calmer sous peu. Christ Vert !! Il y a quelqu'un qui sait où on est ?"
"- En forêt dans le noir, et j'vous rappelle Madone qu'on a perdu notre troisième homme qui était sensé nous guider parce que z'avez beau connaître le terrain ici, m'est avis qu'en une année ça a quand même du changer".
La Dentellière se détourna de la clarté ténue de la lanterne. Fallait qu'il trouve le moment pour venir lui faire remonter quelques souvenirs en mémoire. Rictus d'une joue qui se creuse à la pensée que ce Seigneur là qui n'a rien à voir avec son père n'est peut-être pas si loin que ça. Brûlure d'une clef qui n'a toujours pas bougé d'une once du creux de sa gorge. Mieux vaut qu'elle ne se trouve pas en sa présence, nul doute que ça l'obligerait à fournir quelques explications sur sa disparition d'autant plus qu'elle était sensée le rejoindre. Et d'explications la Kallipari en est avare. C'est sa propre tombe qu'elle n'aurait pas manqué de creuser si les hommes de son père ne lui avait pas mis à bon escient pour une fois, la main dessus, l'embarquant à demi mourrante sur l'un des navires en direction de l'autorité paternelle bien loin des côtes de cette contrée.
Elle laissa à nouveau le noir imprégner ses prunelles de ce gris si particulier qu'elle possède, en contemplant en aveugle les ténèbres et la pluie. Les gouttes de grésil trouvèrent à son poignet l'interstice entre manche et mitaine et insinuèrent des filets glacés entre le couvre-nuque de sa salade et le col de son gilet. L'eau froide fit courir la chair de poule sur sa peau chaude et commença à la transir.
"- Par ici !!"
Tendant une main, elle attrappa Rickard par le bras et Angeli par sa main gantée. Trébuchant et pataugeant à travers la boue et l'épais humus sous ses pas, elle se cogna aux branches, fit choir l'eau des ramures, se refusant à quitter des yeux les silhouettes à peine visibles devant elle : de fines branches de coudriers se balançant contre le ciel nocturne dégagé à l'extérieur de la forêt.
" - Peut-être de ce..Oufff !!! "
Sa main engourdie lâcha le bras de Rickard. Les doigts robustes de l'italien serrèrent fermement ; elle se laissa tomber un genou en terre et resta pendue à son bras, momentanément incapable de ramener les pieds en dessous d'elle. Les semelles de ses bottes dérapèrent dans la boue, sa jambe s'effaça sous elle et elle s'assit lourdement et sans précautions dans un monticule de feuilles trempées, de branchettes pointues et de boue.
"- Damnú air! "
Charlyelle tira pour ramener son baudrier sur le devant, tatonnant à l'aveuglette le long de la poignée du fourreau, coincé sous la jambe, à la recherche d'une cassure dans le bois mince.
- Fermez vos gueules bordel !! Eteignez moi cette lanterne ! Vous voulez rameuter une légion au grand complet qu'ils vous collent leurs haches dans le fion ? "
Et Charlyelle de répliquer, soulagée de retrouver l'homme sensé les guider jusque Dijon.
"- Comptez sur elle pour ça !"
- Patronne ?
" - Et oui ! "
Elle sourit, invisible dans la nuit noire. Saisissant des mains et des pieds au hasard, elle se trouva hissée et remise sur pied. Elle tourna son visage trempé en direction du vent qui soufflait sans rencontrer d'obstacle.
"- On est en lisière de forêt ? un coup de pot que vous nous ayez retrouvés sergent".
- C'est ça j'aurai eu du mal à vous manquer vous faisiez autant de chahut que six paires de boeufs attelés. Nous sommes un peu plus loin, au sommet de la colline. La pluie faiblit depuis une heure. Je suppose que d'ici, vous apercevrez la ville sous peu, patronne.
Et d'un mouvement dans la nuit noire, geste de bras l'homme rajoute - Quelque part par là en bas. Dijon, frontière méridionale du duché de Bourgogne. Vous y êtes à quelques pas !!
Un frisson parcourut alors la peau de l'Ecossaise, un frisson sans rapport avec la pluie. Un instant les ténèbres ne furent plus l'obscurité nocturne, l'odeur d'humus et le froid d'une forêt franque en plein air mais le noir sous une citadelle parisienne, l'écoeurant relent qui s'en échappait, et la Dentellière agenouillée auprès du corps d'un mort dans les égouts, en train d'écouter dans son crâne des voix plus sonores que la foudre, dans cette solitude qu'elle avait l'habitude de vivre. Et pendant une seconde qui suspendit le battement de son coeur, elle tourna la tête brusquement scrutant les ténèbres, avec l'appréhension de voir la même lueur céleste qui avait flamboyé ce jour là, plus d'une année auparavant maintenant, un certain jour du mois de juillet.
"- Ne sois pas idiote ma fille, si j'ai été capable de vivre plus d'une année auprès du princier paternel sans lui demander aucunes instructions tactiques, si j'ai réussi à revenir ici, à accomplir le trajet depuis les terres de Valahia sans aucuns conseils, ce n'est pas maintenant que j'en aurais besoin. Je n'en ai pas besoin."
" - La lune a du se lever à présent Madone ", déclara la voix douce d'Angeli, à ses côtés. "- Le premier quartier selon mes calculs, à condition qu'on la voie ".
" - J'ai confiance en tes mécaniques célestes " murmura la jeune druidesse alchimiste, en tâtonnant d'une main toujours engourdie pour caresser le pommeau de sa dague. Celle qui n'était que copie de l'Autre. L'Autre qu'elle n'avait toujours pas récupérée et qui était toujours entre certaines mains. Elle ignorait où.
" - Un temps de merde, les lignes ennemies ; ça pourrait être n'importe quelle campagne à laquelle j'ai participé au cours de ces dernières années. Traite là comme ça, oublie tout le reste ".
" - Là ".
Elle tendit le bras à l'aveuglette, enfin, les yeux rivés sur le ciel, et toucha une épaule.
" - Une étoile. Les nuages se lèvent. "
- On se trouve sur le promontoire au-dessus du Suzon, à l'Ouest de la route d'Auxonne. On ne se découpe pas contre le ciel, la forêt est dans notre dos. Personne ne pourrrait nous apercevoir ici en haut sans être pratiquement sur nous.
La pluie cessa subitement en l'espace d'une minute. Les arbres autour d'elle produisait un bruit constant de gouttes, mais le vent tomba. Charlyelle leva les yeux pour voir la traînée effilochée d'un nuage noir dans un ciel gris, le couvert nuageux filant vers l'est, dans les hauteurs.
"- A quoi ça ressemble ici en ce moment ? "
Alors que l'humidité la mord jusqu'à la moelle, elle découvre que sa chair se souvient de Dijon aux champs labourés dorés et aux ceps surchargés ; Dijon au ciel bleu et au soleil éclatant, visible au-dessus de ses remparts blancs et de ses toits d'ardoise bleue.
Le camp d'une Compagnie dans les prairies et le bouquet riche et sucré du persil sauvage.
Dijon aux solides remparts ; opulente ville de la Bourgogne du Sud, regorgeant de marchands assez fortunés pour en faire parade et fournir sans cesse de l'ouvrage aux architectes, maçons, peintres et autres brodeurs.
Loin, à l'autre bout de l'espace s'ouvrant devant elle, une perle grise de nuée se détacha à l'est pour devenir un demi cercle d'argent d'un éclat éblouissant.
"- Cette rivière a monté "
Elle se souvenait être passée par ces lieux lors d'une escapade hydrique qui remontait maintenant. Un coup d'oeil aux étoiles lui apprit que les laudes n'étaient pas passées depuis longtemps. Deux ou trois kilomètres de territoires sombres les séparaient encore de la ville.
- D'ici Dijon se trouve de l'autre côté de la route et de la rivière. On fait face au rempart ouest, mais on ne le voit pas. Faut pas attendre des conneries chevaleresques de la part des coutiliers. Pour se faufiler, on se débrouille mieux que ces foutus chevaliers avec leurs casseroles en fer-blanc. Vous les connaissez vous les chevaliers patronne : plutôt crever que de mettre pied à terre !
"- Oh tout à fait " ...Pince sans rire la Kallipari qui se garde bien de dévoiler à l'homme qu'elle serait tout à fait du genre à crever sans mettre un pied à terre. " - C'est peut être pour ça que votre tribu vous a amené à bon port et qu'il a laissé derrière les gars en armure lourde..."
- Bien sur patronne, la moitié de mes gars sont braconniers.
"- Et l'autre moitié voleurs " commente t'elle avec nettement plus de précision que de tact. Faut dire qu'elle ne fut pas Dentellière Hydrique pour rien la sauvageonne princesse en devenir.
Une faible lumière jaune, semblable à la lueur d'une chandelle, brilla dans les airs. Une légère chaleur effleura les pommettes balafrées par les feuilles , de l'Ecossaise.
"- Miséricorde. Une lumière dans les ténèbres".
Elle resta debout en contemplation alors qu'elle voyait le soleil s'élever dans le ciel.
Le terme de plusieurs mois de ténèbres...
Damnú air : merde
les laudes : trois heure du matin
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