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[RP] Dans le blanc des yeux.

Bloodwen
La soirée s’écoulait lentement, tandis que, recroquevillée près du feu comme à mon habitude, j’observais par-dessous ma capuche les personnes présentes. Je n’étais pas rassurée en compagnie nombreuse, et mon protecteur n’était pas là. Aussi restais-je parfaitement immobile, espérant me faire oublier tout en profitant de la douce chaleur du feu. A force de fréquenter ce genre de lieu, j’avais appris à me fondre dans le décor et parfois même à faire oublier totalement ma présence qui souvent cependant ne m’aidait pas à passer inaperçue.

Dans la rue, j’étais invisible, personne ne me remarquait, je n’étais qu’une capuche parmi d’autres, un miséreux de plus que l’on piétine sans même le remarquer, ce qui m’allait très bien. Je n’osais imaginer ce qu’il adviendrait de moi si l’on découvrait ce que je cachais sous la toile qui ne me quittait que rarement en public. En taverne, j’étais certes plus visible, mais paradoxalement la plupart des gens ne prêtaient pas attention à moi plus de quelques secondes. Le temps d’atteindre la cheminée et de m’y installer, et je me fondais dans la pierre.

Mais ce jour-là, comme cela arrivait parfois, un homme m’avait remarquée, et ne m’oubliait pas dans mon coin. Grelottant contre l’âtre, j’observais les personnes présentes, mes traits de démons bien à l’abri sous ma capuche. La taverne se vidait progressivement, et bientôt je me retrouvais seule avec l’homme qui m’avait déjà plus tôt dans la journée interpellée, et s’était approché, sans hostilité comme je l’avais inconsciemment noté.

Je ne détachais plus mon regard de lui, cherchant à savoir s’il représentait une menace pour moi. Ma rencontre traumatisante avec le vieux soldat qui m’avait torturée pendant des heures m’avait échaudée, et je me méfiais de tous à présent. Tord n’était pas là pour me protéger, et mes yeux glissaient vers la porte. D’un autre côté, j’avais trop besoin de chaleur, et je n’avais pas envie de retrouver le froid hivernal. Je restais donc immobile, détaillant l’homme dont l’allure n’’évoquait pas de danger immédiat à mes yeux, puisqu’il n’était particulièrement grand ni massif. Il semblait calme et sa voix avait quelque chose de rassurant. Mais j’avais déjà connu un homme comme cela, je ne m’étais pas méfiée, et j’avais eu tort.

Le soir était tombé, et la lumière dispensée par les fenêtres à meneaux avait disparu, laissant la vaste pièce dans une pénombre qu’éclairait le feu de cheminée et par endroits les bougies et les divers luminaires répandus sur les meubles. Mes yeux peinaient à distinguer clairement et rendaient toute forme mouvante difficile à capter. A ce compte-là, tout devenait effrayant pour moi, et figée à mon poste d’observation, le ventre gargouillant, bien emmitouflée dans ma cape trop fine pour le rude hiver du nord, j’attendais de voir ce qui allait se passer.

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Jocelyn_du_beton
En entrant ce soir-là dans la taverne d’Azincourt qu’il fréquentait régulièrement, Jocelyn fut tout d’abord surpris par ce tas de linge qui semblait négligemment jeté près de la cheminée, mais son attention fut rapidement sollicitée par l’assemblée présente, composée du bourgmestre et de quelques villageois de différents statuts. Après plusieurs mois de marasme, l’ambiance dans le village renaissait gentiment de ses cendres, et les conversations ce soir-là roulèrent bon train sur les sujets locaux, entre la réception qui se donnait au château de Hesdin, le tournoi de tir à l’arc qui s’apprêtait, ou l’expédition chargée d’approvisionner en bois la bourgade.

Cependant, en se levant pour commander une tournée, Jocelyn s’approcha de cet amoncellement de tissu, et perçut, outre la crasse et les déchirures qui le parsemaient, un léger mouvement dans ses plis. Intrigué, il se pencha sur l’étoffe souillée. Au brusque mouvement de recul qui s’en imprima, il comprit son erreur : il s’agissait, en fait de linge sale, d’une capuche rapiécée – et bien trop fine pour protéger des rigueurs de la saison – sous laquelle quelqu’un, de stature plutôt frêle, se dissimulait, tout en s’effrayant visiblement de la proximité d’un tiers. Ne désirant pas effaroucher cette personne, qui vu son menu gabarit devait se trouver bien jeune, et sans doute de sexe féminin, Jocelyn se contenta de lui sourire, mais les traits de ce visage, obstinément enfouis sous la toile grossière, lui demeurèrent cachés. Sans doute avait-elle peur, mais qui ou quoi lui inspirait cette crainte ? En cette échoppe, personne ne lui témoignait la moindre hostilité, ni même la moindre marque d’intérêt. Était-elle poursuivie par le guet ? Il renonça donc pour l’heure à briser la glace et continua son chemin vers le bar. Il en revint les bras chargés de chopes et au passage en déposa une à portée de main de ce mystérieux individu, afin de l’inviter à se détendre. Quand il eut servi ses compatriotes, il hasarda un coup d’œil vers la cheminée, et s’aperçut que de sous ses haillons, loin de rejoindre la joyeuse tablée, cette entité avait sans mot dire vidé la pinte d’un seul trait : quelle que fût sa timidité, elle le cédait à sa soif !

La soirée s’était poursuivie, Jocelyn s’était mêlé aux discussions, mais malgré tous ses efforts, il ne put détacher sa pensée de cette personne silencieuse, recroquevillée sous ses hardes près de la cheminée, qui n’approchait personne ni ne se laissait approcher, et pourtant semblait appeler à l’aide. Était-ce un nouveau-venu, un vagabond, un mendiant, un enfant perdu ? Espérait-il une assistance sans oser la quémander ? Jetant presque malgré lui des coups d’œil récurrents vers l’âtre, il s’assurait que la forme, toujours ondulante, n’avait pas changé de place.

Puis les clients s’en étaient allés un par un, en se saluant gaillardement, aucun ne paraissant avoir seulement remarqué cette étrange présence. Jocelyn s’était attardé sans en faire allusion, réalisant qu’il désirait se retrouver seul avec elle afin d’en apprendre davantage. Peut-être trouverait-il l’occasion de porter secours à une âme en détresse ? Aussi, le dernier convive parti, fixa-t-il son regard sur cette capuche. Celle-ci parut s’en apercevoir, et se braqua comme un animal traqué. Elle se tourna vers l’entrée, paraissant hésiter à s’enfuir, puis, se ravisant, le détailla à son tour. Dans la relative pénombre, Jocelyn ne put que vaguement distinguer la fine et pâle esquisse d’un visage, où scintillait une singulière lueur rougeâtre qu’il reconnut comme celui des prunelles.

A pas mesurés, se gardant de tout geste brusque qui eût pu la faire détaler, Jocelyn s’avança encore vers cette physionomie qui à son approche se replia davantage sur elle-même, comme pour parer un coup, et s’adressant à elle de sa voix la plus chaleureuse, de son ton le plus rassurant, il lui prononça, en détachant bien les syllabes :


- Bonsoir et bienvenue à Azincourt. Je m’appelle Jocelyn. Je peux faire quelque chose pour vous ?
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Bloodwen
Les gestes fluides de l’homme s’approchant de moi ne m’empêchèrent pas de me contracter nerveusement. Pourtant, rien de fâcheux ne se produisit. J’étais demeurée immobile, et cependant prête à me jeter au sol pour ramper jusqu’à sortie si cela était nécessaire. Ma position basse n’obligeait à lever la tête et d’exposer mes traits, aussi je décidais de me lever pour faire face à mon interlocuteur.

Péniblement donc, je me dépliais et me mettais sur mes pieds, chancelante. Je n’avais rien avalé depuis la veille, et mon repas avait été bien frugal, constitué de restes et miettes grappillés ici et là, dans les arrières cours des tavernes de la ville précédente. S’en était suivit une longue marche dans la plaine jusqu’au bourg suivant, dans le froid et le vent.
La journée avait été longue et la nuit courte, entrecoupée des terreurs nocturnes qui m’étaient habituelles. Si grâce à la présence de Tord à mes côtés, l’Homme Rouge de mes cauchemars me laissait en paix, chaque craquement, chaque bruissement, m’éveillait, le cœur battant, le regard braqué dans l’obscurité, m’attendant à entendre la voix et le pas caractéristique de mon ivrogne de père.

Mes yeux cernés, teintés de bleu, se levaient sur mon interlocuteur. Je tenais étrangement bien l’alcool d’habitude, mais, le ventre vide et bu si rapidement tant j’étais assoiffé, il m’étourdissait un peu. Immobile depuis trop longtemps, mes muscles engourdis me soutenaient à peine, et je dû tendre une main pâle et maigre au linteau pour me soutenir. Muette un moment, je fini par passer la langue sur mes lèvres gercées, et lâcher d’une voix sans timbre et hésitante :


Bloodwen… j’ai faim.

A la vérité, j’étais si affamée, que je me sentais l’audace de réclamer de quoi me sustenter. Je saurais me contenter de peu, un quignon, un épi de maïs oublié dans l’âtre, mais j’étais honteuse de ce geste. D’habitude, je faisais les poubelles, ou attendais que quelqu’un me propose de la nourriture, que je ne refusais pas, au pire, je jeunais, en espérant un jour meilleurs. Mais aujourd’hui, je ne me sentais pas ce courage. J’étais épuisée après des semaines de marche vers un nord toujours plus froid, et je voulais me reposer.

La voix de Jocelyn, j’avais répété son nom à voix basse pour le retenir, était agréable, et j’avais envie de lui faire confiance. Pour autant, je ne me départi pas de ma capuche. Je craignais toujours les réactions que ma tare engendrait. Si parfois des âmes charitables étaient prêtes à porter assistance à une mendiante, ils se révélaient moins enclin à entretenir commerce avec une créature du sans-nom. Les principes aristotéliciens ne s’appliquent pas aux monstres de mon espèce.

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Jocelyn_du_beton
Après qu’il l’eut aimablement interpellée, Jocelyn vit par gestes saccadés la gracile silhouette se redresser sur ses pieds. Elle lui faisait face à présent, et continuait à l’épier peureusement, de ses yeux qui demeuraient cachés par la capuche dont elle ne se défaisait pas.

Quelques lourds instants passèrent. Le feu crépitait dans le silence. L’inconnue vacillait sur ses jambes, et, sans le quitter du regard, sortit de sous ses hardes une main blafarde, émaciée, avec laquelle elle s’appuya sur les moellons de la cheminée. Sur la défensive, prête à s’esquiver fût-ce en boitillant, elle semblait jauger son nouvel interlocuteur, supputer dans quelle mesure ce client vêtu comme un bourgeois, qui s’était adressé à elle sans aucun prétexte, représentait un danger.

Jocelyn se contenta de lui sourire avec franchise. Non, elle n’avait rien à craindre, non, il n’allait pas la rudoyer, ni la mettre à la porte, ni la dénoncer au guet, ni même la soumettre à un interrogatoire en règle. Simplement, du fond du cœur, par charité aristotélicienne et sans rien attendre en retour, il lui proposait son aide.

Sans doute cette attitude amadoua-t-elle la fugitive puisque, rompant son mutisme, elle articula, avec un visible effort, hachant les mots et d’une voix à peine audible, comme se délivrant d’un aveu qui lui eût pesé, son nom, suivi d’une supplique ou plutôt d’une supplication : « Bloodwen… j’ai faim ».

Ainsi donc, cette âme égarée s’appelait Bloodwen, et, attestant sa détresse, réclamait de la nourriture. Cette prière prédisposa favorablement Jocelyn envers cette pauvre créature : elle ne lui quémandait que le nécessaire pour survivre, et ne cherchait pas, comme tant d’autres, à lui soutirer des écus en l’apitoyant. Aussi s’empressa-t-il de lui répondre, sur un timbre encore et toujours affable et rassérénant :


- Vous avez faim ? Voilà qui tombe au mieux : nous nous trouvons justement dans une auberge, nous n’aurons pas à marcher longtemps pour trouver de quoi nous sustenter. Une galette de froment et de seigle vous conviendrait-elle ?

Pour qui souffrait de disette, une telle question relevait évidemment de la pure rhétorique, mais Jocelyn ne tenait pas à mortifier la requérante en explicitant son aumône. Il préférait la traiter en commensale, passer un peu de temps avec elle, l’amener à se détendre, discuter, s’épancher. Un ascendant qu’il s’expliquait encore mal, qu’il ne pouvait imputer à son seul altruisme, le conjurait de ne pas trop tôt laisser repartir cette vulnérable enfant.

Aussi revint-il sans ambages à sa table, commanda le plat au serveur et, désignant la chaise qui lui faisait face, la pria d’y prendre place :


- Ne vous éternisez pas à roussir affalée comme un tas de chiffons au seuil de la cheminée, voyons ! Venez-vous asseoir afin de partager de concert cette miche qui va nous échoir, le repas n’en sera que plus convivial.

A ce mot, Jocelyn espéra qu’en acceptant son invitation, Bloodwen baisserait sa garde et tomberait littéralement le masque, en d’autres termes abaisserait sa capuche et lui laisserait enfin voir son visage.
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Bloodwen
Je marquais un léger recul alors qu’il s’adressait à moi de manière empressée. Je ne compris pas tous ses propos, mais mon esprit simple identifia tout de même les termes de « galette de froment et de seigle ». Rassurée, je le regardais un peu surprise toutefois, retourner à sa table.
Et comprenant qu’il souhaitait que je me rende à sa table, je me mis prudemment en mouvement, mesurant mes gestes. Sans doutes, d’aucun en me voyant faire, pensait que j’agissais de la sorte par méfiance. A la vérité, il fallait en accuser ma vue trouble. Les tavernes étaient pour moi des lieux pleins d’obstacles, et je devais faire attention dans mes déplacements si je ne voulais pas me heurter aux tables, aux chaises, ou trébucher sur le sol inégal.

Prudemment donc, je pris place sur la chaise qui lui faisait face. Toujours effarouchée, je le dévisageais, sentant bien qu’il attendait quelque chose de moi. Le cas c’était déjà produit, et j’avais dû retirer ma capuche pour pouvoir manger. Alors, lentement, je portais les mains au tissu pour l’abaisser sur ma nuque, dévoilant ainsi à sa vue ma longue chevelure d’un blanc pur.

Cependant, je gardais les yeux baissés, fixant la table. La vision de mes cheveux surprenait la plupart du temps, mais mes yeux… Lorsque je les levais vers mes interlocuteurs, ceux qui étaient prompt à m’accorder leur générosité se rétractaient bien souvent. Et si ce n’était pas le cas, du moins se montraient-ils méfiants, et dégoutés par leur couleur étrange, et leur mouvement latéral que je ne pouvais pas arrêter. Parfois, des individus prétendaient que j’avais de jolis yeux, et que ma figure était plaisante. Mais cela me blessait bien davantage que les insultes, car je savais bien qu’ils mentaient et se moquaient de moi. Même s’ils prétendaient le contraire. Je le voyais dans leur regard.

Ainsi, j’avais peur qu’il me chasse ou me batte avant que je n’ai eu le temps de manger quoi que ce soit. La tête basse, je jetais des coups d’œil furtifs au plat que le serveur amenait à table, puis sur la table, détournant le visage à son approche pour échapper à son regard, espérant qu’il ne s’attarde pas sur ma difformité.

Je mourrais littéralement de faim, et pourtant, je ne bougeais pas, attendant sagement d’avoir l’autorisation, si toutefois la fortune était avec moi. Mes doigts gourds martyrisaient la couture déjà fort élimée de ma tunique informe, dans un geste nerveux et timide. Car je savais que tôt ou tard, je devrais lever les yeux et affronter les siens. Mais qu’y lirais-je alors ? Peur, dégout, fascination ? Je l’ignorais.


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Jocelyn_du_beton
Assis à sa table, Jocelyn regarda venir à lui son insolite invitée du soir. Elle avançait à pas comptés, hésitante, fantomatique, avec les précautions d’une funambule au-dessus du vide, et toujours sans desserrer les lèvres. Jocelyn se taisait également, afin de ne pas déconcerter davantage cette enfant, qui semblait éprouver quelque gêne à communiquer.

Elle s’assit face à lui dans les mêmes mouvements embarrassés, comme si cette position lui était douloureuse. Souffrait-elle de quelque blessure ? Jocelyn se promit de l’interroger sur ce point. Il devinait qu’elle le fixait toujours de sous sa capuche, dont les franges dissimulaient son visage aussi sûrement qu’un voile. Demeurait-elle encore aux aguets, s’attendant à ce qu’il l’agresse ? Il la rassura en lui présentant une fois de plus un sourire amical, bienveillant, par lequel il l’incitait à se rasséréner.

Quelques instants s’écoulèrent, seconde après seconde, dans un incommode silence. Puis, comme si elle eût compris ce qu’il attendait d’elle, comme à contrecœur, comme si ce découronnement lui eût autant coûté que si elle avait eu à se mettre nue, comme avec repentir enfin, elle baissa la tête, fixa la table, et, à gestes contrits et mesurés, porta ses mains ivoirines et gercées à l’ourlet effilé de son chaperon, pour le rabattre sur ses chétives épaules avec une lenteur que sans le réaliser, elle rendait presque sensuelle.

Une auréole argentée apparut alors. Jocelyn en fut intrigué. S’était-il trompé sur l’âge de cette miséreuse ? La stature, la voix, la peau même, sans ride ni tavelure, étaient celles d’une jeune fille, presque d’une enfant. Or, elle lui présentait une chevelure de vieillard. Quel était ce phénomène ? S’agissait-il d’une personne âgée qui avait conservé un corps de fillette, ou d’une damoiselle qui avait prématurément perdu toute coloration capillaire ? Jocelyn avait eu vent de certaines maladies très rares qui empêchaient le développement physique, et par lesquelles des individus subissaient un corps juvénile pendant toute leur vie, tout comme il avait ouï certaines histoires contant que des condamnés à mort avaient vu leurs cheveux blanchir en une nuit à la veille de leur exécution. Quoi qu’il en soit, cette singularité pouvait expliquer la timidité de Bloodwen, qui craignait sans doute le jugement des autres porté sur cette altération peu commune.

Il désira aussitôt scruter le visage de la pauvre hère, afin de cerner précisément quelle période de son existence elle traversait, et laquelle des deux hypothèses s’imposait, mais elle persévérait à fuir son regard, à lorgner le plancher, ses cheveux en bataille recouvrant ses traits comme un second capuchon.

Elle se rencogna davantage, s’affaissant presque jusqu’au sol, les doigts crispés sur ses vêtements fripés, quand l’aide de cuisine vint déposer entre eux la galette toute chaude, finement découpée afin que les convives pussent la consommer avec les doigts. Apparemment, le moindre regard lui était insupportable. Toutefois, quand le garçon s’en alla, elle haussa la tête jusqu’au rebord de la table, scrutant, toujours cachée par sa blafarde crinière, le plat fumant dont elle humait le fumet avec avidité. En elle, la faim semblait le disputer à l’inquiétude : visiblement, elle n’osait saisir un morceau de galette, craignant peut-être encore une entourloupe, ou attendant une permission explicite. La charité ne devait pas être coutumière à cette pauvre âme.

Aussi, Jocelyn se décida à rompre le silence qu’il avait laissé planer entre eux. D’une voix engageante mais ferme, désireux de mettre en confiance cette fugitive terrorisée, il lui dit :


- Ne vous camouflez pas ainsi, Bloodwen. Je ne vais pas vous manger, mais nous allons manger cette galette, qu’il serait bête de laisser se refroidir. En outre, je serais heureux de distinguer votre frimousse : vous n’allez pas vous nourrir à quatre pattes comme un animal, une telle attitude n’aurait rien de civilisé. Redressez-vous franchement sur votre chaise, les épaules en arrière, écartez ces jolies mèches de neige, fixez-moi dans les yeux et souhaitons-nous bon appétit. J’aime voir la personne avec qui je partage un repas.
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Bloodwen
Le fixer dans les yeux. Il ne se rendait manifestement pas compte de l’épreuve qu’il m’infligeait. Mais j’avais si faim, et j’étais allé trop loin pour renoncer maintenant. Il avait vu une partie de ma difformité, et n’avait pas réagie. Peut-être ne me chasserait-il pas en voyant mes traits de démon. Il avait une voix rassurante, et il m’offrait un repas, aussi, je ne pouvais pas lui refuser ce qu’il me demandait. Mon pauvre cœur battait la chamade, et je jetais un bref coup d’œil vers la porte, comme pour m’assurer qu’elle était toujours là. Je pourrais toujours tenter de m’enfuir si jamais cela tournait mal.

Sans grande assurance donc, je me redressais, et rejetais les épaules en arrière, non sans quelques difficultés. Je me rendais soudain compte que je m’étais toujours tenue courbée, la tête basse. Me tenir droite ne m’étais pas naturel et me mettais extraordinairement mal à l’aise. Comme si je faisais là quelque chose qui ne m’étais pas autorisé. Après tout, je n’étais pas un être humain, je n’avais pas à adopter leur posture. Pourtant, je ne m’arrêtais pas, et, une fois le dos bien droit, je retirais une à une les mèches qui me tombaient sur les yeux, et levait un regard timide vers mon vis-à-vis. Bien que je me concentrais de toute mes forces pour river mes yeux aux siens, je ne parvenais pas à fixer mes iris sanglants. Ils ne cessaient de glisser sur le côté, comme ils le faisaient toujours. Je le savais, je le sentais, et cela m’occasionnais une fatigue et une douleur légère mais permanente entre les deux yeux. Je n’y prêtais que rarement attention à vrai dire, seulement quand une trop forte lumière me frappait la rétine. La neige et sa réverbération avait été une grande épreuve pour moi qui les avait découvertes pour la première fois quelques jours plus tôt, en compagnie de Tord.

Ma vue était trouble, et je ne distinguais que très mal ce qui n’était pas à ma proximité immédiate. La table à elle seule mettait une distance suffisante pour que je ne puisse pas bien identifier l’expression de Jocelyn. Je pouvais me fier à mon instinct, et je ne pouvais pas me vanter d’en avoir un particulièrement aiguisé. Ne me restait plus que le constat, de la réaction physique et verbale de celui qui m’observait pour déterminer l’effet que ma tare produisait sur lui. S’il se levait brusquement, je détalerais au mieux. S’il ne bougeait pas, alors cela voudrais dire que je disposais d’un sursis dont je comptais profiter pour me nourrir.

Je marmonnais donc un «
bon appétit » avant de baisser à nouveau le regard au bois de la table, et saisissais une part de galette que je me mis à grignoter, en jetant des coups d’œil furtifs à l’homme, pour m’assurer qu’il ne faisait pas un geste menaçant envers moi. Au début, dans ma panique, je mangeais rapidement, avalant sans avoir vraiment mâché, donnant de petits coups de dent dans le pain chaud et tendre. Puis, au fils des secondes, constatant que rien de dangereux ne se produisait, je ralentis pour revenir à une allure beaucoup plus lente et raisonnable, prenant soin de bien mâcher avant d’avaler, pour faire durer la sensation de satiété quand nous aurions terminés. Sans m’en rendre compte, j’avais relâché ma position droite, et mes épaules reprenaient leur affaissement habituel. Mais de temps en temps, je m’en rendais compte, et je corrigeais mon écart, non pas pour moi-même, mais pour m’assurer que mon convive ne s’en offusque pas. Contrarier celui qui me nourrissait généreusement serait une très mauvaise idée, et je ne voulais surtout pas que cela se produise.

Ayant fini ma part, je portais mon regard sur le plat, attendant sagement, les mains sur les genoux, qu’il me donne une nouvelle épreuve que je devrais accomplir pour pouvoir me resservir. J’étais persuadée que le monde tournait ainsi. Lorsque que mon père considérait que je n’avais pas assez travaillé, il ne me donnait pas ses restes. Lorsque j’avais assez prié et fait entrer la lumière du Très-Haut en moi, le moine me donnait des bâtonnets de viande. Lorsqu’enfin mort de faim nous avions atteint une ville, Tord et moi, j’avais du voler une miche de pain pour pouvoir la manger. Chaque repas, chaque bouchée, devait se mériter. Je me demandais ce que Jocelyn me demanderais cette fois. Sans doute me poser des questions. Cela arrivait souvent. Parfois, cela ne me dérangeais pas de répondre, parfois, cela me mettais très mal à l’aise. Mais je le faisais toujours. C’était le prix à payer pour pouvoir survivre.

Je levais donc à nouveau le regard vers lui, brièvement, pour l’interroger silencieusement.

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Jocelyn_du_beton
Répondant à son injonction pourtant prononcée d’une voix aimable, sans cesser de se retourner vers la porte comme pour s’assurer d’une échappatoire, lentement, par petits mouvements saccadés et contraints, comme à contrecœur, Bloodwen se redressa lentement, visiblement incommodée par cette posture qu’il lui faisait prendre. Puis, la mine défaite et comme malgré elle, elle écarta une à une les mèches incolores qui lui masquaient encore les yeux, qu’elle fixa peureusement sur les siens.

C’est alors qu’apparut ce qu’elle cherchait à dissimuler.

Jocelyn comprit enfin son secret.

Deux yeux rouge sang, tels qu’on en voyait aux démons sur les vitraux des églises, dardaient vers lui deux pupilles oscillantes.

Effaré, Jocelyn se laissa d’abord gagner par une peur instinctive et esquissa un mouvement de recul, hésitant à fuir, à appeler à l’aide. Puis il se domina. Cette malingre créature lui avait-elle manifesté le moindre sentiment d’hostilité ? S’apprêtait-elle à lui sauter à la gorge ? Point du tout, elle ne représentait aucun danger physique pour lui, il eût été pusillanime de la craindre. S’agissait-il d’un succube surgi des enfers pour pervertir le genre humain ? Recourant à la raison qui l’avait accompagné durant ses études, Jocelyn se dit que, dans un tel cas, elle eût adopté au contraire une apparence séduisante afin de l’attirer dans ses filets, et non cette altération si choquante qui lui valait assurément coups et insultes.

Jocelyn cerna alors un peu mieux la réticence de son invitée à se montrer au grand jour : subissant cette anomalie qui la retranchait de la société humaine, sans personne pour la protéger, elle éprouvait sans doute l’opprobre des foules, se voyait rejetée de toute demeure, traitée comme un monstre, accueillie partout par des cris d’horreur et des jets de pierre. Exclue du genre humain par une infirmité dont elle ne semblait en rien responsable, et qu’elle cachait pourtant du mieux qu’elle pouvait, elle ne recueillait que vergogne et méchanceté, sans même que l’idée du Mal ne l’eût seulement effleurée.

Il comprit pourquoi elle avait autant hésité à le rejoindre, pourquoi elle semblait si effrayée, pourquoi elle parlait par monosyllabes, pourquoi elle dissimulait son visage avec autant d’anxiété, et aussi pourquoi elle avait si faim. Et comprenant tout cela, ce ne fut plus un geste de retraite que Jocelyn réprima, mais un sanglot attendri. Comme cette pauvre enfant devait avoir souffert.

Profitant de ce qu’il demeurait plongé dans son abîme de réflexion, Bloodwen, se fendant d’un « Bon appétit » à peine perceptible, avait subrepticement entamé la galette. Morceau après morceau, elle la porta hâtivement en bouche, comme si elle s’alarmait qu’il ne changeât d’avis et refusât de la nourrir. Mais constatant qu’il ne semblait céder ni à la colère, ni à la panique, elle parut se détendre et manger plus lentement, prenant la peine de mastiquer ses bouchées. Son corps se voûtait parfois comme si la position assise lui était difficile à maintenir, mais alors, rencontrant le regard de son bienfaiteur, qui lui avait suggéré de se tenir bien droite, et comme fouaillée par celui-ci, elle redressait brusquement le buste, contrite, prise en faute et redoutant un châtiment.

Ayant terminé sa part, elle releva son regard vers Jocelyn, avec l’attitude d’un chien battu attendant les ordres. Bouleversé, Jocelyn prit la mesure de toute la souffrance accumulée qu’exprimait cette posture. Il essuya rapidement d’un revers de manche quelques larmes qui perlaient, et ne désirant pas pour l’heure tourmenter davantage cette petite bannie par des questions inopportunes, il se contenta de pousser sa propre part de galette vers son côté à elle et de lui articuler, tâchant de masquer son émotion en se composant la voix la plus naturelle possible :


- Allez-y, si vous avez encore faim, pour ma part je… je n’en ai pas très envie, finalement.

Et, pour qu’elle n’aille point penser qu’il lui faisait l’aumône, il ajouta :

- Je me garde une place pour la suite. Aimez-vous le lapin sauce liégeoise ?

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