Cela faisait maintenant des jours qu'ils avaient vu disparaitre les côtes, certains avec nostalgie, d'autre avec enthousiasme, mais au moment où la dernière ligne s'estompa à l'horizon, un silence pesant s'était abattu de longues minutes sur le navire.
Pied posé sur le bastingage et la main agrippé à un hauban il avait regardé s'éloigner la terre. Les embruns fouettaient son visage et le soleil déjà haut brûlait sa peau lorsqu'il abandonna son poste d'observation pour se concentrer sur le ballet des matelots en équilibre sur les écoutes.
Agiles comme des singes ils grimpaient par les haubans jusquen haut des mats et réglaient les voiles pour les empêcher de claquer. Et tandis que l'étrave fendait la houle, le Samar Kand vibrait de toutes ses membrures de la poupe jusqu'à la proue.
Durant les premiers jours, beaucoup de soldats souffrirent du mal de mer. Le pont devait être lavé plusieurs fois par jour pour éviter tout risque de contamination. Mais peu à peu les troubles cessèrent et la vie à bord s'organisa.
Dacien passait le plus clair de ses journées enfermé dans sa cabine, n'en sortant que pour participer aux manuvres qu'il finit par maitriser comme un vieux loup de mer. Il n'était pas rare de le voir nus pieds, vêtu d'un large pantalon court et d'une vareuse, à sauter dans les gréements jusquà à la gabie où il restait de longues heures, les yeux perdus à lhorizon. Sa peau avait pris la couleur brune des marins et ses cheveux semblaient raidis par le sel.
La nuit, il s'installait sur le pont arrière et, couché à même le sol, il suivait la course des étoiles, s'endormant la tête dans l'immensité d'un ciel qui lui parlait d'elle. Si le mal était incurable, il avait appris à vivre avec. Il voyageait vers un pays où lhiver succédait à lété sans transition bien loin de saison quil avait longtemps cru possible.
Seul Coligny savait de quoi il peuplait sa solitude, en témoignait lil noir quil posait alors sur lui et la réprobation quil manifestait dune crispation des mâchoires. Lhomme de confiance multipliait alors les stratagèmes pour lentrainer dans les bras de ribaudes au cur tendre qui le laissaient au bord de lécurement. Non pas quil jugea ces femmes de petites vertus mais ne pouvant lextraire de ses pensées, Dacien avait alors le sentiment de salir son image et laissait Coligny profiter seul de leurs largesses.
Lamertume aurait pu le gagner mais il sétait seulement enfermé davantage encore dans une solitude devenue familière et si sa propension naturelle à la joie de vivre le poussait encore à rire haut et fort, ses yeux, eux, ne riaient plus.
Larmada allait bon train et les échanges avec Dina se révélèrent prometteurs pour la suite. Ils avaient la même vision des choses et Dacien appréciait son analyse fine.
Il profita aussi de la durée du voyage pour sentretenir souvent avec Djalal.ad.Din qui lui apprenait les rudiments de sa langue, et sil nen maitrisait pas encore les finesses, il était maintenant capable de comprendre et de soutenir les échanges. Il mesura ainsi tout ce qui les séparait de ce peuple chargé de 5000 ans dHistoire quils avaient conquis.
Parviendraient-ils un jour à se comprendre
Mektoub
Le destin était entre les mains de Dieu.
Quelques rares alertes avaient émaillé leur voyage mais la simple vision de limposante armada avait suffi à détourner les convoitises des quelques pirates dont ils avaient pu apercevoir les voiles. Le temps sétait aussi montré clément et ils navaient eu à déplorer la perte daucun navire.
Lorsquenfin, après des semaines de traversée le cri tant attendu se fit entendre de la gabie
Teeerrreeeeeee Dacien sortit de sa cabine après avoir revêtu un large pantalon bouffant resserré aux chevilles et une chemise de lin qui découvrait sa poitrine. Ainsi vêtu, avec ses cheveux noués en catogan et sa peau burinée, il aurait presque pu passer pour un seigneur du coin, fusse la couleur de ses yeux donc le vert trahissait son appartenance.
Laccostage prit encore de longues heures, car il fallut sassurer que des navires en calaison auraient un tirant deau suffisant pour amarrer au port. Enfin les échelles de coupées et les passerelles furent lancées et le débarquement put enfin commencer.
Coligny avait donné les ordres reçus afin que les mercenaires sécurisent le déchargement des marchandises.
Dacien supervisait la manuvre depuis le pont. La chaleur était étouffante et il se félicitait d'avoir quitté sa cotte pour adopter une tenue plus adaptée au climat. Jamais encore, même au plus fort de l'été, il n'avait eu à supporter pareilles températures.
Le débarquement dura toute la journée et ce n'est que le lendemain que la longue colonne se mit en route.
Dacien avait passé sa dernière nuit à bord du Samar kand en compagnie de quelques hommes d'escorte et des marins de quart. A sa demande, Coligny avait prévu des patrouilles toute la nuit pour sécuriser les quais. Il rédigea une lettre pour sa mère et dépêcha aussitôt un messager pour lui annoncer leur arrivée imminente.
Par intermittence le vent lui apportait les rumeurs du port et il se réjouissait de pouvoir profiter du calme relatif qui régnait à bord de la caraque. Une fois encore il s'endormit un prénom sur les lèvres.
Au petit matin un magnifique étalon arabe à la robe noire l'attendait, présent de Djalal.ad.Din qui le remerciait ainsi avec ce que son pays avait de plus remarquable. C'était un splendide animal fin et nerveux mais dont la puissance transparaissait jusque dans les veines qui se devinaient sous la peau. Dacien passa la main sur le chanfrein du cheval et flatta son encolure avant de sauter en selle sans autre forme de procès. Il le sentit longuement frémir entre ses cuisses. Il aurait l'occasion de remercier le généreux donateur puisque Djalal.ad.Din avait décidé de les suivre à Samar Kand.
Un vent de Nord-Ouest soufflait de la terre asséchant l'air. Une fois encore il caressa l'animal, murmurant :
Shamal, le baptisant ainsi du nom du vent du désert.
Il se porta en tête de convoi, et lança l'ordre de se mettre en route. Dina et Coligny chevauchaient près de lui.