Eliance
- « Vous me rappelez un conte que l'on me racontait lorsque j'étais enfant, en russie. Je vous le raconterai peut-être un jour.
- Et pourquoi vous m'le raconteriez pas maint'nant, ce conte ?
- Les contes se racontent au coin du feu, en mangeant du gâteau aux pommes, et en se demandant si la Baba Yaga viendra vous enlever
pour vous faire cuire dans son four. »
La robe turquoise frôle les pavés, ramasse poussière, terre, boue, eau croupie. Mais qu'importe à Eliance. Elle est pressée. Les pans de sa cape sombre volent sous l'allure soutenue, s'accrochant parfois entre deux passants. Mais rien n'arrête sa course. La cape peut se déchirer, la robe se salir à outrance, elle ira jusqu'au bout. Entre ses doigts, elle tient un coin de papier recouvert d'une écriture étrange. Quelques lettres sont incompréhensibles, mais l'adresse indiquée se fait deviner. Là est l'essentiel. C'est là qu'elle se rend, alors que l'après-midi s'achève, alors que les rues sont bondées de gens qui se pressent comme elle, pour rentrer chez eux, retrouver les poivrots du troquet du coin, acquérir les derniers navets du marchand...
Elle n'a pas vraiment réfléchi. Ni à leur rencontre, ni à ce qu'elle s'apprête à faire. Sa venue au journal était un coup du destin. Il n'y a rien à cogiter. Rien à déduire. La Ménudière s'est pourtant remémorée les paroles échangées, encore et encore. De jour, comme dans ses rêves. Diego est resté en Savoie, avec les jumeaux. Eliance, elle, dort seule ici, dans une chambre attenante au journal. Pas grand monde à qui parler. À qui se confier. Atro n'est pas là. Sa sur de cur n'est pas là. Ces abandons de quelques jours sont toujours douloureux pour les deux inséparables. Mais Eliance pense à elle. Il le faut. Alors en attendant, elle ne réfléchit pas. Elle marche. Elle se laisse porter par un instinct qu'elle n'a pourtant pas bonne réputation. C'est pas faute de lui rabâcher.
La porte est là. Une lourde porte de bois. Elle s'est arrêtée et la regarde un instant. La course et sans doute le froid ont rosi ses joues et ses lèvres. Le souffle lui manque encore un peu. De son capuchon dépassent seulement des volutes de brume saccadées, un bout de nez et une mèche ambrée. Malgré l'air hivernal, ses mains sont moites, même celle qui tient encore le papier, ne se décidant pas à le lâcher. L'autre se ferme et vient cogner contre l'huis. Les coups résonnent. Eliance attend. Légère. Frigorifiée.
_________________