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[RP] Merci ne s’écrit pas.

Aimbaud
Les respirations s'espaçaient à mesure que leur fatigue s'atténuait. Les étourneaux pouvaient désormais aligner deux notes entre leurs souffles saccadés. Le calme et la fraîcheur du sous-bois laissait oublier la cavalcade terrible qui venaient de se produire. De cette tempête, ne subsistait que des coups de marteaux appauvris sous le poitrail d'Aimbaud, qui faisaient encore vibrer sa peau et apparaître des battements sur les veines courant jusqu'à ses poignets. Quelques raideurs dans les jambes aussi. Détail...

Respirant profondément, le marquis s'était redressé et gardait le regard planté dans celui de la fille de peu. Le fait de se trouver soudain si seul avec elle, au beau milieu d'un bocage, loin de ces murs qui le rappelaient à ses devoirs et son quotidien, et de la voir surtout si bestiale, campée dans ce pauvre habit qui lui tombait dessus comme une couverture jetée tant-bien-que-mal sur un corps immoral — et ébouriffée, et mouchetée de petites gouttes d'eau, et hors-d'haleine, comme la toute première femme des tous premiers temps, inapprivoisée, surgie d'une contrée vierge, bien plus loin que la Valachie, peuplée de guerrières à la poitrine nue — tous ces faits réunis confusément dans l'esprit de notre marquis, fébrile d'avoir couru comme un dingue, et exalté par la victoire, lui provoquait une flambe d'appétence et de pensées de bas instinct... Ici, là, maintenant.

Il en restait pantois, affolé par ses propres emportements, les yeux attachés à ceux de la jeune-femme comme à l'aiguille d'une boussole qui lui indiquerait la tendance à suivre. Mais que pouvait-il bien attendre de cette bouille impudiquement braquée sur lui, aux joues brûlées par le soleil, aux lèvres charnues, au regard si puissant qu'il semblait à la fois veiller sur lui, et le dépouiller tout entier ? Rien de bien aristotélicien, sans doute.

Il ne savait trop quoi exiger d'elle. Si la colère et les fantasmes lui soufflaient souvent des pulsions tyranniques, l'idée de contraindre une femme, vraiment, le rebutait. Il restait confus, ne sachant comment prononcer ses voeux, au génie ravissant qui proposait de les lui accorder.


Alors...

Sa main s'ouvrit tandis qu'il avançait vers elle, mais recula presque aussitôt pour se caler dans les bras hésitants qu'il croisait contre lui, puis proposa à nouveau un rapprochement en tâtonnant une branchette à la surface de l'arbre sous lequel elle avait élu domicile. Il faisait diversion sans bien s'en rendre compte, penché près d'elle pour lui avouer ses désirs :

Demeurez sur mes terres le temps... Le temps que j'apprenne tout de vous, faites m'en le récit. Partagez mes heures. Ne vous fâchez point. Acceptez mes présents, me dites... les choses qui vous ravissent ! Me dites votre pensée, me laissez vous combler ! Si vous le voulez. Restez avec moi.
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Axelle
Depuis gamine, après la course, rien jamais ne lui avait semblé plus agréable que de s’allonger à l’ombre d’un arbre aux ramures épaisses, un vent léger séchant ses joues de cajoleries et laissant aller sa poitrine époumonée à se calmer tranquillement. Elle aurait alors juré sur tous les tons, sur tous les Saints et tous les Dieux de toutes contrées, qu’il n’existait pas grand-chose de plus agréable. Elle aurait même pu inventer des divinités de lointains pays nordiques, aux noms imprononçables, ou ceux d’orient, entrainant dans leur sillage écrasé de chaleur, les mystères occultes de quelques cérémonies d’exorcismes païens. Oui, sans aucun doute l’aurait-elle juré. Avant. Avant qu’un souffle aussi chahuté que ne l’était le sien ne chamboule une fois de plus toutes ses certitudes, tel un chien dans un jeu de quilles qu’elle s’appliquait pourtant à ordonner. Elle avait beau faire tous les efforts possibles et imaginables, de nom, il n’y en avait qu’un, dansant une gigue endiablée dans sa caboche quand il la couvrait d’une ombre plus épaisse encore que tous les feuillus de la forêt de Rambouillet réunis.

Ombre lourde penchée sur elle, trop suave pour ne pas être douloureuse, élançant son ventre de bouffées irrémédiablement dangereuses. Déjà acculée, elle enfonçait encore son dos dans le tronc rugueux de l’arbre pour échapper à ce cou pâle sur lequel ses lèvres brulaient de reprendre une course toute autre. Ses ongles griffaient l’écorce, piètre dérivatif pour ne pas arracher cette chemise qui pendouillait éhontément sur le buste moite. Elle avait été en colère pourtant, férocement, au point même de l’abandonner dans sa poussière, et d’une pichenette sur une branchette, il effaçait tout, pour ne la laisser qu’avec un cœur ricochant stupidement dans sa poitrine dès lors qu’il s’approchait d’un pas.

De quel pouvoir était-il donc doté pour savoir l’apprivoiser avec tant de facilité ? C’en était rageant, offusquant, sans pourtant que la révolte ne puisse à nouveau agiter son sang indocile. La main brune pourtant tenta, et fébrile effleura du bout des doigts le tissu ballant de la chemise. La respiration gitane s’agita pour mieux se briser, comme si soudain, elle risquait que tous les feux de l’enfer ne se fracassent sur ses épaules délictueuses, le regard hypnotisé par cette main lente qui agissait sans autorisation. La bure rêche la démangeait et l’égratignait sans pourtant parvenir à la soustraire à l’engourdissement qui gagnait sa tête. Comme il aurait facile. Comme il aurait été aimable, que le cœur se taise, pour laisser les mains et la bouche prendre ce qu’elle désirait sans craindre de faire un pas de travers. Les doigts se figèrent juste là, à l’orée de cette peau pâle et le regard, libéré de l’obnubilation de sa propre attraction se releva, agité, vers le visage la surplombant. Elle ne sut que hocher la tête avant d’ajouter une voix menue.

Rester à vos cotés pour vous parler… Vous dire mes désirs et ce qui me ravit ? Le cou brun s’allongea, perfide et ignorant de la sagesse la plus élémentaire, jusqu’à, dans un soupir âprement ravalé, frôler timidement la ligne de cette bouche qui lui demandait l’impensable. Je ne sais si vous être fou ou cruel… Mais j’ai joué et perdu, aussi, je le ferrai puisque tels sont vos souhaits.
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Aimbaud
Les feuilles du châtaigner ne laissaient passer que de petits damiers de lumière sur le visage des amants. La douce saison les caressait. Les fleurs et la verdure du bocage en pleine résurrection, bouillonnaient dans une fertile frénésie. Aimbaud avait le regard perdu quelque part entre l'œil de la belle et le dessin de son oreille. Il la couvait du regard, absorbé tant par les lignes veloutées qui formaient les contours de son corps, bien réels, bien palpables, que par le souvenir de lignes imaginaires, tenaillant ses flancs et comblant le creux de ses mains.

Il respirait le parfum musqué qui s'échappait de la peau sombre, souriant sans pouvoir contenir ses frissons, et les yeux s'écarquillant un peu bêtement en sentant poindre la preuve incontestable de ses aspirations printanières. Son ventre, d'ailleurs, s'était spontanément et très doucement rapproché de celui de la bohémienne. Il replaça une distance. Son nez n'en resta pas moins accroché à une bouclette de cheveux noirs près du front de la jeune-femme.


***

Axelle... Le murmure passe dans un soupir, il lui doit quelques explications. Il faut que je vous dise... Vous le savez peut-être. Mon épouse n'est plus, et je me dois de porter le deuil.

Elle pose une main tremblante et légère sur le torse débraillé, comme le repoussant en l'accrochant dans un même temps, les yeux fermés en respirant le parfum du Marquis à pleins poumons. Aux mots prononcés, elle relève doucement le museau, le regard flou, tiraillé entre le désir de prendre et celui de respecter. Ouvrant la bouche, quand le souffle brûlant son oreille la prive du peu de raison qu'elle a, elle ne sait trop quoi dire, épinglée entre l'égoïsme et l'altruisme.

L'aimiez vous donc tant pour vouloir être enterré à ses cotés?

Voix basse, doucement brisée, et regard trop luisant.

Non, non. Non vous ne comprenez pas. Laissez-moi vous dire...

Il la coupe rapidement, navré de voir son visage changer d'expression. Visage qu'il saisit avec beaucoup d'attention en ouvrant les mains sous son menton pour, sans attendre et avec une vive inquiétude, consoler cet air triste. Il la regarde gravement, et sur une pulsion, l'embrasse tout soudainement sur la joue, puis sur l'autre joue. Vraiment, c'est dit, il l'adore. Il faut qu'elle comprenne.

Nous savons si peu l'un de l'autre. Je dois vous résumer. Comment dire... Il n'y eu jamais d'amour entre mon épouse et moi, voyez, c'était un arrangement de nos familles. J'ai toutefois vécu huit années en son étroite compagnie, et bien que fondamentalement différents, nous étions... Nous sommes devenus des alliés et amis, voilà. À dire vrai, c'était cela. Elle était de mes amis la plus loyale.

Il a l'impression qu'il s'égare, mais tente de résumer mieux. En fait, c'est comme s'il avait soudainement le trac, de parler de ces choses-là. Ses mains s'agitent nerveusement.


Axelle pose un doigt sur la bouche nobiliaire et esquisse un sourire.

Me devez rien, même si ma curiosité me trahit. Si j'avais les mots, je vous les offrirai volontiers. Oh oui ! Mais qu’vous dire, quand j’les sais pas et qu’ j'ai peur de vous égratigner davantage encore. Vous êtes comme un éclat de verre. Et je me sens éléphant.

Elle ne connait que le langage du corps et se trouve démunie, comprenant que celui-ci n'a pas sa place, s'enfonçant encore davantage dans son tronc pour vaincre l'envie de parler juste contre sa bouche. Elle lance un regard furtif aux mains agitées et se mordille la bouche.

N'en parlons plus si ça vous pèse. J’peux comprendre hein.

Regard furtif lancé à sa propre alliance.

Plus qu’vous l’pensez.


Oh, Axelle, chère Axelle.

Le Bourguignon piétine, la regardant avec l'air de vouloir s'excuser encore et encore. Il ramasse ses mains à elle qu'il regroupe dans les siennes comme un petit paquet qu'il arrange, tapote et soupèse pour appuyer ses mots.

Je me sens, moi, un vrai bœuf. Je patauge. En amour j'ai tout à apprendre des stratégies et les façons de résoudre les choses.


Il cesse de gigoter et pose les mains brunes contre son cœur, les y appuie, la regardant d'un coup franchement.

Je vous le dis, là, il y a vous toute entière. Mais à cette heure je me sens si coupable de vous en compter, quand je devrais être aux prières pour le repos de l'âme de Feu ma femme...


La jeune-femme boit les mots, les décortique, les fait siens quand pourtant rien ne lui fait aussi peur. Les mains brunes se ferment dans les pâles formant cocon, le cœur s'agite et piaille, les pensées se bousculent, contradictoires.

Aimbaud...


Les sourcils se froissent tout autant que le regard se fait tendre et ému.

Laissez-moi partir. Pas que je le veuille.
Elle secoue la tête avec vigueur, fouettant leurs visages trop proches de ses boucles. Laissez-moi partir. J’vous fais bien plus de mal que d’bien. Vous êtes en deuil, et je ne rêve que de vous embrasser moi.

Une main se dégage lentement de l'emprise des mains mâles.

Laissez moi partir, ne cherchez pas à savoir, ou peut-être si, mais vous serez déçu. Dois-je vous décevoir? Ou vous avouer ce que vous m’faites?


Les mirettes noires s'agitent, incapables de se diriger. La main libérée s'avance avec lenteur vers le visage du marquis, esquissant de sa pulpe la pommette.

Je .... Non, m'laissez pas dire ça... J'ai pas le droit.


Aimbaud, hébété, la regarde danser dans un sens et dans l'autre, tentant de suivre le fil décousu de ses décisions, et d'adopter l'expression qui convient. Son visage prend des teintes diverses et variées, tantôt effaré, tantôt rassuré, tantôt incrédule. Et pour son malheur, c'est lui qui provoque ces changement de cap : il veut être clair, il veut expliquer, mais ses propos ne sont que coups de vent qui font flamber les braises ou les éteignent. Il corrige le tir en adoptant un ton calme et en appuyant doucement sur les épaules mal vêtues.

Attendez, attendez... De grâce. Pas de décision hâtive.


On apaise le cheval sauvage, tout doux. Il l'entoure calmement de ses bras et lui sourit. Bizarrement, il se trouve quant à lui plein d'une certaine confiance, à présent, réalisant qu'il se sait capable de la rattraper si elle se taille en courant.

Vous ne partez nulle part. Cessons-là ces tragédies. Je vous garde à mes côtés, et nous pécherons un peu, voulez-vous ? Car il est trop bon de vous tenir ainsi, et que l'âme de ma femme est sûrement déjà en paradis. Le Très-Haut est miséricordieux.


Axelle cligne des mirettes. Si les femmes sont versatiles, que dire des hommes ? Lui proposer de pécher un peu. Sans même le vouloir, un rire clair s'échappe de ses lèvres.

Mais je ne sais pas pécher un peu... Elle se reprend, blottie dans ses bras, toute raideur évanouie. Hum... zolée...

De justesse, elle évite de regarder le ciel, il ne manquerait plus qu'elle manque de respect à une morte, et le mauvais œil fondrait sur elle. Déjà, qu'enlacée encore et déposant ses lèvres à même la peau pale du cou noble, le respect en prenait déjà un vilain coup dans les pattes.

J’aurais vraiment d’la suite dans les idées que vos bras m'en dissuadent.


Elle hoche doucement la tête, longeant les flancs masculins de la paume de ses mains.

J’reste cette nuit. J’vous promets de répondre à vos questions mais… dans un isoloir.

Espiègle et surtout a bout de souffle un baiser est volé, aussi fougueux que doux.

C’est mieux. L’ciel m’en est témoin.


L'amant avance encore la bouche quand elle la recule, c'est un peu maladroit et désynchronisé. Ses idées s'agencent de travers tandis qu'il la caresse des yeux.

Bien sûr, bien sûr.

Voilà faisons cela, et il fera semblant de dormir avant la fin de l'histoire pour prolonger le séjour de Shéhérazade. Il tourne soudain la tête, comme un de ses chiens de chasse.

Et... attendez, on est venus de par où ?


Axelle ouvre grand les yeux, aussi surprise qu'amusée.

Mais, on est chez vous! Z’êtes perdu?


La main du marquis, alourdie de chevalières, se lève en direction du soleil... Donc si le soleil est là, et qu'il était là-bas, et qu'ils ont couru à peu près tout droit... Mais ont-il bifurqué à un moment ? Fianchtre, ils ont dû bifurquer vers la gauche. Normalement. La main se pointe vers l'est, et semble réfléchir, puis vers l'ouest. Puis, cette main, elle revient rajuster le devant de sa chemise, pour se donner contenance.

NOOooon.. C'est par là.

Sans doute.

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Axelle
"NOOooon.. C'est par là."

Comment douter, à l’index tendu et à la mine assurée, que ceci n’était pas la vérité la plus pure ? Peut-être, si le palpitant gitan était moins agité, peut-être, si les mirettes étaient moins occupées à contempler le visage choyé, alors oui, peut-être, au fin fond de sa cervelle engourdie par les évènements affolants et contradictoires venant de se dérouler, une petite lueur aurait clignoté « Mayday-mayday, on est paumé ». Mais rien, définitivement rien qu’un sourire béat s’affichant plein de gratitude d’être en compagnie d’un homme aux épaules si larges qui savait parfaitement où il allait.

Alors, sans crainte aucune, dans son bel aveuglement, les pas de la gitane emboitèrent ceux du Marquis, cachant sous un sifflotement léger les grondements intempestifs de son ventre. Pourtant, le temps s’allongeait, petites gouttes se faisant flaque pour finir lac et aurait-elle été sérieusement imbibée, qu’elle n’aurait néanmoins pu que se rendre à l’évidence. Soit Aimbaud avait décidé de lui faire découvrir les secrets les plus intimes de sa forêt par le menu, soit ils étaient simplement paumés. Mais à la répétition des formules occultes serinées d’une mine désolée, naviguant entre « oui non mais c'est parce que d'habitude je la parcours plutôt à cheval, cette forêt » ou encore des « y'a eu de fortes pluies aussi, le terrain a été abîmé » dès lors que leurs regards évitaient de se poser trop longtemps sur le tronc d’un arbre noueux croisé pour la quatrième fois, le doute sur leur désagréable situation n’était plus permis. Pourtant, dans des petits sourires aussi nigauds que forcés dont seuls étaient capables les cœurs entichés, se dandinant d’un pied sur l’autre alors que la crainte de se faire attraper par une bestiole sanguinaire clignotait dans leurs prunelles consternées, ils reprenaient leur marche, avec pour seul point de repère leurs museaux redressés, reniflant s’il ne trainait pas dans les parages le fumet d’un gigot ou même d’une soupe.

Par quel miracle, une bonne poignée d’heures plus tard, arrivèrent-ils enfin sous les remparts de la demeure, les joues sales, les vêtements en bataille et échevelés sous les regards stupéfaits de la domesticité de la maison ? Etait-ce d’avoir traqué des premières fraises sauvages sous les implorations de leurs estomacs, ou dû à la miséricorde infinie du Très Haut ? Allez donc savoir, ce n’était en tout cas pas grâce à ce soleil capricieux et traitre jouant à cache à cache un coup derrière un nuage, un coup derrière des branches complices de la sournoise coalition par trop des feuilles.

Mais au diable, les complots tramés par des Dieux vengeurs quand par leur courage sans faille, ils avaient vaincu, lutant avec acharnement pour leur survie. Leurs pas, claquaient synchrones sur le pavé, un nuage de poussière les enveloppant, héros victorieux des épreuves les plus éprouvantes, portant à même leurs visages d’aventuriers les traces fières de leur épopée. Miraculés, sans doute aucun, ils goutaient le sel de leur gloire avec fierté sous les regards admiratifs.
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Aimbaud
Si, tout au long de leur Odyssée des bois, Aimbaud avait veillé à se trouver près de la gitane pour prévenir sa moindre chute et lui tenir parfois la main, les choses s'agencèrent différemment lorsqu'ils passèrent les portes de Nemours. De retour en sa mesnie, le marquis se mit spontanément à marcher devant Axelle ainsi qu'à donner ses ordres à demi-mot et du bout des mains aux gens qui l'entouraient. Il avait l'air sérieux et exténué. En embrassant la chaleur de son domaine, il éprouvait soudain — après les heures d'errements et de chamboulement qu'il venait de vivre auprès de la fille de Montauban — le besoin de remettre toutes les choses à leur place.

Il adressa un regard discret à Axelle tandis qu'il la menait dans une aile du château, suivi par quelques femmes qui portaient du drap, des linges et un baquet. Leurs pas les menèrent jusque dans une grande chambre boisée tendue de tapisseries courtoises illustrant les querelles de Brunehaut et Frédégonde. Lit et coffres y étaient galamment agencés, c'était la chambre qu'occupait jadis Yolanda lors de ses visites à son frère. Le métier à tapisser, disposé dans un coin et tendu d'une pauvre rose à demie composée, était ici la seule relique de cette soeur trop tôt partie. La nuit tombée rendait cette pièce obscure, mais les chandelles ne tardèrent pas à arriver en masse, ainsi que du bois pour la cheminée.

Tandis que la grande bassine de bois était drapée, que l'on ôtait le couvre-lit, qu'on apportait flacons et pains de savon, Aimbaud, près de la porte, effleura modestement le bras de son hôte en la surveillant furtivement. Il lui murmura en cachant un peu son visage derrière son épaule :


Soyez ici chez vous, ces quatre filles veilleront à vos besoins. L'on vous portera à manger. Si vous le voulez bien, je dois là me retirer et veiller à mes affaires... Il hésita avant d'ajouter : Il est une porte derrière la tenture narrant bataille près de la tête du lit, qui mène à mes quartiers. Ne l'empruntez qu'en cas de souci. Que la nuit vous soit douce...

Il sembla hésiter encore une fois, avant de poser un baiser discret sur le pas de sa joue. Il lui coûtait d'avoir des gestes intimes en présence de ses gens, bien que ceux-ci regardassent ailleurs. Du temps où il était marié, il n'avait jamais porté la main que sur celle de sa femme, en dehors du cadre strict de leur lit lorsque les rideaux étaient tirés.

En quittant la pièce, il se sentit soudain très seul et pris de crainte. Il alla sur-le-champ confier au capitaine de ses gardes le soin de veiller à ce que l'étrangère ne quitte pas la demeure, et soit toujours suivie. Pour se donner raison, il insista sur le fait qu'il s'agissait d'une envoyée du Prince de Clichy et que sa visite en ces lieux était capitale. Puis, d'un pas vif, il descendit commander en personne aux cuisines que l'on soigne les mets des jours à venir, que l'on prépare douceurs plaisant aux femmes, que l'on ne lésine pas sur les épices et les viandes fines. Il argumenta longtemps en présence de ses serviteurs, appuyant sur des détails inutiles, maltraitant sa barbe dans l'étau de sa main anxieuse. Le fil de son discours décousu rompit brutalement lorsqu'il décida qu'il devait se recueillir. Il fit volte-face vers sa chapelle.

Il était fort mécontent de lui. L'heureuse ballade qui, plus tôt, avait accompagné la course folle dans les bois de la Commanderie, s'était soldée par une interminable déambulation. Il avait le sentiment de s'être couvert de ridicule en dirigeant la gitane on-ne-sait-où dans cette forêt qui était sienne, et dans laquelle il s'était égaré comme un gosse. Cela lui était déjà arrivé avec Clémence, lorsqu'ils avaient un jour perdu leur suite lors d'une promenade. Mais c'était cette fois-ci à pied qu'il avait dû s'orienter, usant ses semelles et celles de la pauvre fille qu'il voulait sauvegarder de tout mal... Il tenta de se raisonner. Après tout, cela n'était rien... Ils étaient finalement rentrés, bien qu'à une heure avancée de la soirée. Mais il n'y avait pas que cela. La fatigue, la peur de pécher, la colère de manquer à la mémoire de son épouse, la honte d'héberger chez lui une maîtresse, le désir insoutenable qu'il éprouvait pour cette femme, tout en lui se mélangeait à cette heure du soir, et le forçait présentement à se cloîtrer en fermant dans son dos la porte de la chapelle pour trouver en lui-même et en la présence du Très-Haut, une réponse organisée au chaos qui habitait son âme.

Tout comme à chaque soir, longtemps, il murmura des chapelets de pensées envolés vers le ciel. Il y trouva un réconfort partiel, mais en ressorti apaisé. Après cela, les genoux douloureux, l'esprit un peu endormi, il remonta jusqu'aux appartements de sa fille. Il ôta cette dernière des bras de sa nourrice pour la porter aux siens. Comme d'habitude, il picora là, en sa petite compagnie, de simples morceaux de pain mouillés dans une soupe, la tenant appuyée sur le comptoir de son épaule pour l'écouter gazouiller et hoqueter. Il échangea avec elle quelque nourriture et des lichettes de vin coupé d'eau qu'elle suçait parfois à son doigt. Enfin, lorsque l'enfant commença à se frictionner les yeux et à s'agiter, il la rendit à ses servantes, non sans l'avoir embrassée et doucement recommandée à Dieu.

Il procéda à de rapides ablutions avant de se coucher, et resta longtemps allongé dans le silence à peine rompu par le froissement d'une bûche mourant dans l'âtre, les mains croisées au dessus de lui comme un gisant, les yeux ouverts, questionnant la pénombre et s'inquiétant de l'avenir promis par cet étrange amour de Bohême qui le tenait prisonnier.

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Axelle
Pierrot lunaire. Le Marquis n’héritait pas seulement de la lune son visage clair, il en possédait aussi la versatilité. A tel point que lorsqu’il se para à nouveau de froideur et de distance, la gitane regretta leur errance forestière. Soit, elle ne manquerait de rien, mais qu’importaient le bain, les huiles parfumées et les mets raffinés quand c’était sa main dans la sienne qu’elle espérait. Quand tout ce dont elle avait envie était de se laisser tomber sur le premier lit venu, même de paille rêche, et de s’endormir, là, juste contre lui. Mais en lieu et place, elle se voyait interdite de sa présence, comme une enfant gourmandée.

Mine basse, elle suivit les pas de l’amant lunatique s’éloigner, plantée là avec les quatre jupons qu’elle se voyait attribuer. Celles-ci s’affairaient sans que le regard noir ne daigne se relever du bout de ses bottes encore décorées de feuilles mortes. Et lorsqu’enfin la danseuse accepta de remonter le nez, confusément alertée par le silence embarrassé flottant autour d’elle, elle se trouva face à quatre paires de mirettes qui, sans doute, attendaient qu’elle se défasse de la bure. Si la pudeur du corps était bannie de ses habitudes, la toilette était un rituel si intime que personne, hormis le Chat, ne pouvait le troubler sans risquer sa colère aussi vive qu’imprévisible. Et le regard gitan, certainement assez explicite de cette règle, suffit à faire déguerpir les quatre filles dans de petits pas pressés, laissant derrière elles un plateau débordant de vins fins, de fromages, de fruits et autres marmelades aux saveurs variées. A peine la porte refermée sur les jupons outragés d’être congédiés de la sorte, la bure s’envola par-dessus le chahut des boucles noires pour laisser le corps épuisé se glisser dans l’eau divinement chaude. Pourtant, pas un instant ne fut perdu à en savourer le délice. Déjà, le crin savonneux s’activait avec rudesse et rapidité, se sentant bien trop vulnérable, ainsi plongée dans son baquet, pour paresser. Enroulée dans un drap blanc, des mèches lourdes d’être trempées lui coulant aux joues, elle s’autorisa enfin à explorer la chambre d’un regard timide. Et doucement rassurée par l’ordonnance du mobilier, osa enfiler la chemise immaculée soigneusement pliée sur l’auguste lit.

Après avoir pris soin de s’assurer de la présence de la fameuse porte dérobée mais interdite, la gitane, bien qu’épuisée, resta assise toute droite sur le lit, bien trop mal à l’aise pour s’abandonner à la douce fraicheur des draps. Les tapisseries flattaient le regard de leurs couleurs vives, sans pourtant parvenir à accrocher l’attention de la visiteuse de leurs récits, jusqu’à ce qu’un frisson ne remonte le long de son dos pour enserrer sa nuque d’une main glacée. Là, devant son museau, l’ouvrage d’une rose à demi brodée claquait dans ses points appliqués de la présence d’une disparue. Jamais le Pierrot n’aurait osé l’installer dans la chambre de cette épouse dont il portait le deuil avec tant de chagrin. En ce cas, combien de mortes perdaient leur mémoire entre ces pierres ? Déglutissant difficilement mais refusant de s’appesantir sur la question, craignant trop, par un afflux d’imagination débridée, de teindre la barbe d’Aimbaud en bleu, elle se plongea dans l’examen attentif des tapisseries.

Ô, la vilaine. Ô la traitresse idée.

Tout semblait bien commencer. Mariage coloré et beauté en pagaille. Mais le tableau s’assombrissait rapidement de meurtres, de trahisons et de funestes desseins. La respiration agitée, certaine que tout est bien ne finit pas forcement bien, la Tabouret fraichement nommée se refusa à observer autre chose que ses genoux serrés l’un contre l’autre, incapable cependant de chasser de sa caboche des histoires plus sinistres les unes que les autres sous le joug d’un sommeil sournois l’entrainant en catimini. Là tout n’était qu’étranglements, scramasaxes et poisons, tentant de la séduire sous de douces voix féminines et des visages de rose dont une moitié sanglante narguait l’autre, éclatante de vie.

Réveillée en sursaut, la respiration déjà haletante bondit hors de sa poitrine. Malgré ses yeux écarquillés, sous la traitrise des chandelles trop fatiguées pour vaincre encore cette saleté de cécité, le noir engloutissait tout pour laisser les mauvais rêves se déchainer avec ruse dans son esprit foisonnant et à demi endormi.

Bondissant comme une furie hors du lit, les mains brunes fouillèrent la tenture pour enfin y dénicher la gâche. Ne cherchant pas à se raisonner, elle s’enfonça dans le passage, bras tendus, fuyant un démon avide de lui mordre les mollets comme ces sales clébards des cours de ferme. Fuite chaotique et tâtonnante, brisée net par les griffes du spectre infernal d’une malheureuse tenture ayant eu la maladresse de s’acoquiner avec un courant d’air.

Et le cri gitan, terrifié, ricocha entre les murs…

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Aimbaud
La lune déversait une très pauvre lumière par les battants des fenêtres. Jonas, un page d'environs douze ans, était comme à son habitude assoupi près de la cheminée avec ses chausses en oreiller. Loin de là était le lit d'Aimbaud, fermé de lourdes tentures aux vertes couleurs de Nemours qui paraissaient grises dans la pénombre. Le Josselinière dormait à poings fermés, perdu quelque part entre un banquet où Eusaias présidait — à moins qu'il eut s'agit de son père — et une ample rivière où flottaient des barques, non, une barque, habitée par... Était-il toujours à ce banquet ?

Ce n'était plus une barque. C'était une assiette creuse. Et la gitane arrivait là pour lui servir cette assiette. Ou plutôt, elle lui servait une couronne. Tiens, il avait dû l'oublier sur la table d'Eusaias, il devrait mieux prendre soin de ses affaires. Clémence le lui fit remarquer, en se penchant à son oreille. Mais ! Ça par exemple. La fille noire abandonnait son présent pour enrouler ses bras autour de son cou. Il regarda anxieusement dans la direction de son épouse, mais la vit morte, probablement noyée. Son père le regarda sévèrement. Inquiet, il proposa à la bohémienne de monter dans sa barque afin qu'elle n'attrape pas froid aux pieds. Alors elle monta sur la table et il embrassa religieusement ses genoux en lui confiant qu'il se consumait de désir pour elle. Elle sembla agréer en se saisissant d'un couteau d'argent fin, qu'elle lui appliqua brusquement sur la gorge. C'était froid. Un cri de femme retentit.

Il prit une grande inspiration en ouvrant les yeux.


Ah...!

Fit-il, déboussolé, en rattrapant, par dessus son épaule, la chaîne froide de sa médaille aristotélicienne qui, emmêlée dans son oreiller, s'était mise à lui serrer le cou. Il respira un instant, assis dans le fouillis de ses draps. Il songea à s'allonger de nouveau, mais son sang se glaça en réalisant qu'il avait entendu crier. C'était elle. Des pas. Des pas résonnaient dans les pierres.

Il arracha presque les clous de la tapisserie en l'écartant pour accéder au passage, manquant de trébucher sur ses tapis. Il s'engagea en trombe par la petite ouverture tandis que la porte cognait dans les tentures. Le jeune Jonas s'éveilla en sursaut et l'appela. Mais au même instant, des pas se précipitèrent sur lui et il cogna un corps. Il eu peur, encore aveuglé par les chimères de ses rêves, et failli repousser ce qui l'assaillait, mais sentit bien assez vite une volée de cheveux frisés lui fouetter le visage et su dans l'instant à lui ils appartenaient.


AXELLE ! Axelle ! Axelle ! C'est Aimbaud ! Halte ! N'ayez crainte ! Qu'avez-vous ?! C'est moi !

En parlant, aussi affolé qu'elle mais tentant malgré tout de la calmer, il touchait ses épaules, ses mains, sa tête, vérifiant à tâtons qu'elle n'était pas blessée, et cherchant vainement à consoler sa frayeur. De toute l'ampleur de ses bras, il la ramassa contre lui en chuchotant de penauds "Allons... Allons...".

De la lumière. Et va-t'en en cuisine. Murmura-t'il à Jonas, pour le chasser, quand il entendit celui-ci passer la tête par l'ouverture du passage.

Tout alla très vite, les pas du serviteur s'éloignèrent. Le halo vacillant d'une chandelle qu'il avait apportée, et un brusque courant d'air s'engouffrant par le passage secret, rappelèrent au marquis qu'il se trouvait nu. À cet instant précis, un curieux souvenir de banquet frappa sa mémoire. Un démon était-il à l'oeuvre, cette nuit ?

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Axelle
Accrochée dans les filins arachnéens d’un courant d’air vilainement facétieux, la gitane se débattait avec les démons de son imagination trop fertile, les yeux grands ouverts quand fermés, ils n’auraient pas été plus dérisoires à la rassurer ni à lui revisser les pieds sur terre. Trop effrayée par son propre cri, aucun ne s’échappa de sa gorge en buttant sur un corps bien réel, ayant, lui, la capacité d’étrangler ou trouer sa poitrine d’un coup rapide de scramasaxe pour la faire taire à jamais des envoutements qui planaient entre les pierres muettes de la demeure. D’ailleurs, ces pierres là, peut-être étaient-elles les geôles éternelles de ces âmes assassinées…

Les mots coulaient de la bouche du corps indistinct, rassurants. Mais encore accrochées aux lambeaux du délire, les oreilles manouches refusaient toujours d’en décrypter le sens, le parfum, et la douce inquiétude de ces mains tâtonnant les frissons qui la secouaient. Après tout, les spectres comme les assassins n’usaient-ils pas de douceur pour amadouer leur victime ? Si. Certainement du moins. Et ce n’en était que plus alarmant alors qu’une bonne paire de claque aurait été plus efficace, bien qu’assez honteuse et pour le moins douloureuse.

Me tuez pas. La voix rauque tremblotait d’un accent effarouché et pitoyable. J’vous promets, je ferrai tout ce que vous voudrez. Oui, tout, même porter une cornette. Je vous le promets, mais me tuez pas… Ratatinée sur elle-même mais le visage tendu vers cet Autre non reconnu sortant tout droit des enfers de sa caboche, si elle tremblait comme feuille aux creux de ces bras ne cherchant qu’à l’apaiser, elle n’esquissa pas le moindre geste, brandissant l’immobilité et la docilité comme ultime défense. Mais à force de tendre le cou comme une petite bête implorant la clémence, son museau finit par se nicher au creux d’un cou chaud dont le parfum, la tirant quelques mois en arrière sous le faitage d’un grenier fabuleux, réussit là où les mots avaient échoué. Et un calme précaire s’insinua furtivement dans ses veines idiotes.

Oh, Aimbaud, si vous saviez… Les mains brunes s’agitèrent pour étreindre de dos nu s’offrant à leurs paumes avides… Elles me poursuivaient, dans leurs robes blanches et diffuses… Me laisse plus jamais… Hors d’haleine, la respiration à peine soulagée de peur s’alarma d’envie, traçant sur le visage sauveur des chapelets d’embrassades aussi fervents que fiévreux. Si vous les aviez vues… Elles voulaient m’attraper, de leurs bras sans fin, pour me plonger dans un bain de rose rouge sang. Mais d’un danger, d’une folie, en naissant une autre. Les lèvres tziganes irradiaient le cou mâle de leur désir volubile pour mieux arraisonner la bouche choyée de baisers désordonnés et sauvages. Reste. Je t’aime. Reste avec moi...

Oh oui, un démon était bien à l’œuvre ce soir là. Plus sournois que tous les spectres des enfers. Plus vorace que tous les dragons, se parant de quelques mots, si doux à dire. Si doux à entendre, mais maléfiques comme rien, quand d’un seul claquement de doigts, ils pouvaient piétiner l’âme d’un tourment sans fin. Si le Pierrot était trop élégant pour la gifler et lui remettre les idées dans le bon sens, Axelle sans l’avoir préméditer, s’affligeait de la beigne du siècle. Sursautant, à ses propres mots, elle se recula d’un coup d’un seul, laissant sa peau hurler d’une frustration douloureuse d’être privée si brutalement de celui qui, sans qu’elle n’y comprenne rien, sans qu’elle n’y puisse rien faire, chamboulait l’ordre de sa vie qu’elle avait eu tant de mal à maintenir en équilibre, fut-il précaire.

Pardonnez-moi.


Dans sa retraite précipitée, son talon heurta un meuble indéfini laissant éclater entre les murs revêches d’être invisibles, le fracas cristallin d’une céramique s’éclatant en mille éclats sur le plancher froid.
J’ai pas le droit, l'avez dit. Murmura-t-elle désorientée en s’agenouillant au sol pour tenter de ramasser les morceaux éparpillés. Je suis déso… La phrase se coupa aussi sèchement que la paume de sa main sur un petit cri étouffé.
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Aimbaud
Les yeux d'Aimbaud suivirent le recul de la jeune-femme et son pénible combat contre les morceaux de céramique dispersés parterre. Il avait encore le regard embué et l'esprit ralenti par le sommeil. Quelle heure pouvait-il bien être ? Matines n'avaient pas encore sonné, sûrement. Il regardait, par l'encart du passage secret, la silhouette de son invitée recroquevillée près d'un meuble sombre, à peine éclairée par le halo d'une bougie. Il sentait toute sa peau piquetée de chair de poule, surtout dans le cou où un visage s'était niché, et dans le dos où deux mains l'avaient empoigné. Il expira et ses mains s'appuyèrent un bref instant sur le chambranle de la porte dérobée.

Les cheveux noirs de la fille, et la forme de son dos, sortaient à peine de l'obscurité, pas plus que ses murmures. Asmodée était dans sa chambrée. La médaille aristotélicienne tourna comme un écu entre les doigts pensifs du bourguignon. Il avait courtisé le démon, l'avait invité à demeurer chez lui, lui avait indiqué le passage jusqu'à ses appartements. En somme, il avait comploté contre lui-même. Et là se trouvait le serpent, à quelques pas de lui, dans l'intimité de la nuit. Et là, il ramassait les restes d'une cruche en porcelaine et tenait contre lui sa paume ensanglantée. Tout semblait comme prémédité.

Le coupable marquis avait le coeur au bord des lèvres, et une appréhension certaine qui lui courait le long de la nuque. Plus il la détaillait plus sa peau se hérissait. Il fallait la renvoyer chez elle. Il ne pouvait pas vivre avec une succube sous son toit. Elle ne pouvait au fond rien lui apporter, hormis un chapelet de bâtards qu'il craindrait à jamais de voir apparaître au grand jour. Autant se jeter tout de suite du haut de ses remparts, et ne pas perdre de temps pour rejoindre l'enfer lunaire. Arg ! Comme il se trouvait hypocrite, de tenir un tel raisonnement ! Comme il se sentait piégé par ses propres manigances. Allons... Comme il était bon, au final, de faire le deuil de son bien-penser.

Il lui fallut un petit instant de réflexion, avant de réagir à l'incident qui venait de se produire. Ayant abandonné toute certitude, il détacha mécaniquement son lourd manteau de sinople, pendu au mur, pour le jeter parterre. Celui-ci couvrit le désordre et les miettes de faïence coupantes. Il s'accroupit près de son hôte pour la relever, la tenant doucement sous les poignets. Ce faisant, il la sondait du bout des yeux, sans vraiment parvenir à la voir. L'obscurité, entre eux, mettait toujours un voile.

En silence, il saisit le linge trempé dans le bassinet qui, plus tôt, lui avait servi à se laver la figure (le tout avait manqué de tomber de son perchoir et de finir en morceaux comme la carafe). Il l'essora et tamponna la coupure dans la paume de la jeune-femme. Le tissu de mousseline se teinta méthodiquement de gouttes foncées, puis sécha peu-à-peu la plaie. Aimbaud, le regard baissé, poursuivit en essuyant les tâches de sang tombées sur les doigts fins, l'air grave.


Ma demeure vous effraie. Il referma progressivement la main de la fille de Montauban. Ces pierres n'étaient pas non plus pour me plaire, au début. Un silence passa entre eux deux. Axelle...

Il laissa tomber le linge dans la bassine, négligemment. Il emprunta alors un ton déterminé, tandis qu'il maintenait le regard baissé, s'épargnant quelque manière que ce soit de lui faire du charme :

Je suis un bon aristotélicien. Croyez-le. Nous ne sommes pas d'égale condition, ce qui nous astreint au concubinage. Cela ne se saura jamais en dehors de ces murs. Cela n'est lié par aucun contrat et est contraire aux lois de Dieu et des hommes. Et si je vous parle comme un avocat...

Il baissa un peu la tête pour attraper son regard en deçà, avançant les mains le long de ses épaules.

... c'est parce qu'en dépit de cela, il est inévitable que je vous veuille pour amante. En fait, j'ignore comment se traitent les contrats qui n'en sont pas. Nous concevons l'un pour l'autre de l'amour. Soyez avec moi, cette nuit.
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Axelle
Vows are spoken
To be broken
Feelings are intense
Words are trivial
Pleasures remain
So does the pain
Words are meaningless
And forgettable

Enjoy the silence

Depeche Mode - Enjoy The Silence


Il ne parlait pas. Il ne répondait pas. Ni d’une façon, ni d’une autre. Mais ne fuyait pas non plus. Preuve en était de cette respiration qu’elle percevait au dessus de sa tête. Et elle était là, belle idiote, à quatre pattes pour ramasser d’une main tâtonnante les débris d’une faïence alors qu’elle n’avait qu’envie de se cacher sous une table et d’y disparaître.


Le silence perdura encore, alors que la plaie était lavée avec douceur. Les yeux grands ouverts, elle cherchait à percevoir dans le noir le visage lumineux du Pierrot, pour y lire ces mots qu’il taisait, qu’ils soient de colère, d’indifférence, d’émotion, ou même d’un peu de joie. Mais rien, rien que le noir avalant tout, la laissant désemparée, tout juste baignée par cette haleine claire qui tenait son cœur prisonnier d’une attente qui semblait ne jamais vouloir finir. Etrangement pâle, ses yeux fouillaient encore la nuit quand enfin la voix choyée résonna entre les murs invisibles.


Je me contrefiche de ta demeure Aimbaud, ce n’est plus elle qui m’effraye, c’est toi à présent et moi encore davantage de ne savoir me taire. Ta demeure est hantée, je le sais à présent. Parle-moi…


Et comme elle sembla entendue, cette supplique pourtant muette. Une main glacée se faufila du bas de des reins manouches pour se serrer à la nuque brune. Si elle était déjà pâle, elle était à présent livide. Ainsi donc, tel était l’amour chez les nobles. Décharné d’élans irréfléchis et passionnés pour s’emplir de contrats de et lois. Bourré jusqu’à la lie de mots arrachant les oreilles comme concubinage ou conditions et de honte, encore, à cacher. Ainsi donc, il fallait tout ranger, même les sentiments, dans des petites boites bien étiquetées, et les classer sur une étagère pour n’y glisser un regard que de temps à autres, quand nul curieux ne trainait dans les parages. Nul doute que ces paroles, que ce ton froid et détaché, auraient fait fuir la gitane à toutes jambes, elle, la libertaire bordélique, si ce qu’elle avait osé avouer n’était si vrai.


Trop vrai même pour oublier cette boule au ventre lui hurlant de ne pas dépecer les mots du Marquis mais de seulement prendre ce qu’il offrait, sans se soucier du carnage qu’elle risquait de semer sur son passage en désordonnant cette vie rangée de foi et d’honneur qui traçait les lignes du noble et pieux visage. Comme il aurait facile, comme il aurait été doux de ne soucier de rien d’autre que de ses propres aspirations et du désir lui grignotant le ventre. Comme il aurait bon de ne pas aimer à cet instant.

Je ne peux pas…
Susurra-t-elle le souffle court. Puis se reculant d’un pas pour échapper à la chaleur des mains amantes, remonta la tête comme pour se donner le courage de choisir entre deux griffures, la moins profonde. Raccompagnez-moi à ma chambre. S’il vous plait. conclut l'indésirable désirée.
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Aimbaud
Puisqu'on a fait c'que l'on a pu
Puisqu'on a plus c'que l'on avait
C'qu'on a vécu on l'a perdu
Dans notre infinie solitude

Loin des yeux
Loin de mon cœur
Mais moins j'te vois, plus j'pense à toi
Oh si j'avais su je serais resté
Dans mon infinie solitude

Camille Bazbaz


Dans la pénombre, le bourguignon acquiesça avec chagrin. Il fut heureux que la nuit dissimulât les preuves de son désappointement, car il ne tenait pas à s'humilier une fois de plus devant la gitane, quand il sentait sa gorge se serrer et ses yeux le brûler peu à peu. L'étonnement passé, la réponse de la jeune-femme ne le surprenait plus tellement. Son rejet lui semblait même, à présent, légitime. Il ne la trouvait pas cruelle, mais d'une grande dignité. Dans l'histoire, c'était lui le bouffon et elle la reine. Il n'avait rien fait de rationnel depuis qu'il l'avait rencontrée. Il n'y avait rien de plus évident, qu'elle préférât s'en retourner loin de lui... C'était dans l'ordre des choses. Et puis il n'avait jamais su comment aborder une femme. Il dégageait apparemment de l'irrespect et de la froideur, il sabotait tout. Ces pensées contradictoires lui traversaient l'esprit en piques désagréables, vives et confuses, tandis qu'une vague de mélancolie l'assaillait, la première d'une grande marée. Il resta un court instant immobile, bêtement, l'obscurité pour seul vêtement. Si immobile et stupéfait qu'il en avait arrêté de respirer.

Ses mains étaient restées en suspend devant lui, quand la peau tiède de la fille basanée s'en était échappée. Sursautant sous le coup d'une grande inspiration, il les ramena vers lui, et les dirigea vers ses habits oubliés près de là. Il se mit à s'en revêtir machinalement, sans plus de discernement qu'un pantin idiot. Elle demandait, il s'exécutait. Dans les moments d'égarement, il n'en restait pas moins un bon soldat. Ses bras s'engouffrèrent dans les manches puis il resserra tous les lacets, promenant un regard vide autour de lui, l'air occupé mais comme absent à lui même. En vérité, sa tête lourde de sommeil débordait d'un profond découragement et de pitié pour lui-même. Quel gâchis, quelle fatalité. Quelle solitude.

Il voulait parler, mais c'était impossible. Il ne trouvait pas un mot dans la langue française qui fut judicieux à placer ou ne risquât d'ajouter au tableau une louche de lourdeur pathétique. Il baladait des yeux de chien battu dans la noirceur de la chambre, les posant parfois sur la silhouette de la gitane sans oser les y attarder, l'estomac tourmenté d'amertume et les mains affairées dans ses ficelles qui lui tendaient des pièges et s'enroulaient en noeud coulant autour de ses doigts. Était-ce lui qui avait provoqué ce naufrage ? Ou était-ce simplement écrit ? Il se trouvait, en cet instant, comme à des lieues d'elle, ne parlant plus la même langue, n'habitant plus le même pays. Un océan d'incompréhension s'était répandu entre ces deux continents-là, et dans celui d'Aimbaud, c'était disette, crise et désirs déçus.

Le regard d'Axelle, s'il se dirigeait vers lui, l'accablait de honte. Ah comme en cet instant, il eut aimé ne pas exister ! Qu'il y ait du vide à la place où il se tenait, et que la belle Montablanaise n'observât que ce vide. Il trouvait laid tout ce qui faisait lui, et jusqu'à sa façon de penser ou de respirer. Il respirait misérablement. Avouez, c'était écoeurant un type qui respirait de la sorte. Irrégulièrement ! Lourdement. Avec voracité. En frémissant ! C'était ridicule. Un vrai blaireau. Qu'elle se rie de lui ! Elle avait bien raison, de ne pas l'aimer. Il ne s'aimait pas lui même. Il avait comme oublié de le faire, ces derniers temps.

Vêtu, il s'empara du bougeoir que Jonas avait laissé derrière lui, et plaça sa main en coupole autour de la flamme pour la protéger. La lumière s'infiltra péniblement entre ses doigts, rendant leurs pourtours orangés. Elle vacilla lorsqu'il s'approcha du passage. En passant près d'elle, le marquis observa Axelle à la dérobée, incapable de résister à l'envie d'imaginer la nuit qu'il eut pu passer avec elle, si les choses s'étaient déroulées autrement. La lueur couru dans le val de la gorge de la jeune-femme, filtra en damier par les persiennes de ses cheveux noirs, puis alla s'éclipser derrière son épaule. Le bras du marquis s'arqua derrière lui pour tenir la porte à son invitée. Dans l'étroit couloir, il marcha devant elle. Leurs ombres à tous deux virevoltaient sur les murs étroits. Et tous les deux pas, Aimbaud était saisi d'envie de virevolter lui aussi, tout d'un coup vers sa voisine, afin de stopper cette marche sinistre. Alors, il l'aurait priée de mots qu'il remâchait entre ses lèvres mordues, des mots capables de rebattre toutes les cartes de ce malentendu pour leur donner un meilleur jour...

Vint le moment de ressortir par la chambre aux tapisseries, et il n'avait toujours rien su dire. Il déposa prudemment le bougeoir sur un meuble et y enflamma d'autres chandelles afin d'éloigner les cauchemars de son hôte.


Voilà... Dit-il à mi-voix, transpirant l'embarras, le front cuisant. "Voilà"... Ça c'était du vocabulaire. C'était tout ce qu'il avait trouvé ? Ses poings lissèrent l'arrête du meuble de façon parfaitement stupide, tandis qu'il gardait le dos tourné, feignant d'avoir encore à faire près de là.

V... Vous pouvez laisser brûler les bougies jusqu'au matin...

C'était cela... Lui proposer de garder la lumière allumée. Et pourquoi pas lui raconter une histoire avant de s'endormir ? Une histoire. Il hésita, tournant un peu la tête vers elle pour la regarder par petits bouts. Anxieux, il marmonna :

Eh bien... Si vous voulez... Enfin vous devez avoir sommeil. Mais comme vous avez dit que vous tiendriez parole... Vous pourriez me dire une phrase de votre vécu, avant que je m'en retourne. Ou même deux...

L'histoire du soir.
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Axelle
Je me suis toujours emmêlée les crayons
Mais c'est pas l'idéal pour garder les garçons
Qui préfèrent les cuillères élégantes et discrètes
A la contorsionniste, qui a perdu la tête
Je me suis toujours emmêlée les pinceaux
Et c'est pas très pratique pour garder son oiseau
Il préfère la danseuse, sautillante et légère
A la tordue qui n'a jamais les pieds sur terre

Zazie – La tordue


Des scramasaxes, des poisons, des trahisons s’étalant sur les tapisseries de cette chambre retrouvée, la Gitane se contrefichait. De nouveau entortillé dans ses cordons de soie, le dos du Marquis ricochait dans chaque recoin de la cervelle gitane. Glouton, il dévorait chacune de ses pensées jusqu’à celle, ténue, lui murmurant au coin de l’oreille qu’elle était épuisée et que la boucler était la meilleure solution qui lui restait quand trop de silence rompu par le ton d’une seule voix, faisait vaciller toutes ses belles résolutions. Oh, pourtant, qu’elles avaient paru sages et respectueuses, ses intentions lui grignotant le cœur. Idiote. C’était la lueur orange d’une flamme qui léchait le visage du Pierrot au lieu de sa bouche. S’effacer pour laisser sa place à une chandelle, fallait-il être bête.

Sauf que voilà, pourquoi cette fois, l’estropiée des sentiments aurait-elle su se montrer plus habile que les rares autres fois ? Le serpent n’en finissait pas de se mordre la queue. Que son palpitant s’emballe, et c’était le bordel. Chaque fois, elle disait trop ou pas assez. Avançait. Reculait. Tournait en rond pour finalement s’échouer dans la même débandade. Alors chaque fois, elle jurait par tous les Dieux, par tous les Saints - même par ceux qu’elle s’inventait s’il en manquait - de ne plus jamais remettre les pieds dans les marécages des élans amoureux et de rester bien à l’abri, derrière cette façade si douillette d’exubérance, de provocation et d’indifférence. Et quand elle avait été certaine de ne jamais plus s’y prendre les pieds, un homme, la goutte au nez, les joues rougissantes braillant dans la cour du Louvre avait tout emporté dans l’ombre de sa cape de velours. Alors, sans grande surprise, elle trébuchait, semant la tristesse et l’incompréhension dans son sillage quand elle n’avait qu’envie de le voir sourire.

Plantée au milieu de la chambre, l’indécise hésitait à le retenir ou il demander de partir, tirant à pile ou face dans sa tête sans jamais se satisfaire de la sentence. Tant et si bien qu’en tranchant d’une question qui allongerait cette nuit vagabonde, elle soupira de soulagement.

Oui…

Oui, qu’il reste. De phrases, elle lui en dirait des myriades s’il voulait. A l’endroit et même l’envers. En marchant sur les mains même, tant qu’il ne la laissait pas avec ce sentiment amer d’avoir tout fichu en l’air en croyant bien faire. D’un pas elle s’avança, tendant déjà une main pour l’inviter à se retourner, avant de laisser pitoyablement retomber son bras par manque de courage. Peut-être aurait-elle dû mentir pour ne pas le faire fuir définitivement, mais le regard noir se fit doucement flou alors qu’elle plongeait à des lieux de la riche demeure, de ses tentures et l’argent de ses cuillères.

Là d’où je viens, y a des chevaux blancs et des taureaux noirs. Le sel brule les lèvres et les salicornes fouettent les mollets. Ca pullule d’insectes car la terre se noie dans la mer. Y a aucune terre que j’aime autant. Y en a aucune que je hais autant.

Le regard charbonneux se posa sur la silhouette confuse alors que la voix, lentement, s’assurait.
C’était l’automne, pourtant, il faisait chaud. Très chaud. J’aime quand il fait chaud. Et c’était mon anniversaire. J’avais neuf ans. Paumée sur sa chaise dans un coin, le regard de Mémé m’appela. Elle parlait plus. Elle faisait celle qui n’entendait rien, ne voyait rien, comme ces vieux que la mort semble avoir oubliés. Mais je savais, moi, que c’était pas vrai, qu’elle faisait semblant, pour avoir la paix. La gitane haussa doucement les épaules, un air résigné glissant furtivement dans son regard. De toute façon, Il se fichait bien de ce qu’elle aurait pu dire… Alors j’me suis approchée, l’air de rien, pour ne pas trahir notre secret à toutes les deux. Elle sentait la lavande et le vieux, ça puait, mais j’aimais bien. Et là, dans ma main, elle m’a glissé un petit truc tout froid. Ses yeux, ils pétillaient, c’était joli. J’avais envie de fondre dans ses bras et d’embrasser ses joues tapées comme des pommes. Mais chez nous, chez les Casas, ça se faisait pas. Elle secoua la tête, et prise dans ses souvenirs laissa le flot de paroles inhabituelles envahir à nouveau sa bouche. J’ai filé me cacher dans les branches d’un figuier, et quand j’ai ouvert ma main, engourdie d’avoir été trop serrée, j’ai découvert un petit bracelet, avec des breloques. C’était à moi, rien qu’à moi. J’étais tellement contente que tout l’après midi, sur la place d’Arles, j’ai dansé comme jamais je l’avais fait, faisant tinter mon bracelet à tout va. Et quand il a fallu rentrer, j’avais jamais gagné autant d’argent. Ma poche était si lourde que j’avais peur qu’elle se perce. Mais au lieu de jouer à l’épervier, j’étais pressée de rentrer pour donner le butin à mon père. Elle s’avança d’un pas franc et sans hésitation noua ses doigts aux nobiliaires, comme si elle avait besoin de courage pour articuler la dernière phrase. Pour mes neuf ans, je voulais qu’il me regarde et même, peut-être, qu’il me sourit. Si sa main resta nichée à la paume aimée, le regard d’ombre fuit avec la fin de l’histoire, laissant le temps en suspend de longues secondes avant de dodeliner de la tête.

J’sais que c’est vous qu’avez gagné, mais vous, me direz-vous une phrase ou deux ? Demanda-t-elle en cherchant d’un regard timide les prunelles disputées à la lueur vacillante des chandelles.
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Aimbaud
But if you stay for a while..
I'll try to think of something kind to say
And maybe if we pray for a while
St. Jude might hear my pleas
And see me on my knees

Because she knows how I adore you
We won't be fighting again tonight
Not if she knows I adore you
No fighting again tonight..

The ballad of Grimaldi — P. Doherty


Le marquis contempla la main fine et sombre nouée à la sienne. Questionnant l'étrangère du regard, il entreprit peu à peu de la chérir, de la flatter de caresses discrètes, et de l'enfermer dans l'ombre près de lui. Ainsi procèderait-il avec tout ce qu'elle consentirait à lui offrir. Il recueillerait chaque paroles et chaque frisson avec le scrupule d'un collectionneur, et les conserverait dans la pénombre, bien à l'abri, bien sauvegardés. Il fut touché par son récit, mais plus encore par la délicatesse avec laquelle elle s'ouvrait à lui. Il ôta donc jalousement la main de cette merveille à la lueur des bougies, et la tint contre le velours de son habit. Puis, tandis qu'elle achevait son histoire, il la guida vers le coffre-banquette au pied du lit, l'invitant avec des gestes simples à s'y asseoir avec lui. Évidement, il lui raconterait tout ce qu'elle voudrait.

La tête embrouillée de pensées parasites, alors que ses yeux se gavaient des contours que la fille présentait à la lumière, il chercha comment formuler à son tour un conte des mille-et-une-nuit assez palpitant pour faire durer la veillée. Les reliefs d'Axelle naviguaient, se cartographiaient au rythme de cet examen... Et le passé d'Aimbaud, là-dessus, tressautait, se confondait... Tenant entre ses mains celle de la bohémienne, il oublia son regard dans la gorge de cette dernière, un certain temps, avant de trouver les premiers mots de son histoire. L'air dans le vague, il raconta :


Moi... Je suis né en Anjou près des rives de la Mayenne... Je ne sortais guère du château. De là je voyais les vignes, les bois, les clochers. Petit, j'étais entouré des bons soins de toutes les femmes de ma famille, ma mère, mes tantes, ma grand-mère, et d'autres de la mesnie. J'avais mes cousins près de moi, et des enfants de paysans qui étaient de mes amis avec lesquels nous jouions sans aprioris. Et je crois qu'il est juste de dire qu'à cette époque j'étais l'enfant le plus heureux du royaume.

Il sourit brièvement avant d'appuyer son dos contre le châlit sculpté du couchage, s'installant plus confortablement pour reprendre :

Quand j'eus cinq ou six ans, ma mère me mena à Paris, rencontrer mon père. C'était, quoi qu'un peu étonnant quand j'y pense, la première fois que je devais le voir. Peut-être me l'avait-on présenté lorsque j'étais plus petit, mais je n'en ai jamais eu souvenir. Ma mère étant angevine, et lui bourguignon, et tous deux se trouvant trop attachés à leur devoir respectif, ils avaient pour coutume de se réunir ponctuellement à la cour de France. Nous fîmes plusieurs jours de voiture. Ma soeur venait de naître et n'était qu'un bébé. Ma mère et moi marchâmes longtemps dans le Louvre — qui, je dois bien l'avouer, me paraissait être la plus terrifiante forteresse jamais bâtie — je la tenais par la tombée de sa robe pour ne pas me perdre. Nous vîmes le roi qui sortait de son conseil avec beaucoup de Pairs de France. J'étais très nerveux, je me demandais lequel était le mien, je veux dire, de père. En vérité il n'était pas là. Il était dans ses quartiers et, bien que nous nous ayant fait annoncer à lui, il nous accueillit en se levant de sa chaise-percée !

La main toujours assujettie à celle d'Axelle, il croisa son autre bras contre lui, comme renfrogné et contempla pensivement les tapisseries.

C'était un homme très robuste, il devait avoir 40 ans, le cheveux noir, une barbe épaisse. Il se trouvait indisposé, et j'étais très humilié de le rencontrer dans cette situation grotesque. Mais ma mère ne parut pas choquée, elle l'embrassa et tritura sa barbe comme on fait avec le menton d'un chat, et puis elle lui présenta ma soeur, et moi. À ma soeur, il prononça des paroles folles de joie en l'embrassant. Il parlait très fort avec de grands gestes. À moi, il présenta un salut assez solennel. La visite dura, je fus questionné, l'on mangea, puis l'on m'envoya coucher. Le lendemain nous rentrâmes en Anjou, et l'on ne me parla plus de mon père avant bien des années.

Il adressa une mimique à son interlocutrice, presque rieur. Sa main agaça doucement la sienne, la faisant rebondir pour conclure.

C'est avec le temps que je compris la grande hostilité qui existait entre l'Anjou et la Bourgogne, et que de cela découlait qu'aucun de mes parents ne pouvait vivre sur les terres de l'autre.
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Axelle
Il n'est pas de hasard,
il est des rendez-vous,
pas de coïncidence
Aller vers son destin,
l'amour au creux des mains,
la démarche paisible
Porter au fond de soi,
l'intuition qui flamboie,
l'aventure belle et pure
Celle qui nous révèle,
superbes et enfantins,*


La main chaudement nichée au creux de la paume nobiliaire, le cœur battant d’avoir tant parlé sans même s’en rendre compte, elle écoutait chaque mot naissant aux lèvres mâles. Les tableaux décrits défilaient devant ses mirettes stupéfaites d’apercevoir dans l’invitation inopinée, un homme fort et large, au regard sans concession, trônant sur sa chaise percée. Son père n’avait été que ce qu’il avait été, mais ce spectacle lui avait toujours été épargné. Ainsi donc, là aussi, se nichait une différence entre noblesse et gueusaille ? Un instant affolée de découvrir le Marquis en pareille position, le ton de sa voix suffit à la rassurer pour la laisser attendrie devant un petit môme accroché aux jupons de sa mère avec la peur dans les yeux qu’elle ne disparaisse au coin d’un couloir. Sur ce qu’elle avait bien pu narrer, la mendicité, la fange et le glauque de cette masure fissurée paumée dans les marais de Camargue, il ne sembla pas s’offusquer alors que pourtant, le gouffre béait entre eux. Gouffre si large qu’aucune vassalité à venir ne pourrait combler. Peut-être car dans la béance les séparant, ils se retrouvaient sous le regard trop dur d’un père.

Alors que le silence reprenait ses droits entre les tentures lourdes de manigances oubliées, le regard gitan se redressa, observant en catimini ce profil bataillé à l’ombre, dévorant la ligne de nez, la courbe des pommettes et la rondeur humides des lèvres. Des confidences, la gitane n’en accordait qu’à Alphonse et pourtant, à cet instant baigné d’une connivence sereine, les questions, les mots, et les aveux se bousculaient dans la gorge brune en une avalanche désordonnée.

Sans lâcher la main pale, elle s’allongea sur le lit, les jambes ballantes comme une enfant, invitant le pierrot à la rejoindre contre son flanc.


Votre père, quand l’avez-vous revu ? Que c’est-il passé ? Vous a-t-il aimé un jour ? Le regard noir se perdit sur le plafond, entrelaçant ses caresses à celles de l’amant qui lui semblait plus nu que sous les poutres du grenier de Guyenne. Le mien est mort. enchaina-t-elle d’un ton neutre. Le vieux à voulu asseoir son autorité sur le clan voisin par un mariage. L’mien. Mais ça à pas marché. J’suis partie en pleine nuit, la veille des noces. Et l’vieux, plutôt qu’d’rendre l’argent échangé pour clore le contrat, l’a tout gardé. Et les terres promises, l’voisin en a jamais vu la couleur. Elle marqua une pause, la pulpe de son pouce massant distraitement la paume adorée. Et haussant les épaules, laissa tomber d’un ton ambigu. Pour cette affaire, ou p’tet pour une autre, on a retrouvé l’Casas un matin, baignant dans son sang, un large sourire rouge sur la gorge. Un ricanement ironique se faufila entre ses lèvres. Pour lui qui souriait jamais fallait l’faire. ‘Fin tout ça, c’est ce qu’on m’a raconté… Mais du coup, les contrats, qu’ils existent ou pas, ben j’préfère pas les signer cause que ça m’a jamais apporté rien d’bon. Qu’des fuites pis des larmes. Elle roula sur le coté se calant tout contre la chaleur de l’amant improbable qui chavirait son souffle. Je veux juste pas vous faire de mal. Pas vous embarrasser et je sais pas comment m’y prendre… Et je suis incapable de partir loin de toi.

Et plus tu t'ouvres à moi
et plus je m'aperçois
que lentement je m'ouvre.

*Etienne Daho-Ouverture.

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Aimbaud
Le marquis fondit doucement dans le sillage de son hôte, prenant place sur le lit. Il tâtonna prudemment sur la paillasse, soudain raide et hésitant. Ce lit, qui pourtant lui appartenait, lui semblait être devenu une terre étrangère, sur laquelle il devait débarquer avec précautions. Il appuya un coude, un avant-bras, se questionnant sur la bonne distance à garder entre son corps et cet autre plein de parfums, miroitant gentiment à la lumière des chandelles... Sa main se posa tout près, attendant peut-être une occasion de gravir tel ou tel ravissant et tiède édifice...

Hum... Je le revis peu avant ma majorité, prenant mes quartiers en Bourgogne. Je ne sais dire s'il m'a aimé, tout au plus se dérobait-il en ma présence ou faisait-il le pitre. Ma soeur avait sa préférence, je ne lui en tiens pas rigueur.

Mais quelle histoire effroyable que la votre, vous avez dû souffrir mille et mille peines...


À la dernière déclaration, et tandis qu'elle s'approchait, il sentit une colonne de frissons lui détaler le long de l'échine, et ses mains réagirent comme électriquement, abandonnant tout souci d'inhibition. Il ne pouvait décemment pas laisser une femme de cette sorte se blottir contre lui sans la toucher...! Folle ! Quelle provocation...! Une espèce de colère se serrait au fond de son ventre, soutenue par un désir qu'il ne pouvait plus dissimuler. Ses yeux s'écarquillèrent. Tout soudain, bondissant tel chien de chasse à l'ouverture de la cage, il enlaça sa voisine à grands tours de bras, l'emprisonna et s'enterra le visage dans sa chevelure pour l'embrasser, chaotique, excité et pressé comme un enfant. Sa propre brutalité le contentait et le navrait à la fois, qu'importait, c'était plus fort que lui ! Et tout en la meurtrissant de baisers, sa barbe piquant sa gorge tendre et l'arrête de ses dents lui rougissant la peau, il se mit brusquement à la gronder, presque sanglotant.

Vous ne savez pas ce que vous me faites ! Je brûle, je te désire de tous mes sangs. Rien de bon ne peut provenir de nous. À quoi bon me tracasser, vil démon ?! Cela t'amuse peut-être ? Allons, laisse-moi passer, faisons l'amour. Je t'aime. Je ne comprends rien à ces choix qu'il faut faire...

Malade de frustration, sa main s'immisça sans demander de pourparler entre les cuisses de la jeune-femme. Il s'y pressait, et l'embrassait partout, comme préparé à l'étouffer.

Nous sommes de bons amis, pas des amants ! Quelle pitoyable idée nous avons eue... Laisse-moi faire. Ne me refuse pas !...
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