Une chance incroyable avait soudain souri au groupe. Les sangliers semblaient se ruer en travers de leur chemin, désireux de tomber sous leurs coups. Frénétiques, ils tentaient cependant de sauver leurs vies et, à défaut, de la vendre chèrement. Chaque face à face laissait Wallerand un peu plus fatigué, un peu plus pantelant. Trop de tension faisait flageller, par intermittence, ses jambes serrées autour du petit cheval gris. Peut-être était-ce seulement le manque dhabitude de passer autant de temps en selle en une seule journée, après tout
Une telle endurance ne lui avait plus été nécessaire depuis longtemps. Depuis les derniers voyages pour affaires qui avaient occasionné leur arrivée à Bayonne. Encore que, en ces temps qui séloignaient déjà, les longues tirées à cheval aient été entrecoupées de haltes en diverses auberges pour se rassasier, dormir ou, simplement, boire une bonne chope de bière ou un godet dun quelconque alcool local.
Autant dire quil apprécia à sa juste valeur lidée dune pause latrines. Souillant sans lombre dun remords le côté dun tronc moussu, le jeune homme se rendit à lévidence : une vessie pleine pouvait accentuer limpression de lassitude. Linstant se révéla précieux ! Quelle douceur de ne plus être pressé, consciemment ou non, par la nature
Il remontait ses braies, soulagé et habité dun regain de vigueur, prenant garde à ne surtout pas tourner le regard vers les dames de peur de leur manquer involontairement de respect, quand une ombre fila devant lui. Des exclamations retentirent. Il y en avait dautres, encore dautres, toujours
Ils avaient dû pénétrer le territoire choisi par la harde après son lâcher. A coup sûr, ils sétaient rapprochés de leurs proies jusquà un lieu où elles devaient se sentir assez en sécurité pour circuler sans contrainte ni suspicion, ce que leurs récentes prises pouvaient les inciter à penser. Il y en avait eu tellement plus, en si peu de temps
Sans prendre le temps de savourer son regain de sérénité, le Beauharnais se précipita vers sa monture, récupérant au passage son épieu abandonné un instant contre le fût de larbre, et sauta de nouveau en selle. Il avait perdu le compte des sangliers quils avaient abattus. Cela avait été le fait de Toto, puis le sien, puis ceux dAlvira, dAcrisius, de Lily, du Duc encore, et tant dautres jusquà ces deux marcassins abattus par Alvira et Acrisius alors que le reste du groupe laissait échapper, ironie du destin, la mère qui leur avait donné le jour
Il ne savait plus combien avaient ainsi péri, et il fallait espérer que le mode dentreposage choisi leur permettrait de retrouver chacune des dépouilles.
Les trois ombres qui avaient été aperçues se sauvaient devant eux, courant éperdument pour sauver leurs vies. Le Créateur avait sans doute été bien cruel envers ces proies qui vivaient leurs derniers instants non dans le calme, comme la plupart des humains en rêvaient, mais dans une cavalcade et une peur sans nom. Ces porcs sauvages eurent, quant à eux, la bêtise de rester groupés. La meute neut pas à se séparer ou à ne se concentrer que sur un animal : lancée à toute vitesse, avalant la distance avec une ardeur que lavancement de la journée narrivait pas à entamer, les chiens mordaient et agaçaient déjà les futurs glands qui se substitueraient aux véritables fruits (qui constituaient, comble de lironie macabre, la principale nourriture des pauvres bêtes) des chênes auxquels ils finiraient ficelés.
Les sangliers couraient de toute leur puissance mais, voyant approcher leur perte, lun dentre eux se retourna et chargea brutalement, dans la folie de ses derniers instants, le groupe qui se rapprochait toujours plus. Seul un réflexe empêcha Acrisius de faire une nouvelle rencontre désagréable avec un suidé, car dun coup sec sur les rênes il écarta sa monture de la trajectoire du suidé avant de porter, sans doute plus par instinct que de manière consciente, un coup qui blessa la bête. Alvira, jamais loin du cadet des Beauharnais, laida alors à lachever, pendant que lattention du Duc et de ses deux compagnons se focalisait sur les deux qui continuaient de galoper désespérément devant eux. Bientôt, ils furent de nouveau cinq aux trousses des survivants. Les chiens redoublaient de vigueur à mesure que les sangliers faiblissaient. Les chevaux, sentant venir linstant décisif, ne ménageaient pas leur effort. Les cavaliers, tendus à lextrême, sapprêtaient à porter les coups, qui dépieu, qui dépée, qui de hache. Percés de toute part, les deux corps seffondrèrent. Lun, dune taille plus que respectable, fut le dernier encore debout et donna bien du fil à retordre aux chasseurs. Le Duc Toto y reconnut sans doute lauteur de lempreinte quil avait relevée. Le hisser dans les branches fut chose délicate, tant son volume et son poids étaient importants.
La poursuite les avait laissés haletants, bêtes et hommes. Avec une grimace qui marquait un certain dégoût, Wallerand essuya sur ses jambes le sang qui poissait ses mains. A mesure que la chasse avançait, gouttelettes et trainées rougeâtres venaient orner les habits de chacun et le pelage des chiens. Les caresser ne faisait quétaler sur leur fourrure les gouttes queux-mêmes récoltaient pendant les poursuites et lhallali, tout comme flatter les chevaux ornait leur robe de traces brunes. Lodeur chaude et métallique qui les avait saisis aux premières mises à mort en venait presque, par moment, à écoeurer Wallerand, qui éloignait alors pour tenter de respirer un air plus pur, mais à quoi cela servait-il réellement ? Pas à grand-chose, hélas, car si sa propre odeur de cheval, de cuir et de sang était supportable, celle dun groupe entier en guère meilleure situation nétait pas à proprement parler la même que celle dune roseraie fleurie aux plus beaux jours de lété. Au moins, les remugles de chiens mouillés et de sueur refroidie leur étaient épargnés par le beau temps
Les trouvailles, en revanche, semblaient à l'ordre du jour, car la Dame d'Aître-aux-Bossins en fit de nouveau une. Décidément, cette forêt regorgeait de surprises de toute nature... Sans doute de bons présages s'y cachaient-ils également. Cette idée fit sourire Wallerand, qui lui-même se mit en quête de présages de bon augure, en l'occurrence, au moins, des traces et empreintes du même acabit. De la chance, encore ? Oui, semblait-il, car peu après Lily s'exclamait de nouveau, et signalait à tous le sanglier qu'elle venait, tout juste, de voir.