Wallerand
[Machault, mai 1456]
Il avait été décidé que pour le bien de l'affaire familiale, il était indispensable de se procurer de ces luxueuses marchandises qui arrivaient, encore au compte-gouttes, du lointain Orient. Des rêves de poussière dorée, de pagodes aux toits rouges et aux murs colorés, d'hommes à la peau jaune livrant leurs épices, leurs soieries fines, leurs métaux précieux et leurs joyaux avaient fait leur chemin dans l'esprit des deux frères qui tenaient l'affaire. Eugène et son cadet avaient pour habitude de travailler de concert et avaient commencé, alors qu'ils sortaient à peine de l'enfance, à associer leurs fils aînés au négoce. S'ils devaient continuer l'activité de leurs pères, autant qu'ils se connaissent, qu'ils s'entendent et qu'ils sachent travailler ensemble, n'est-ce pas ?
Aussi les cousins Wallerand et Nortimer se connaissaient-ils bien. Du moins, dans leurs jeunes années, avaient-ils eu des distractions et un emploi communs, ce qui leur avait donné une certaine habitude l'un de l'autre. Cependant, Nortimer, d'un an le cadet de Wallerand, s'était signalé assez tôt par une conduite houleuse et parfois décriée dans la bonne ville de Machault. Et quand il avait été question de commerce avec l'Orient, de caravanes partant vers le lointain Empire du Soleil Levant, il avait été tout désigné pour en prendre la tête. Un peu d'éloignement ne pouvait pas lui nuire... Oh, juste quelques années, le temps de se faire oublier des bonnes personnes et de revenir auréolé de la gloire d'avoir accompli le dangereux et interminable périple menant jusqu'à des rivages encore fort méconnus.
Des années devaient passer sans que les autres Beauharnais aient la moindre nouvelle de l'expédition. Elle fut considérée comme perdue, portant un coup à l'affaire familiale. Et on supposa que Nortimer avait disparu avec elle.
[Mont-de-Marsan, mi-mars 1463]
Ils passaient de plus en plus de temps ensemble, au grand plaisir de Wallerand, malgré la surveillance exercée par une certaine Marie-Clarence qui, elle, n'était pas évêque. Ce jour-là, Bella avait réussi à échapper à son corbeau-chaperon-carmélite-camériste - tout ça, oui, et ce n'était pas peu dire que l'exercice de contournement de sa vigilante garde était difficile et demandait autant de doigté que d'imagination - et ils s'étaient retrouvés dans une taverne montoise, dans l'agitation joyeuse de la capitale. Face à face, deux chopes entre eux, ils devisaient, cachant tant bien que mal des mains qui se frôlaient parfois, laissant leurs jambes s'entrelacer sous la table. Partant d'une discussion sur les meilleurs fournisseurs montois ès tissus et des meilleurs couturiers locaux, le Beauharnais n'avait rien trouvé de mieux à faire que de s'embarquer dans le récit d'une négociation rocambolesque avec un négociant génois au sujet de balles de soie d'Orient.
Et là, cette espèce de margoulin me répond...
La fin de l'anecdote attendrait. Le regard du Beauharnais fut attiré par la silhouette d'un homme qui passait le seuil de la taverne. Il avait l'impression curieuse de la reconnaître, même s'il ne l'avait plus vu depuis une éternité. Fixant l'arrivant, il courait après le nom de celui qu'il lui rappelait. Et soudain, la lumière fut, provoquant un sursaut. Le visage était plus marqué, plus creusé peut-être, le corps plus puissant. Il n'avait pas cette barbe naissante quand ils s'étaient vus pour la dernière fois, mais ils étaient encore assez jeunes alors. Depuis quand avait-il disparu ? Six, sept ans ? Comment était-ce possible ?
Nortimer ? L'exclamation incontrôlée n'était que le reflet de la surprise de Wallerand. Un sourire d'excuse à la jeune fille plus tard, il se penchait vers elle pour lui glisser : Excusez-moi.
Qu'il aurait aimé l'embrasser... Mais en un lieu aussi fréquenté, il ne pouvait se permettre qu'un regard caressant à l'adresse de sa maîtresse. Plus tard, s'ils parvenaient à éloigner encore les serres du corbeau, il pourrait sans doute lui prouver son amour d'une autre manière, sans cette retenue à laquelle il se contraignait tant bien que mal. S'arrachant à regret à son regard de jade, le Gascon se leva et se dirigea vers son cousin. Il était sûr que c'était lui. Et l'idée que ce cousin qu'il avait cru mort avait en fait survécu le remplissait d'une gratitude profonde envers ce Dieu qui parfois avait l'air si lointain - quoique, depuis un bon mois désormais, il fallait admettre que le Beauharnais le trouvait particulièrement généreux à son égard. De soulagement, aussi. Que son père aurait aimé savoir son neveu en vie... D'une tape sur l'épaule, il se signala à lui sur un joyeux :
Norti ! Qu'est-ce que tu fais là ? Quand est-ce que tu es revenu ? Viens t'asseoir, je crois qu'on a plein de choses à se raconter !
Lui faisant signe de le suivre, il le mena jusqu'à la table qu'ils occupaient, et il reprit, s'installant cette fois à côté de la jeune fille :
Bella, j'ai la joie de vous présenter mon cousin Nortimer, que nous croyions perdu quelque part dans les déserts d'Orient. Nortimer, voici Sa Grandeur Christabella de Castel-Vilar Jauzac, ma... Nièce ! Non, pas crédible, Acrisius était bien loin de la simple idée d'avoir des enfants. Et puis elle était quand même un peu vieille pour être la fille de son frère. Allez, tant pis... Une femme qui m'est particulièrement chère. Mais motus !
Et bouche cousue. Cela dit, ils avaient tellement de temps à rattraper que la révélation passerait sans doute à la trappe !
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Il avait été décidé que pour le bien de l'affaire familiale, il était indispensable de se procurer de ces luxueuses marchandises qui arrivaient, encore au compte-gouttes, du lointain Orient. Des rêves de poussière dorée, de pagodes aux toits rouges et aux murs colorés, d'hommes à la peau jaune livrant leurs épices, leurs soieries fines, leurs métaux précieux et leurs joyaux avaient fait leur chemin dans l'esprit des deux frères qui tenaient l'affaire. Eugène et son cadet avaient pour habitude de travailler de concert et avaient commencé, alors qu'ils sortaient à peine de l'enfance, à associer leurs fils aînés au négoce. S'ils devaient continuer l'activité de leurs pères, autant qu'ils se connaissent, qu'ils s'entendent et qu'ils sachent travailler ensemble, n'est-ce pas ?
Aussi les cousins Wallerand et Nortimer se connaissaient-ils bien. Du moins, dans leurs jeunes années, avaient-ils eu des distractions et un emploi communs, ce qui leur avait donné une certaine habitude l'un de l'autre. Cependant, Nortimer, d'un an le cadet de Wallerand, s'était signalé assez tôt par une conduite houleuse et parfois décriée dans la bonne ville de Machault. Et quand il avait été question de commerce avec l'Orient, de caravanes partant vers le lointain Empire du Soleil Levant, il avait été tout désigné pour en prendre la tête. Un peu d'éloignement ne pouvait pas lui nuire... Oh, juste quelques années, le temps de se faire oublier des bonnes personnes et de revenir auréolé de la gloire d'avoir accompli le dangereux et interminable périple menant jusqu'à des rivages encore fort méconnus.
Des années devaient passer sans que les autres Beauharnais aient la moindre nouvelle de l'expédition. Elle fut considérée comme perdue, portant un coup à l'affaire familiale. Et on supposa que Nortimer avait disparu avec elle.
[Mont-de-Marsan, mi-mars 1463]
Ils passaient de plus en plus de temps ensemble, au grand plaisir de Wallerand, malgré la surveillance exercée par une certaine Marie-Clarence qui, elle, n'était pas évêque. Ce jour-là, Bella avait réussi à échapper à son corbeau-chaperon-carmélite-camériste - tout ça, oui, et ce n'était pas peu dire que l'exercice de contournement de sa vigilante garde était difficile et demandait autant de doigté que d'imagination - et ils s'étaient retrouvés dans une taverne montoise, dans l'agitation joyeuse de la capitale. Face à face, deux chopes entre eux, ils devisaient, cachant tant bien que mal des mains qui se frôlaient parfois, laissant leurs jambes s'entrelacer sous la table. Partant d'une discussion sur les meilleurs fournisseurs montois ès tissus et des meilleurs couturiers locaux, le Beauharnais n'avait rien trouvé de mieux à faire que de s'embarquer dans le récit d'une négociation rocambolesque avec un négociant génois au sujet de balles de soie d'Orient.
Et là, cette espèce de margoulin me répond...
La fin de l'anecdote attendrait. Le regard du Beauharnais fut attiré par la silhouette d'un homme qui passait le seuil de la taverne. Il avait l'impression curieuse de la reconnaître, même s'il ne l'avait plus vu depuis une éternité. Fixant l'arrivant, il courait après le nom de celui qu'il lui rappelait. Et soudain, la lumière fut, provoquant un sursaut. Le visage était plus marqué, plus creusé peut-être, le corps plus puissant. Il n'avait pas cette barbe naissante quand ils s'étaient vus pour la dernière fois, mais ils étaient encore assez jeunes alors. Depuis quand avait-il disparu ? Six, sept ans ? Comment était-ce possible ?
Nortimer ? L'exclamation incontrôlée n'était que le reflet de la surprise de Wallerand. Un sourire d'excuse à la jeune fille plus tard, il se penchait vers elle pour lui glisser : Excusez-moi.
Qu'il aurait aimé l'embrasser... Mais en un lieu aussi fréquenté, il ne pouvait se permettre qu'un regard caressant à l'adresse de sa maîtresse. Plus tard, s'ils parvenaient à éloigner encore les serres du corbeau, il pourrait sans doute lui prouver son amour d'une autre manière, sans cette retenue à laquelle il se contraignait tant bien que mal. S'arrachant à regret à son regard de jade, le Gascon se leva et se dirigea vers son cousin. Il était sûr que c'était lui. Et l'idée que ce cousin qu'il avait cru mort avait en fait survécu le remplissait d'une gratitude profonde envers ce Dieu qui parfois avait l'air si lointain - quoique, depuis un bon mois désormais, il fallait admettre que le Beauharnais le trouvait particulièrement généreux à son égard. De soulagement, aussi. Que son père aurait aimé savoir son neveu en vie... D'une tape sur l'épaule, il se signala à lui sur un joyeux :
Norti ! Qu'est-ce que tu fais là ? Quand est-ce que tu es revenu ? Viens t'asseoir, je crois qu'on a plein de choses à se raconter !
Lui faisant signe de le suivre, il le mena jusqu'à la table qu'ils occupaient, et il reprit, s'installant cette fois à côté de la jeune fille :
Bella, j'ai la joie de vous présenter mon cousin Nortimer, que nous croyions perdu quelque part dans les déserts d'Orient. Nortimer, voici Sa Grandeur Christabella de Castel-Vilar Jauzac, ma... Nièce ! Non, pas crédible, Acrisius était bien loin de la simple idée d'avoir des enfants. Et puis elle était quand même un peu vieille pour être la fille de son frère. Allez, tant pis... Une femme qui m'est particulièrement chère. Mais motus !
Et bouche cousue. Cela dit, ils avaient tellement de temps à rattraper que la révélation passerait sans doute à la trappe !
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