Wallerand
Lou Moun, mi-avril 1463. D'une belle et grande maison de pierre récemment acquise par une jeune comtesse émergeait à grandes enjambées un homme au sourire heureux. Inhabituellement débraillé, il tendit l'éclatant tintement des cloches et tomba de la marche dans la course. Il n'avait pas un instant à perdre... Tel qu'il était parti, il aurait réellement du retard. C'était bien beau de le prédire, ça aurait été mieux de l'éviter ! Aussi fut-ce une vraie trombe qui poussa la porte d'une auberge, proche de la salle de doléances, où il avait pris ses repas pendant un moment avant d'obtenir de la patronne une triple livraison hebdomadaire pour ses soupers. Et la trombe tonna, à l'adresse d'Adalarde la bourrue, qui ne manquerait pas de lui rappeler son surnom préféré :
Adalaaaaaarde !
Qu'est-ce qu't'as, à beugler comme un viau, l'Wallchiant ?
Bah... J'ai une invitée ce soir, tu pourrais allonger un peu la marmite, s'il te plait ? Du coup, je reviendrais demain pour te reprendre quelque chose.
C'est-y pas qu'tu invites du monde ! Coquin, va, t'as mis l'grappin sur qui c'te fois ? Une blonde, une brune ? T'as osé une rousse ? Elle vient d'où, la donze ? Dis-moi qu'c'est pas d'la gueusaille puante de traine-la rue, hein, t'as pas assez faim pour ça ?
Pas de gueusaille, non... Et c'est pas comme s'il y avait du monde dans ma vie, hein, tu sais tout.
Moui moui moui, je vois ton oeil égrillard ! Confesse-toi à la bonn'mère Adalarde !
Je te dirai ça plus tard... Bon, tu as la deuxième portion ?
Mais oui, j'l'ai ! File, t'encombres l'auberge, j't'envoie le p'tiot. Zou ! Zou !
Un large geste du balai agité par la patronne accompagna la péremptoire assertion, si large qu'il manqua de toucher le Beauharnais à la pommette. Reculant, les mains levées en un geste de défense, il se sauva sur un rigolard : Merci beaucoup, ne va pas l'éborgner avant de me l'envoyer ! Rue des pendus, au-dessus de chez le savetier !
Une bonne chose de faite. Ne restait plus que... Dans l'ordre... Passer chez un boulanger pour avoir du pain à tranchoir. Passer chercher une ou deux brassées de fleurs odorantes à répandre chez lui pour ôter l'odeur du cuir montant de l'échoppe du savetier. Rentrer à l'appartement et allumer un feu pour tenir la marmite au chaud. Nettoyer l'appartement. Se laver. Et se changer. Facile ! N'importe qui en aurait fait autant... Aussi, au pas de charge, Wallerand s'engagea-t-il dans les allées bien connues du marché de la capitale gasconne, à la recherche de la marchande de fleurs qui l'avait sauvé deux mois plus tôt. Deux mois... Il n'était plus le même homme. Celui qui vivait avec Sashah se prosternait devant une idole qu'il souffrait de ne pas arriver à rendre heureuse et dont il sentait confusément qu'elle ne ferait aucun effort pour s'adapter quelques mois encore à son rythme de travail. Le Wallerand vieilli de deux mois était un homme éperdu, touché, conquis, sorti d'un éveil du coeur pour entrer dans un sentiment plus profond, plus complexe, plus puissant. Un homme neuf. Un homme heureux, tout simplement.
Bientôt, il avait la bourse allégée de quelques écus et les bras encombrés d'une jonchée de tiges d'iris longues, à l'enivrante odeur de renouveau, ainsi que d'un grand pain dans lequel il pourrait tailler les solides tranchoirs nécessaires pour se régaler de l'axoa d'Adalarde. D'un pas vif, ralenti cependant par la crainte de perdre une partie de sa précieuse cargaison, le jeune homme se taillait un chemin dans les rues encombrées de la ville, jusqu'à retrouver l'entrée bien connue de la rue des pendus. Quand il avait acheté l'appartement à un bourgeois désireux de doter l'une de ses filles, il avait vu un signe dans le nom de la voie. Désormais, il préférait y associer le mythe du pendu dépendu. "J'aimerai de nouveau quand le coq qui est sur cette broche se couvrira de plumes et se remettra à chanter !" Eh bien, les miracles devaient exister...
Sur un salut au savetier qui occupait le rez-de-chaussée de la bâtisse, le Beauharnais s'engouffra dans une étroite porte cochère qui donnait dans une cour, à l'arrière de l'échoppe, au milieu de laquelle se dressait un petit kiosque abritant un puits. Tout autour s'ordonnaient les encorbellements irréguliers de murs de torchis aux poutres sculptées, peintes de couleurs plus ou moins défraichies. Au rez-de-cour s'alignaient diverses échoppes qui entretenaient une joyeuse activité étouffée par l'avancée des murs. A chaque étage courait autour de cette cour une galerie de bois, soutenue de solides poutres faisant office de colonnes. Un escalier en colimaçon, à chaque angle, desservait cet étonnant agencement, qui avait arrêté la décision du jeune homme. Empruntant sans hésiter l'escalier qui le rapprocherait le plus de la porte de son appartement, il en gravit quatre à quatre les degrés, paniqué désormais à l'idée de manquer de temps, et poussa la porte de son chez-lui montois.
L'appartement était constitué d'une seule pièce, plus longue que large, dotée à une extrémité d'un petit âtre. De l'autre côté s'étirait un paravent, derrière lequel se devinait un coin du lit du Beauharnais et deux coffres placés bout à bout, l'un renfermant l'essentiel de sa garde-robe et l'autre servant au linge de maison. Au milieu de la pièce trônait une table de bois massif - et ça avait été une vraie galère, partagée avec le bon savetier du rez-de-chaussée, que de la hisser jusque là -, accompagnée de trois tabourets. Il n'avait jamais spécialement invité dans cet espace réduit éclairé par deux fenêtres à encadrement de bois sculpté, préférant aller retrouver du monde en taverne plutôt que de confiner ses amis dans un local assez restreint. Le plancher grinçait amicalement sous son pas à certains endroits. Près de l'âtre, à côté d'un balai appuyé au mur, d'un certain nombre de bûches et d'un seau, gisait un long bâton, proche de ceux qu'affectionnaient les pèlerins, et un siège à haut dossier trônait à côté d'une bibliothèque. Sur ses rayonnages s'étalaient principalement des feuillets empilés, divers ustensiles allant du couteau à la louche en passant par la cuiller, et quelques boîtes de bois, renfermant Dieu sait quel vrai ou faux trésor, comme une bague dotée d'un disgracieux chaton en forme de crapaud censé porter bonheur.
Retrouvant cet environnement familier, le Beauharnais avança à longues enjambées pour déposée la jonchée sur son lit. Le coup de balai fut rapide et expéditif. Il manquait de temps, il le sentait, il le savait. Bêtement, cependant, il ne raviva les braises qui mouraient tranquillement dans l'âtre qu'après cela, et projeta donc de la cendre un peu partout autour de lui. Pestant contre sa propre maladresse, il réitéra son rapide ménage avant de disposer une modeste nappe écrue sur la table et de disposer les iris sur les coffres et de chaque côté des futurs tranchoirs. Qu'est-ce qu'il restait à faire ? Attendre le commis d'Adalarde. Se laver. Se changer. Et... C'était tout ? Oh, tant qu'à faire, couper les tranchoirs. Ni une ni deux, c'était expédié, un nouveau coup de balai poussait les miettes dehors et un seau d'eau lui procurait de quoi se laver sommairement, sans crainte du regard des badauds, sur la galerie. Au moins, il n'en mettrait pas partout à l'intérieur...
Evidemment, le commis arriva au plus mauvais moment, quand un Wallerand vêtu uniquement de ses braies s'apprêtait à passer une chemise et le pourpoint qu'il prévoyait d'étrenner ce soir-là. Il lui fallait une grande occasion... Aussi fut-ce torse nu, sous l'oeil effaré du garçon d'une douzaine d'années envoyé par Adalarde, qu'il lui fit un grand signe du bras en lui enjoignant de montrer. Tout en dignité, le Wallchiant. Ca confinait à l'art... Bref, une fois le garçon revenu de sa surprise face à son client - qui paya dument ce qui avait été convenu avec la patronne augmenté, évidemment, du surplus nécessaire -, l'axoa livré dans une petite marmite fut remis à chauffer sur l'âtre.
Et les cloches sonnèrent. Panique, stupeur ! Etait-il donc déjà l'heure ? Comme un fou, le Beauharnais se précipita sur les habits qu'il n'avait pas encore eu le temps de mettre. La chemise fut rapidement lacée, le pourpoint passé, les bottes enfilées. Autant que le permettaient ses doigts tremblants d'impatience. Bientôt, intégralement vêtuil se rua vers la rue. Il était en retard, c'était prévu... Mais il était dit qu'il attendrait la dame de ses pensées encore un peu, et bientôt il était appuyé, avec une nonchalance qui n'était que de façade, au mur qui séparait l'échoppe du savetier à l'enseigne grinçante de la porte cochère dont il venait d'émerger.
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Adalaaaaaarde !
Qu'est-ce qu't'as, à beugler comme un viau, l'Wallchiant ?
Bah... J'ai une invitée ce soir, tu pourrais allonger un peu la marmite, s'il te plait ? Du coup, je reviendrais demain pour te reprendre quelque chose.
C'est-y pas qu'tu invites du monde ! Coquin, va, t'as mis l'grappin sur qui c'te fois ? Une blonde, une brune ? T'as osé une rousse ? Elle vient d'où, la donze ? Dis-moi qu'c'est pas d'la gueusaille puante de traine-la rue, hein, t'as pas assez faim pour ça ?
Pas de gueusaille, non... Et c'est pas comme s'il y avait du monde dans ma vie, hein, tu sais tout.
Moui moui moui, je vois ton oeil égrillard ! Confesse-toi à la bonn'mère Adalarde !
Je te dirai ça plus tard... Bon, tu as la deuxième portion ?
Mais oui, j'l'ai ! File, t'encombres l'auberge, j't'envoie le p'tiot. Zou ! Zou !
Un large geste du balai agité par la patronne accompagna la péremptoire assertion, si large qu'il manqua de toucher le Beauharnais à la pommette. Reculant, les mains levées en un geste de défense, il se sauva sur un rigolard : Merci beaucoup, ne va pas l'éborgner avant de me l'envoyer ! Rue des pendus, au-dessus de chez le savetier !
Une bonne chose de faite. Ne restait plus que... Dans l'ordre... Passer chez un boulanger pour avoir du pain à tranchoir. Passer chercher une ou deux brassées de fleurs odorantes à répandre chez lui pour ôter l'odeur du cuir montant de l'échoppe du savetier. Rentrer à l'appartement et allumer un feu pour tenir la marmite au chaud. Nettoyer l'appartement. Se laver. Et se changer. Facile ! N'importe qui en aurait fait autant... Aussi, au pas de charge, Wallerand s'engagea-t-il dans les allées bien connues du marché de la capitale gasconne, à la recherche de la marchande de fleurs qui l'avait sauvé deux mois plus tôt. Deux mois... Il n'était plus le même homme. Celui qui vivait avec Sashah se prosternait devant une idole qu'il souffrait de ne pas arriver à rendre heureuse et dont il sentait confusément qu'elle ne ferait aucun effort pour s'adapter quelques mois encore à son rythme de travail. Le Wallerand vieilli de deux mois était un homme éperdu, touché, conquis, sorti d'un éveil du coeur pour entrer dans un sentiment plus profond, plus complexe, plus puissant. Un homme neuf. Un homme heureux, tout simplement.
Bientôt, il avait la bourse allégée de quelques écus et les bras encombrés d'une jonchée de tiges d'iris longues, à l'enivrante odeur de renouveau, ainsi que d'un grand pain dans lequel il pourrait tailler les solides tranchoirs nécessaires pour se régaler de l'axoa d'Adalarde. D'un pas vif, ralenti cependant par la crainte de perdre une partie de sa précieuse cargaison, le jeune homme se taillait un chemin dans les rues encombrées de la ville, jusqu'à retrouver l'entrée bien connue de la rue des pendus. Quand il avait acheté l'appartement à un bourgeois désireux de doter l'une de ses filles, il avait vu un signe dans le nom de la voie. Désormais, il préférait y associer le mythe du pendu dépendu. "J'aimerai de nouveau quand le coq qui est sur cette broche se couvrira de plumes et se remettra à chanter !" Eh bien, les miracles devaient exister...
Sur un salut au savetier qui occupait le rez-de-chaussée de la bâtisse, le Beauharnais s'engouffra dans une étroite porte cochère qui donnait dans une cour, à l'arrière de l'échoppe, au milieu de laquelle se dressait un petit kiosque abritant un puits. Tout autour s'ordonnaient les encorbellements irréguliers de murs de torchis aux poutres sculptées, peintes de couleurs plus ou moins défraichies. Au rez-de-cour s'alignaient diverses échoppes qui entretenaient une joyeuse activité étouffée par l'avancée des murs. A chaque étage courait autour de cette cour une galerie de bois, soutenue de solides poutres faisant office de colonnes. Un escalier en colimaçon, à chaque angle, desservait cet étonnant agencement, qui avait arrêté la décision du jeune homme. Empruntant sans hésiter l'escalier qui le rapprocherait le plus de la porte de son appartement, il en gravit quatre à quatre les degrés, paniqué désormais à l'idée de manquer de temps, et poussa la porte de son chez-lui montois.
L'appartement était constitué d'une seule pièce, plus longue que large, dotée à une extrémité d'un petit âtre. De l'autre côté s'étirait un paravent, derrière lequel se devinait un coin du lit du Beauharnais et deux coffres placés bout à bout, l'un renfermant l'essentiel de sa garde-robe et l'autre servant au linge de maison. Au milieu de la pièce trônait une table de bois massif - et ça avait été une vraie galère, partagée avec le bon savetier du rez-de-chaussée, que de la hisser jusque là -, accompagnée de trois tabourets. Il n'avait jamais spécialement invité dans cet espace réduit éclairé par deux fenêtres à encadrement de bois sculpté, préférant aller retrouver du monde en taverne plutôt que de confiner ses amis dans un local assez restreint. Le plancher grinçait amicalement sous son pas à certains endroits. Près de l'âtre, à côté d'un balai appuyé au mur, d'un certain nombre de bûches et d'un seau, gisait un long bâton, proche de ceux qu'affectionnaient les pèlerins, et un siège à haut dossier trônait à côté d'une bibliothèque. Sur ses rayonnages s'étalaient principalement des feuillets empilés, divers ustensiles allant du couteau à la louche en passant par la cuiller, et quelques boîtes de bois, renfermant Dieu sait quel vrai ou faux trésor, comme une bague dotée d'un disgracieux chaton en forme de crapaud censé porter bonheur.
Retrouvant cet environnement familier, le Beauharnais avança à longues enjambées pour déposée la jonchée sur son lit. Le coup de balai fut rapide et expéditif. Il manquait de temps, il le sentait, il le savait. Bêtement, cependant, il ne raviva les braises qui mouraient tranquillement dans l'âtre qu'après cela, et projeta donc de la cendre un peu partout autour de lui. Pestant contre sa propre maladresse, il réitéra son rapide ménage avant de disposer une modeste nappe écrue sur la table et de disposer les iris sur les coffres et de chaque côté des futurs tranchoirs. Qu'est-ce qu'il restait à faire ? Attendre le commis d'Adalarde. Se laver. Se changer. Et... C'était tout ? Oh, tant qu'à faire, couper les tranchoirs. Ni une ni deux, c'était expédié, un nouveau coup de balai poussait les miettes dehors et un seau d'eau lui procurait de quoi se laver sommairement, sans crainte du regard des badauds, sur la galerie. Au moins, il n'en mettrait pas partout à l'intérieur...
Evidemment, le commis arriva au plus mauvais moment, quand un Wallerand vêtu uniquement de ses braies s'apprêtait à passer une chemise et le pourpoint qu'il prévoyait d'étrenner ce soir-là. Il lui fallait une grande occasion... Aussi fut-ce torse nu, sous l'oeil effaré du garçon d'une douzaine d'années envoyé par Adalarde, qu'il lui fit un grand signe du bras en lui enjoignant de montrer. Tout en dignité, le Wallchiant. Ca confinait à l'art... Bref, une fois le garçon revenu de sa surprise face à son client - qui paya dument ce qui avait été convenu avec la patronne augmenté, évidemment, du surplus nécessaire -, l'axoa livré dans une petite marmite fut remis à chauffer sur l'âtre.
Et les cloches sonnèrent. Panique, stupeur ! Etait-il donc déjà l'heure ? Comme un fou, le Beauharnais se précipita sur les habits qu'il n'avait pas encore eu le temps de mettre. La chemise fut rapidement lacée, le pourpoint passé, les bottes enfilées. Autant que le permettaient ses doigts tremblants d'impatience. Bientôt, intégralement vêtuil se rua vers la rue. Il était en retard, c'était prévu... Mais il était dit qu'il attendrait la dame de ses pensées encore un peu, et bientôt il était appuyé, avec une nonchalance qui n'était que de façade, au mur qui séparait l'échoppe du savetier à l'enseigne grinçante de la porte cochère dont il venait d'émerger.
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