[Sur une route de la région la plus pauvre du Royaume]
Ça fait mal, bien sûr. Des jours durant, avancer, le ventre noué par la faim, le corps affaibli, et cette douleur encore vive au visage. Il faudrait être cinglée pour dire qu'elle va très bien.
Le vagabond qui la croise sur le chemin le remarque, d'ailleurs :
Bonjour mam'zelle, tout va comme vous voulez ?
Oui, très bien, merci, et vous ?
Hum... oui, bon.. passons.
Des banalités échangées sur les routes, des missives qui lui parviennent dès qu'elle met un pied en ville. La routine. La voyageuse en sourirait presque. Peu importe les cris, les pleurs, les joies, le jour continuera à se lever tout autant. Et le Soleil continuera de les narguer, réchauffant la nature environnante, lui permettant de s'habiller de couleurs bucoliques. Contrastant avec les peines et les cadavres qui jalonnent les sentiers.
Quant à la jeune fille, c'est à peine si ça l'atteint. Les jours se ressemblent, monochromes à travers le voile posé sur son esprit. L'essentiel étant de ne pas tomber et de continuer à aller vers la destination qu'elle s'est fixée. La sensation de faim s'éloigne petit à petit, et les sentiments, et bien... peut-être qu'ils surgiront plus tard, qui sait. Le paysage devient familier, en revanche. Un air chargé de rancoeur et d'amertume, des maisons en ruine, des villages dans le même état... jusqu'au Duché.
Elle ramène les vestiges de sa cape sur son visage, et va se cacher derrière des bosquets. Pas envie de faire des rencontres qui pourraient s'avérer néfastes pour la vagabonde. Elle avancera de nuit.
En attendant, dans les teintes en clair-obscur des fourrés, les paupières se closent.
Et elle se voit en train de marcher. Décidément, c'est une manie, même quand la jouvencelle dort, elle ne sait pas se poser.
Sauf que là, c'est compliqué : devant elle, un chemin jalonné d'épingles. Derrière, le chemin est empli d'aiguilles.
A croire qu'elle est coincée, et qu'elle devra s'écorcher quoiqu'il arrive. Sont vraiment cinglés les gens. S'amuser à balancer des trucs aussi dangereux sur les routes. Sûrement des mauvais farceurs qui doivent rire de la pauvre personne qui essaierait de s'y engager.
J'le prends de quelle couleur celui-là ? Mets un ton un peu plus froid chérie, ça équilibrera. Du blanc ? Nan, avec le reste ça va déteindre rapidement.
Elle tourne la tête en direction des voix. Ah, un petit sentier planqué sous les mauvaises herbes. C'est que ça pousse très vite ces choses-là. Mais bon... même si c'est moche et ça gratte, contrairement aux deux chemins, ça lui fera pas mal. Hop, suffit de tout déblayer avec son épée. Arme qui se trouve dans ses mains on sait pas comment.
Du vert ? Mais t'as aucun goût ou quoi ?
Une clairière, un arbre, et trois femmes en dessous. Vue la ressemblance, elles sont sûrement surs. Toutes.
Bon, je vais prendre celui-là, il me semble une bonne couleur. Faudrait peut-être lui demander son avis, avant, non ? Puisqu'elle en est là de son plein gré.
La dernière ayant parlé désigne d'un mouvement de tête la rêveuse, et trois regards convergent vers elle.
Euh... bonjour. Trouver quoi répondre, vite, pas laisser le silence s'installer.
Elle regarde l'arbre, le fleuve en dessous... Ah tiens c'est marrant, si on ne faisait pas attention, on pouvait se dire que le bruissement des feuilles, ça faisait des voix. Comme un immense brouhaha. Heureusement qu'elle sait que c'est qu'un arbre, hein.
Avec des femmes qui tissent en dessous et semblent attendre sa réaction. Ah oui, c'est vrai.
Ah, euh.. Mon avis. Mais... sur quoi ?
Le sourire des trois commères s'élargit.
Et bien, sur ce que tu veux. Tiens, on va faire un jeu. Tu vois les objets que l'on tient dans nos mains ? Choisis en un, ou garde ton épée. De toute façon tu ne peux pas t'encombrer de plus d'un objet, dans ton état.
La plus jeune poursuit avec un sourire un tantinet ironique.
De plus, tu as bien vu que ton épée t'as fait autant de mal que tu en as infligé aux autres, petit valet.
Mais voyons, surette, elle n'est plus un valet! Regarde, elle a voulu grandir et s'est affranchie. Oh, oui, au temps pour moi. Elle est plus proche de la Dame, actuellement.
Ah non hein, je suis pas une Dame, moi.
Hinhinhin.. Et tu serais quoi ? Ma belle, tu sais, ce que tu as fait ne constitue pas une régression. Et puis...
La cadette, plus douce, lui soulève doucement une partie de la cape qui recouvrait son visage. Tu as suffisamment payé. Oh, c'est vrai qu'il te faut encore choisir, sommes-nous bêtes.
Vois.
Chacune tend un objet différent : la plus jeune, une bourse dont des deniers débordent. La cadette, un mécanisme fabriqué avec des bouts de bois, assemblage de bâtons. La dernière, un calice empli d'un breuvage à la robe vermeille.
Ben...euh... J'en sais trop rien, moi, hein.
Puis surtout, elle est pas sûre de tout piger. Vivement qu'elle parte d'ici et reprenne la route.
Désolée, tu es encore un peu perdue. On va t'aider à faire le tri.
Alors, les deniers, tu aurais pu les avoir, tu les a écartés par le passé. Et au final, tu n'as pas changée. Pas les deniers, donc. L'assemblage de bâtons... ça pourrait être intéressant. Mais tu seras vite bloquée, et tu t'y es essayée par le passé aussi. Pas très concluant, n'est-ce pas ? Il te reste le choix entre le calice et ton épée. Étancher ta soif avec les fruits que tu as récoltés, ou repartir comme tu es venue. Toi qui choisis.
Et le choix est vite fait. L'épée lui rappelle trop de souvenirs. Puis il fait soif. La jouvencelle lâche donc son arme pour prendre la coupe et se désaltérer.
Mais...
Aussitôt elle recrache ce qu'elle a bu. Seul lui reste ce goût âcre et métallique, un goût qu'elle connaît bien.
C'est pas du vin, c'est du sang, dans votre calice, là!
Huhuhu, que tu es naïve... vraiment, tu es... naïve. On n'a jamais dit que c'était du vin, ma chère. Mais les fruits de ton labeur. Tu as bien moissonné, tu sais. Regarde, tu en as encore plein les mains. Être libre, c'est aussi prendre ses responsabilités, et tu n'as pas le droit d'oublier ce goût-là, ni la manière dont tu y as goûté.
Horrifiée, elle regarde les trois bonnes femmes qui ricanent. Puis prend conscience du poids dans sa main. L'épée est à nouveau là.
Vous m'avez menti, y a jamais eu d'histoire de choix, en fait. Je peux pas renoncer à mon arme, et vous le saviez, elle veut pas se décoller.
La cadette a un sourire désolé puis s'avance.
Mais non, mais non, le prends pas mal. Mais tu es naïve, c'est vrai. Faire un choix ne signifie pas se débarrasser du reste. Prendre le calice est sage. Et puis, regarde.
Du doigt, la tisseuse désigne l'épée, rapetissée au point d'en devenir une simple dague effilée.
Voilà, il te suffit d'être plus fine. Tu la dissimules sous ta cape, ni vu ni connu. Et tu pourras repartir avec les deux. Crois-le ou non, on ne te veut p... ...e mal.
Le reste n'est plus que murmures, chuchotis.
Vous pourriez parler plus fort ? J'entends rien!
Un rire pour accueillir ses propos, et un cri : merci pour avoir indiqué la couleur!
Vue sur le ciel entre chien et loup quand elle ouvre les yeux. La voyageuse se relève, s'époussette, et reprend la route.
Pas le moment de s'attarder. Et dormir pendant la journée, c'est pas bon, ça rend toujours patraque. Elle s'est même mordu la langue à s'en faire saigner pendant son sommeil, cette andouille.