Anaon
« Le devoir de la mère ne s'arrête pas avec l'accouchement, ni avec l'allaitement, ni au mariage, non, l'obligation de la vraie mère continue tant qu'elle est vivante. »
- - Ahmadou Kourouma -
J'ai connu bien des orages... De ceux qui font du ciel un naufrage. Ces temps de carnages, ces déchirures qui fendent l'éther en lambeaux. Fracassantes chutes faisant vrombir les murs, roulants comme des tambours à l'aube des champs de batailles. Les pulsations macabres qui rythment le cur. Qui font battre les tempes. La tourmente dans l'attente.
Assise sur le lit, elle tourne le dos à la pluie. Son crâne se fait l'écho du monde. Réceptacle de sa tempête. Un vide de tout, où seul ricochent les pensées qui grondent comme les nuées. Une ambiance électrique qui la tient pourtant immobile. Elle a revêtu le noir. Le cuir. Corsetée dans son gilet qui fait guise de brigandine. L'apanage des mercenaires. Et des nuits sans âme ni commisération. Elle garde les yeux rivés dans le vide, le palpitant sursautant à chaque crevée du ciel. Comme un combattant attendant le chant du cor qui le mènera jusqu'à sa mort, elle énoue ses pensées, chasse les effilochures, pour n'en garder qu'une trame propre, un fil de sang-froid, concentré et serein. La houle de l'orage semble se déverser à même son crâne. Tant de choses qui se brassent et qu'il faut garder au calme. Car aujourd'hui, nul contrat ne viendra animer ses mains.
C'est un jour ou seul viendront s'accomplir les désirs égoïstes. Les ambitions gardées recluses, percluses, dans les secrets inavoués. L'unique appétence, l'ultime aspiration, la seule mécanique qui toujours a su tenir cette carcasse de muscle et d'os debout, dans un simulacre de vie. Aujourd'hui, enfin, elle va pouvoir achever ce qu'elle a sacrifié depuis trop longtemps, malgré elle, sur l'autel des échecs, de l'amour frelaté d'un homme, de ses incompétences et ses résignations. Que de temps de perdu à faire semblant de vivre. A attendre sous les oriflammes la guerre qui ne vient pas. La patience qui ronge et altère la raison. Sa gangrène, que même l'Amour ne connait pas. Un cancer, que le monde entier ne soupçonne pas. Mais cela n'est plus... enfin l'olifant s'apprête à chanter l'hallali qui la mènera à sa bataille.
Combien de jours à espérer l'inesperable ? A broder sa vie au fil de fantasmes et de rêves édulcorés. A préférer les chimères à la réalité. Anesthésier ses nuits sous le glas de l'alcool, pour se vautrer dans les cendres d'un passé qui ne prend vie que dans ses délires. S'étouffer de poussières et de larmes, et recommencer chaque soir la même dépravation. Combien d'heures à ne pas savoir jouir d'un bonheur sincère, à ne sourire qu'à demi, quand la culpabilité étouffe de ressentir une joie que l'on ne s'octroie pas. Vivre comme dans une gangue, un étau sur les tempes. Combien de jours à prier, à se soumettre, à s'écraser aux pieds de mille et une madones, sous la coupe des effigies sacrées. Combien de jours, à se faire plus misérable encore que ceux qu'elle méprise de psalmodier pour la pitié, quand elle a pleuré des océans entiers pour que lui soit rendu ce qui lui est dû.
L'ondée se calme enfin. Il est désormais temps de faire taire ses orages. Et de reprendre les rênes qu'on lui a si longtemps retirées des doigts. La mercenaire se lève, embrassant d'un bref regard la lueur lactescente qui émane des fenêtres battues par les restes de pluie. La chambre est quittée sans plus d'attente, se livrant à l'humide du dehors. La coupole céleste est en lèpre, son céruléen crasseux déchiré de nuages pareils à des oripeaux. Un horizon grisaille prenant des allures vespérales. Et les pavés de Paris semblables à des marécages. Chaque pas du cheval est un claquement humide, une marche métronome qui la mène vers la bataille. Une rédemption ou une condamnation. Les murs couleurs basaltes défilent, géants de pierres sales qui racontent plus encore que les habitants qui grouillent dans leur entrailles. Les boyaux pleins de traîne-misères aux relents de sanie laissent place aux quartiers plus calmes. Les azurites se relèvent sur cette horizon chargée de bruine, cherchants parmi les pierres et les hourdages qui s'échelonnent, les quatre murs qui pour elle auront des allures de boite à Pandore. D'espoir. Voilà le ferment d'une partie de sa vie. L'excuse à toutes ses turpitudes et ses folies. La quête d'un tas de pierre, surmonté de torchis et de colombage. Un rien qui fait pourtant tout.
Et enfin, après des années qui lui ont paru être un millier, elle l'a trouvé...
D'un geste infime, la main se resserre sur les rênes, arrêtant la monture. Devant elle s'élève une bâtisse, semblable à toute autre, une coursive en plus pour lui ceindre le flanc. Une grappe de maisons, perdue dans la solitude des rues. Sans quitter la porte des yeux une seule seconde, elle met pied-à-terre. Une main pousse l'ibérique à la croupe pour l'inciter à se faufiler par la porte ouverte de ce qui semble être une cour intérieure. Le cur mesure sa cadence. Dans l'expectative. La sicaire se rapproche religieusement des escaliers menant à la coursive. La paume frôle la rambarde, avec la révérence fébrile que l'on voue aux reliques du Divin. Chaque marche est gravie comme on monte à son Jugement. Une craintive espérance. Est-ce ici que tu te caches, depuis tout ce temps ? Aussi banalement, aussi simplement... Le son mat du bois sous ses pieds. Elle s'arrête devant la porte du premier. Sans l'ombre d'une crainte sur le visage, sans rien d'autre qu'une placide détermination, elle entreprend de crocheter la serrure. Le monde peut bien me voir aujourd'hui dans mes exactions. Je ne crains plus ni les jugements ni les condamnations. Aujourd'hui, je suis inatteignable, plus que jamais inexpugnable. Alors sans une seule illade pour les entours, la sicaire fait sauter en plein jour les défenses de la pauvre serrure qui la sépare de son but vital. Le "clac" est léger entre ses doigts. La balafrée attend quelques secondes. Puis la porte est poussée sur l'antre tant recherché.
L'Anaon découvre l'antichambre de ses attentes, ses rêves et ses cauchemars. Enfin. Fébrile satisfaction. Nulle présence pour habiller sa vue dans ce couloir qui s'étend sur les ombres. Elle pénètre dans les pénates bien gardées de celui qui lui a volé un inestimable trésor. Un premier pas qui l'assaille d'une salve d'adrénaline. De haine. Sa présence semble suinter des murs, s'échouer du plafond pour lui chuter sur les épaules. Tout est soudain si lourd de sens. Un instant, le sang tourne à l'acide, charriant dans le corps des giclées de brûlures glacées. Un instant, au palais, le goût ferreux de la vengeance.
Maudit, voilà qu'aujourd'hui me voici. A moi de profaner ton nid comme tu as saccager le mien. Toi, qui ne me verras point, non... car ce n'est pas pour toi que je viens.
Chaque pas se moule dans une empreinte de silence. Le cur écartelé par mille et un espoir. Les prunelles obnubilées par ce raie de lueur dessinée par l'interstice d'une porte entrebâillée. Là, au bout du couloir... Esquisse luminescente, celle qu'elle a cherché depuis si longtemps parmi ses ombres. Les bottes s'y figent dans une absolue discrétion. La sicaire attend, l'oreille se tend... Derrière la porte elle entend de légers mouvements. Des bruissements. La vie. Sa senestre se lève, geste éthéré, passe dans son dos pour se ficher contre ses reins, là, sur la fusée de la dague qui y est attachée. Dextre quant à elle s'approche de la poignée sans oser s'y poser. Qu'y aura-t-il derrière cette porte ? Ce peut-être tous ses espoirs... ou toutes ses désillusions. La pulpe des doigts s'y appuie, hésitante. Et elle sent sa poitrine battre de toutes les angoisses du monde. Les azurites restent braquée sur la rondeur ferreuse de cette poignée. Terriblement angoissante. Puis les prunelles se relèvent pour plonger dans l'entrebâillement.
Peut-être... Ce sera peut-être la vie qui reprend... Ou qui s'achève.
Les doigts se résolvent.
Lentement, la porte est poussée.
Révélation.
Une rédemption ou une condamnation.
Musique : Sublime "Mon Plus Beau Cauchemar" d'Ez3kiel
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| © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |