La jument tira de nouveau sur les lanières de cuir. Le cavalier qui la retenait depuis la selle de son propre cheval tira légèrement dessus. Pas question qu'elle prenne une encolure d'avance, lui, avait à discuter avec sa cavalière, même si celle-ci ne souhaitait pas conduire sa monture. Un peu auparavant, au départ de Saint-Brieuc, les deux chevaux les portant s'étaient évités, grégaires mais pas frotti-frotta les équidés. Et le fait qu'Archibabel eut attacher les rênes de Châtaigne au pommeau de sa selle pour garder Perles près de lui n'avait guère été du goût de la poulinière. Ni du jeune entier que montait le Brestois d'ailleurs, les deux avaient tirés de bord au début. Puis, le temps et la curiosité faisant leur oeuvre, les deux s'étaient rapprochés. Les chevaux parlaient peu. Enfin, ils avaient un champ lexical limité. Donc, pour les connaissances, cela se faisait autrement. Ce qui signifiait pour le jeune homme, ayant promis à son doux amour être capable de conduire leurs deux montures en même temps, que Châtaigne et l'entier se collaient à présent en train de se sentir avec régularité... Décidément, il fallait savoir être moins prétentieux. Le jeune homme savait manier des chevaux qu'il connaissait, ou d'autres dont on lui indiquait le rang, mais des inconnus... Et il venait juste d'acheter son entier et Châtaigne ne le connaissait pas... La phase "comment sens-tu" dura fort heureusement peu longtemps... Mais s'enchaîna par la résolution du problème équestre... La jument, plus âgée et plus chouchoutée que l'entier, prit la dominance et tira vers l'avant, histoire de marcher en tête. Vas-y, tends le cou ma belle... Archibabel lui avait raccourci la longe et elle n'allait pas loin... Le jeune homme, enfin plus à l'aise de ses promesses, en profita pour poursuivre le trajet auprès de sa douce en discourant nonchalamment. Ils évoquèrent projets futurs dont des vacances lointaines. Les projets, c'étaient bien. Toujours rassérénant. Et Archibabel trouvait grande légèreté à sa vie à s'imaginer dans le futur avec son amour.
Il était vrai que la veille, il avait écouté avec grande attention les harangues de Saint Brieuc par le Maréchal de Bretagne puis le rejeton du Grand Duc. Enfin... Attention... Il y a attention et attention. Le Brestois en avait trop entendu pour son âge pour les prendre plus jamais au premier degré. Il se souvenait, de longueur au soleil ou sous un ciel d'hiver, à attendre, derrière cabo o cuadrillero(1), el Alférez(2) brandissant sa bannière, idéalement claquant au vent, parce que, par vent plat, ça le faisait moins et on souffrait généralement de la chaleur. Bref... L'Alcaide(3) balançait l'ordre du jour avant que le Maestre(3) n'exhalte les vertus de ceux qui partaient. Archibabel ne partait pas donc peut-être prenait cela de plus loin mais pas seulement. De fait, si la hueste(4) partait, les jeunes prenaient la relève sur les terres abandonnées par d'autres. Ainsi, Archibabel prit une fois la route pour quatre-vingt lieues plus au nord, après Jaca. Un terre totalement différente de la Baja Aragón. Les Espagnes, quinze royaumes estimation basse, étaient une chaudière depuis si longtemps. Depuis que Don Pelayo avait ruiné les espoirs de maintien du Royaume électif wisigoth en gardant pour lui les restants de l'armée royale et en fondant à son profit le Royaume de las Asturias, sans consulter les autres chefs wisigoths bien entendu. Puis les Banū Qāsī, Wisigoths convertis à l'Averroîsme, fondèrent la Navarra avec le beau-frère aristotélicien de l'un d'eux... Autant dire que le nord de la péninsule ibérique, sans même parler des fréquentes querelles de famille... Durant sept siècles, ce fut assez agité.
Toujours était-il que, durant ces périodes de trouble, Archibabel se retrouva à devoir marquer la présence de l'Autorité Royale sur les terres. Imaginez... Huit, ou plus, jinetes(5) déboulant dans un village du pied des Pyrénées, entamant manège au galop sur la place centrale, puis, comme ils sont plutôt jeunes, voire carrément encore ados, se livrent al laâb el-kheil(6) pendant qu'un "vieux" exprimait les salutations de la Couronne en citant San Jorge, ça le fait toujours(7) puis que tout le monde repartit au triple-galop. Les "campecinos", paysans libres, avaient privilège d'être armés, privilège obtenu pour la défense des terres reprises aux Averroïstes. Et comme la Couronne leur demandait plus la fonsadera, un tribut, que de participer aux guerres de manière active... Cela coinçait parfois. Autant, pour les jeunes jinetes, ne pas s'attarder. D'un côté, il y avait des hommes rudes, et des armes frustres, et de l'autre, des chevaux dressés et de l'acier mais beaucoup de jeunesse et pas d'expérience. Aucune des deux parties n'avait envie de tester la fierté de l'autre, même si les écuyers faisaient montre, rapidement et pour le spectacle, de leur dextérité à cheval aux villageois. En dehors des bourgs, des corridors, des forêts, dans la plupart des décors de la région, même les plus féroces paysans ne pourraient les vaincre. Occasionnellement, ils le faisaient aussi pour plaire aux filles... Le genre fils-à-papa de l'époque sur le coup, même s'ils étaient plus cadet de famille ou rejeton exclu d'une lignée dans les faits.
Mais de l'acier... Acería(8) était le plus bas échelon des convocations de ban dans la péninsule ibérique... Car l'acier coûtait cher. En 1412, las Cortes, l'assemblée législative de Castilla, s'était vue demander financement de cinq mille Chevaliers et mille Jinetes... Non pas que le Rey voulu cinq fois plus de Chevaliers que de cavaliers... Non, juste que les premiers ne viendraient pas sans garantie financière car... une armure, trois chevaux de réserve, un écuyer, un palefrenier, etc... Sans demander pour la nourriture, les bêtes et les hommes, la Nature et Dieu fourniront, mais le reste?
Le temps ayant passé et Archibabel faisant désormais face aux murs de Tréguier, notre jeune homme se dit qu'un simple tour de halle ne suffirait pas cette fois-ci à ramener les habitants à la raison. Et que son cheval ne lui serait guère utile non plus. Il soupira. Os Almogávars(9) avaient l'habitude des combats de nuit, mais moins lui.
C'était quoi leur cri de guerre? Desperta ferro!(10) Oui! C'était cela! Et son épée était prête. Mais il n'était pas encore l'heure d'encombrer son esprit avec le sang qu'il ne manquerait pas de verser, et encore moins avec celui qu'ils pourraient lui ôter. Où en était son jeune entier? Il devait s'en occuper comme un bon jeune maître. Et où était son amour, il devait s'en occuper comme... son amour? Pas la peine de chercher et il ferait projets avec elle plutôt que de vouloir la rassurer.
(1) chef de section, selon la disposition en colonne ou en bloc
(2) porte-étendard
(3) Grades divers
(4) Ost
(5) Cavaliers ibériques ou mauresques
(6) jeu de chevaux
(7) la légende veut que Pierre 1er d'Aragon eut vision de Saint Georges le 15 novembre 1096 à la bataille d'Alcoraz
(8) Aciérie... Ceux qui portent de l'acier
(9) Les Almogavres
(10) Sortez les armes! (litt. Réveillez le fer!)