Eavan
Arles est une cité carrefour. Au sud Mare Nostrum, à l'ouest le Languedoc, sitôt que le Rhône est passé, au nord la route, provençale, jusqu'à Avignon, siège du Marquisat, d'abord et plus au nord, jusqu'au sud de Montélimar et puis de là, le Lyonnais-Dauphiné et à l'est, la route provençale vers le siège du Comté : le castel d'Aix.
Une ville, deux portes, car la route du nord est aussi celle de l'est. Et quelque part, aux alentours des remparts, pas trop près du Rhône pour ne pas prendre l'humidité, plutôt au nord de la ville, proche du chemin précédant les portes arlésiennes, un oriflamme.
Un oriflamme et quelques étendards. Et plus bas encore, quelques tentes.
Entre oriflamme et étendards, c'est une armée de lions qui se dresse pour protéger la cité. Le fier lion provençal, de gueules sur fond or, qui rappelle à tous que le présent campement est celui d'une armée provençale. Et les lions des étendards ... Le lion argent sur fond sable, bordé d'azur, de la famille Gaelig, le lion sable sur fond d'or, surmonté d'un lambel de gueules, couleurs de Rians, et le lion sable sur fond d'or, tenant entre ses pattes un ovale de gueules chargé d'un lion d'or, couleurs de Salon de Provence. Foultitude de lions donc.
Des tentes, il en est une qui est assurément celle de commandement. Plus spacieuse. Et centrale. Proche, un feu de camp régulièrement entretenu et aux abords, des braseros, sources de chaleur comme de lumière lors des gardes nocturnes.
Eavan prenait un repas frugal à base d'un bouillon de mais accompagné de pain et arrosé d'eau. Un tel régime était soit monacal, soit martial. Il s'agissait là de la seconde option. La vicomtesse partageait son dîner avec Felipe. L'homme la suivait depuis 7 longues années. Le salonais était entré à son service lorsque la Gaelig avait été anoblie baronne de Salon de Provence, par la Comtesse Illustre Azraelle ... en 1456. Felipe était fidèle, loyal et il avait apprit à transgresser discrètement la limite qui séparait le service de l'amitié. Eavan aurait pu le considérer comme un frère, et il le savait, s'il n'y avait pas eu la différence de rang. Et parfois, le rang seffaçait un peu. Il y avait aussi au campement Gregori, le riansais. Garde recruté par Cassandre de Zyelinski en personne alors qu'il était Comte de Rians. Gregori n'était pas peu fier de ce fait là qui avait au mois valeur de fait d'armes héroïque tant l'exigence de Lordcassandre était devenue légendaire sur les terres de l'ancien comté. Eavan savait que si elle n'avait pas été vassale de Rians avant d'en hériter à la mort de sa cousine, les gens de là bas ne l'auraient jamais réellement acceptée. Entre Cassandre, sa femme Lucillus et leur fille Marianne, Rians pouvait se targuer d'avoir été un fief mené le plus intelligemment et géré de manière exemplaire. Etre à la hauteur était un défi sans cesse renouvelé. Tous les trois, la vicomtesse, son valet et son garde, alternaient l'exercice de leur vigilance afin d'assurer une garde constante. Et la vicomtesse se tenait prête à lancer le branle bas de combat à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit ...
Tandis qu'elle se restaurait, la Gaelig tâchait de se remémorer depuis quand elle occupait ce carré de terrain à l'extérieur des murs ... Aout dernier, si ses souvenirs étaient bons. Aout 1462. C'était depuis cette date qu'elle n'avait pas dormi dans un lit confortable. Un regard vers les frais remparts arlésiens. Sa maison n'était pourtant pas loin. Un regard vers l'est, son castel salonais non plus. Léger sourire un brin désabusé.
Le regard revint vers sa tente. Et le sourire changea. Perdue dans ses pensées, la vicomtesse laissa ses traits s'adoucir. Le souvenir de ce qu'il s'était passé dans sous cette tente il y a peu lui tirait toujours une expression simple de satisfaction. Il s'était passé 8 longues années. Il avait fallut 8 longues années pour que cela arrive ...
Raclement de gorge de Felipe. Le geste était discret mais sans appel. Et le regard vicomtal alla aussitôt au salonais, interrogateur.
Nous n'avons pas parlé de ce qu'il s'est passé, commença le salonais en la regardant bien droit dans les yeux.
Devrions nous ?
Je ne sais pas, à vous de me le dire.
Felipe semblait tenter de savoir quelque chose. Oh il savait déjà ce qui s'était passé. Eavan le savait. Et le salonais savait bien qu'elle le savait. Alors inutile de semmêler davantage les pinceaux. Mais la Gaelig avait conscience du côté inhabituel de l'évènement. Et elle laissa le bénéfice du doute à son valet. Sa simple intervention dépassait les bornes de ses prérogatives mais à quoi bon le sanctionner.
Je ne ressens pas l'envie d'en parler avec toi.
Et le besoin ?
Eavan sut discerner l'inquiétude. C'était donc cela. Le salonais s'inquiétait pour elle. Il s'inquiétait toujours et c'est pour cela qu'elle lui laissait toujours, enfin le plus souvent, le temps d'y arriver. Les dernières semaines n'avaient pas épargnés la Gaelig. L'annonce du décès de sa filleule l'avait abattue. Et quelques mois plus tôt, durant l'hiver, c'était son corps qui avait flanché. Ses gens avaient vécus plusieurs semaines dans la peur avec interdiction formelle d'en parler à qui que ce soit. Elle ne pouvait guère blâmer Felipe, toujours aux premières loges, en première ligne, d'être le premier inquiet. A lui, elle ne parvenait pas à tout lui cacher. Lui savait.
Si quelqu'un voulait se renseigner sur Eavan, c'était l'homme qu'il fallait. Au détail près que sobre il ne révèlerait aucune information.
Non plus.
Felipe resta une poignée de secondes à la fixer. Puis il eut un très léger sourire avant de retourner à son bouillon. Un petit silence plus tard et il ajouta simplement.
Si cela se sait ...
Je sais, Felipe. Je ne sais que trop bien.
Le panier de crabes ... Elle savait oui. Elle avait été, était, ou serait de toute façon trop grande gueule pour qu'une telle chose se soit pas utilisée contre elle si cela s'apprenait. Le tout était donc, que cela ne s'apprenne pas. Enfin, pour l'instant, ils étaient, en tout et pour tout, 4 à être au courant. La Gaelig pouvait encore espérer conserver un peu de discrétion.
Léger sourire doux ...
Avant de se souvenir qu'il lui faudrait mettre une personne dans la confidence ... Mais qui ? C'est que choisir un confesseur ne se faisait pas au hasard ... Et Drak et Rehael n'étant plus là ... La vicomtesse était à court ... Historis ? Nan .. Trop loin ... Eavan ignorait qui saurait être réellement discret. Après tout, elle avait pu observer que Rome était somme toute un lieu de pouvoir comme un autre, avec ses détournements divers et ses négociations sous soutane et bure. Alors qui ? Tiens c'était une question qui saurait bien l'occuper au moins le temps de sa garde de cette nuit.
Parce que ce n'était pas avec l'action proposée par le Comté de Provence qu'Eavan parvenait à rester éveillée durant ses gardes ...
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