Anne
Une roue du carrosse heurta violemment un pavé au milieu du chemin, envoyant valdinguer ses occupantes l'une contre l'autre. La qualité des chemins parcourus depuis la Guyenne changeait selon l'humeur du temps et les préoccupations économiques des dirigeants: la souveraine de l'île de Chypre et du territoire de Jérusalem voyait dans les chemin boueux et parsemés d'arbres déracinés une volonté politique de décourager voyageurs et voleurs à s'aventurer sur leur terres. "Le Maine semble plus accueillant" songeait-elle à voix haute juste avant de se retrouver échevelée et robe en vrac sur les genoux de sa demoiselle de compagnie. "Ou bien le Maine n'offre qu'un semblant de quiétude et tous les coups bas sont de mise..." ajouta la seule autre occupante du carrosse.
La main souveraine agrippa le cuir de son banc pour se remettre en place et réajusta ça et là mèches et tissus. Un apparat bien trop encombrant pour un tel périple et trop lourd pour la chaleur estivale. La brune de presque dix-sept ans réprima un grognement : une reine ne grimace pas, une reine ne peste pas, une reine ne... Une reine, ça ne fait rien, résuma t'elle mentalement.
Elle échangea un regard courtois sans plus avec cette demoiselle de compagnie que son Connétable lui avait attachée aux chausses juste avant son départ. Elles n'avaient échangé que quelques mots, mais immédiatement une antipathie en était née. Sa camarade imposée ressemblait en tout point à ces nobles qu'autrefois (il n'y a pas si longtemps), la gueuse exécrait. Avant de devenir la sosie royale d'une reine disparue trop tôt en temps de guerre, ce petit bout de femme égorgeait les cochons, donnait le grain aux oies et pataugeait sans honte dans la boue des champs.
La boue. Quelle plaie, voilà que la pluie venait leur tenir compagnie.
Eléonore 1ère de Sulignan - car c'est ainsi qu'on devait désormais la connaitre et la nommer - ne pensait plus que rarement à son passé de paysanne chassant ainsi un chagrin trop intense. Plus de famille, plus d'identité et un avenir imposé dans une dictature du paraitre et d'une étiquette quasi-inconnue.
En quelques mois, on lui avait martelé nuits et jours les règles du savoir-vivre, du bien-parler et du bien-paraitre en gommant tout ce qui avait fait d'elle un jour Anne Thibodet : sa gouaille bretonne, ses gestes bourrins et ses moeurs un peu légères.
Sa compagne toussota. Visiblement l'humidité lui donnait la goute au nez et engourdissait sa gorge. Comme Eléonore l'avait présagé, sa demoiselle de compagnie ne moufta pas et sembla chercher désespérément du regard son mouchoir brodé. La sosie avait bien envie de lui dire : "pas de chichi, la bonne, renifle gaiement et essuie toi franchement le naseau contre ta manche!".
La compagne, heureusement, n'en sut rien et évita un choc psychologique. Elle trouva enfin son tissu et s'essuya aussi dignement et discrètement que possible le membre rougeoyant.
Un cavalier trotta à leur niveau et d'un ton respectueux mais détaché de toute émotion, annonça la Villa Castaneti.
Enfin. La sosie allait de nouveau entrer en scène, et donner la réplique à des comédiens de la Haute Noblesse. "Vous ferez en sorte d'entrer sous la protection du Prince. Votre sécurité n'est plus en les murs de l'Abbaye Sainte-Illinda et il va de votre vie de susciter l'intérêt d'un grand du Royaume de France... et patati et patata" lui avait aboyé son connétable, celui responsable de toute cette mascarade royale et de sa destinée de sosie. Aussi lui avait-il quelques semaines auparavant dicté une lettre à destination du Prince d'Achaie lui demandant asile et protection.
Ainsi, il existait une solidarité entre Grands, comme il existait une solidarité entre les Petits : comme les paysans se prêtaient mains fortes pour les récoltes difficiles, les hauts de ce monde s'épaulaient pour éviter les déchéances de leurs rangs.
Entre ses lèvres, elle répéta une dernière fois le discours que lui avait pré-écrit le Connétable, puis par la porte entrouverte du carrosse par un valet, fit passer son hennin, ses chausses brodées et son imposante robe à brocard vers l'extérieur.
On l'annonça:
Sa Majesté Eléonore 1ère de Sulignan, reine de Chypre et de Jérusalem.
La sosie royale dut en convenir : cette annonce sonnait mieux que " Anne Thibodet, reine des porcs et des poulets".
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La main souveraine agrippa le cuir de son banc pour se remettre en place et réajusta ça et là mèches et tissus. Un apparat bien trop encombrant pour un tel périple et trop lourd pour la chaleur estivale. La brune de presque dix-sept ans réprima un grognement : une reine ne grimace pas, une reine ne peste pas, une reine ne... Une reine, ça ne fait rien, résuma t'elle mentalement.
Elle échangea un regard courtois sans plus avec cette demoiselle de compagnie que son Connétable lui avait attachée aux chausses juste avant son départ. Elles n'avaient échangé que quelques mots, mais immédiatement une antipathie en était née. Sa camarade imposée ressemblait en tout point à ces nobles qu'autrefois (il n'y a pas si longtemps), la gueuse exécrait. Avant de devenir la sosie royale d'une reine disparue trop tôt en temps de guerre, ce petit bout de femme égorgeait les cochons, donnait le grain aux oies et pataugeait sans honte dans la boue des champs.
La boue. Quelle plaie, voilà que la pluie venait leur tenir compagnie.
Eléonore 1ère de Sulignan - car c'est ainsi qu'on devait désormais la connaitre et la nommer - ne pensait plus que rarement à son passé de paysanne chassant ainsi un chagrin trop intense. Plus de famille, plus d'identité et un avenir imposé dans une dictature du paraitre et d'une étiquette quasi-inconnue.
En quelques mois, on lui avait martelé nuits et jours les règles du savoir-vivre, du bien-parler et du bien-paraitre en gommant tout ce qui avait fait d'elle un jour Anne Thibodet : sa gouaille bretonne, ses gestes bourrins et ses moeurs un peu légères.
Sa compagne toussota. Visiblement l'humidité lui donnait la goute au nez et engourdissait sa gorge. Comme Eléonore l'avait présagé, sa demoiselle de compagnie ne moufta pas et sembla chercher désespérément du regard son mouchoir brodé. La sosie avait bien envie de lui dire : "pas de chichi, la bonne, renifle gaiement et essuie toi franchement le naseau contre ta manche!".
La compagne, heureusement, n'en sut rien et évita un choc psychologique. Elle trouva enfin son tissu et s'essuya aussi dignement et discrètement que possible le membre rougeoyant.
Un cavalier trotta à leur niveau et d'un ton respectueux mais détaché de toute émotion, annonça la Villa Castaneti.
Enfin. La sosie allait de nouveau entrer en scène, et donner la réplique à des comédiens de la Haute Noblesse. "Vous ferez en sorte d'entrer sous la protection du Prince. Votre sécurité n'est plus en les murs de l'Abbaye Sainte-Illinda et il va de votre vie de susciter l'intérêt d'un grand du Royaume de France... et patati et patata" lui avait aboyé son connétable, celui responsable de toute cette mascarade royale et de sa destinée de sosie. Aussi lui avait-il quelques semaines auparavant dicté une lettre à destination du Prince d'Achaie lui demandant asile et protection.
Ainsi, il existait une solidarité entre Grands, comme il existait une solidarité entre les Petits : comme les paysans se prêtaient mains fortes pour les récoltes difficiles, les hauts de ce monde s'épaulaient pour éviter les déchéances de leurs rangs.
Entre ses lèvres, elle répéta une dernière fois le discours que lui avait pré-écrit le Connétable, puis par la porte entrouverte du carrosse par un valet, fit passer son hennin, ses chausses brodées et son imposante robe à brocard vers l'extérieur.
On l'annonça:
Sa Majesté Eléonore 1ère de Sulignan, reine de Chypre et de Jérusalem.
La sosie royale dut en convenir : cette annonce sonnait mieux que " Anne Thibodet, reine des porcs et des poulets".
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