Jutta.
- - Cavaglià...
Un soupir suinte entre les lèvres craquelées et brunies de poussière.
Les éperons sont enfoncés, & l'équidé, épuisé pourtant, repart au galop pour franchir les derniers virages avant la baronnie, qui, écrasée au pied des montagnes, semble encore toute petite. La chevauchée, interminable, a nécessité quelques arrêts trop courts pour être reposants. Le crin dégouline de sueur, & l'on a rarement vu des naseaux si fumants. C'est loin d'être le poids plume de la cavalière qui l'épuise autant, pourtant, mais plutôt les sacoches soigneusement attachées à la selle.
Car Jutta n'est pas bien lourde. Longue & creusée, le corps semble plus près du squelette que du vivant, marqué qu'il est par une vie pas bien sérieuse. Les cernes épais qui lui diabolisent le regard, les billes d'un vert si terne qu'il en semble gris, le chignon brun qui fait croire à de la paille, en attestent. Elle pourrait être jolie, pourtant. Si encore à sa droite, la joue ne se paraît pas d'une balafre grossière, de la tempe à l'arrête de la mâchoire.
Les remparts s'approchent, & le pas ralentit. La cavalière, en bottes de cuir & braies d'homme, descend prestement pour montrer patte blanche. Si tant est qu'avec la poussière accumulée, ses mains gantées puissent être blanches. La senestre tient les rênes, & la dextre, timide, se cache sous l'épais mantel d'un vert si sombre qu'il en paraîtrait noir. Nul liseré, nul décor, nul blason ne viennent agrémenter la tenue d'une sobriété rare.
C'est bien loin du faste des lieux.
De ce que Nashia a tenté de lui inculquer, inutilement, durant toutes ces années où Jutta était Khy, & où Khy n'était qu'une enfant terrible qu'elle n'aurait jamais du prendre comme pupille, qu'elle n'aurait jamais du ramener d'Orléans. Loin, très loin, des soirées où Khy rêvait, inlassablement, de devenir mercenaire, de devenir comme la dame de Pettinengo, de devenir quelqu'un. Loin, très loin, des premiers amours, & du passé qui rattrape, indubitablement. Loin, très loin, de l'innocence, des rêves, & des croyances.
Khy était devenue Jutta, quand il avait fallu grandir. Khy avait enfanté, & Jutta était devenue mère, un court instant, très court instant. Juste le temps que la Sanglante Nashia décide tout à coup qu'il était temps que Khy, que Jutta, qu'importe, apprenne ce qu'était le mercenariat. Juste avant qu'elle l'envoie en Enfer. Le noble chez qui elle était allée faire ses armes l'avait rendu laide. Physiquement, avec cette balafre narguant la joue. Moralement, avec ces atrocités qu'elle devait observer, qu'elle devait effectuer, tout ça, pour apprendre le métier.
La vie est bien faite, pourtant. Jutta est devenue mercenaire. Jutta est devenue meurtrière. Jutta est devenue le monstre qu'elle avait toujours rêvé d'être. Qui serait-elle pour s'en plaindre à Nashia ? Celle qui, malgré tout, l'avait recueillie, une fois, deux fois, trois fois, malgré les fugues & les mensonges, malgré la honte d'une pupille souillée & ronde, malgré les frasques & les blessures.
- Fais mander la maîtresse des lieux.
- Et z'êtes ?
Ainsi, il n'avait fallu que quelques mots gribouillés sur un bout de parchemin déchiré pour que Jutta quitte l'Enfer, & revienne vers sa tutrice, sa Sanglante, sa mère inégalée, qu'on disait malade, suffisamment du moins pour s'en inquiéter.
Le sourcil haussé, elle lorgne le pauvre soldat qui l'interroge.
- Fous-moi le camp, envoie-moi quelqu'un de compétent.
Les rênes sont lancés au garçon d'écurie, tandis que la Vipère entreprend de défaire les sacoches de la selle.
- J'peux pas vous laisser patienter là toute seule d'moizelle, 'sont les ordres.
- Je viens de t'en donner un, d'ordre. Envoie-moi quelqu'un, ou fais mander Madame.
- Ma...
- Philibert, faites mander Madame. Tout de suite. Dites-lui que c'est urgent !
L'ordre, sec, fait lever les émeraudes sur l'autoritaire.
Une servante, bien en chair, blonde comme les blés, la trentaine sans doute passée.
Et sur le visage, une expression tétanisée d'effarement. Visiblement, Jutta n'est pas attendue.
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