Anaon
L'automne se pâme derrière la fenêtre de ses lueurs lactées. Cette douce ambiance de gris, qui fait le regard d'un soleil épars, dans cet éther où toujours se love la langueur des promesses de pluie. L'étendue d'une percale blême recouvre le bleu du ciel, ne parvenant pourtant pas à empêcher la crevaison indolente d'un reste de rayons d'été. L'automne a posé son étreinte, dans la beauté féconde de ses métamorphoses, qui des feuilles émaillent l'émeraude du vernis érubescent d'un ambre aux nuances de sang.
Merveille transfigurée.
L'aura rassérénante de ce matin tranquille coule dans le velours de ses pupilles. Lumière d'opalescence, où tombent en pâmoison des particules de poussière qui se font paillettes aux miroitements d'argent. Les prunelles s'abreuvent de ce théâtre aux ombres languides, à travers cette fenêtre qui entache sa vision de salissures sur ses pierres spéculaires et leur apparence de verre. Des traces de doigts curieux, des agglomérats de matières dans les angles des jointures de plombs, imperfections sublimées à ses yeux par ce jeu de contre-jour automnal. Assise sur sa paillasse, les bras posés sur ses cuisses en supination, elle semble appeler sur elle les faveurs du soleil. Qu'il nimbe une dernière fois ses avant-bras nus de sa chaleur, avant que sa paupière d'ombre ne se ferme pour l'engloutir dans les ténèbres...
Elle entend derrière elle le bruit de l'eau couler du seau qui la soulève, porté par les bras blancs d'une femme aux airs replets. Clapotis comme une onde calme, qui ne parvient à la tirer de sa contemplation. Cette simple fenêtre trahissant le monde au-dehors. Paisible. Dans son cocon de langueur, les modulations liquides se glissent, menant son esprit à une réflexion toute bête... Un épanouissement sur son visage, un faible sourire. Contrit. Elle aurait aimé qu'il pleuve aujourd'hui.
Le son liquoreux s'amenuise. Le baquet est rempli.
Dans la maigre inspiration qui gonfle sa poitrine, elle quitte la vision de sa fenêtre d'un air résolu, sans aucun regret. Elle prend la suite de la camériste, repoussant derrière elle la porte dont la serrure s'est déjà garnie de sa clef. Les doigts pincent la tête de métal et la tourne dans un « clac », puis se retirent... abandonnant dans leur sillage une trace vermeille sur la courbure de bronze.
Les phalanges immobilisent un instant leur geste. Avant de se lever sous son regard. La pulpe de ses doigts miroite sous ses yeux, couverte d'une nappe carmine qui empoisse jusqu'au creux de sa paume qui s'est faite bénitier de sang. Les azurites remontent le chemin d'hémoglobine que la gravité a écoulée jusqu'à ses doigts. Et sa source, creusée de deux coupures sillonnant la longueur de ses bras. Veines écartelées.
Les prunelles ne quittent pas les tranchées de chair qui sourdent les rivières pourpres, et elle se tourne, lentement.
Son nom est Ann Anaon. C'est celui qu'elle s'est choisi. « Âme en peine ». Et aujourd'hui, elle fait l'offrande de son dernier repentir.
Dans sa chambre parisienne, elle a fait remplir un baquet pour le bain, et sur un guéridon qui l'accote, un coffre sommeille. Dans ce cloitre de six murs reposent tous ses regrets, tous ses espoirs, tous ses bonheurs. La résultante de neuf années de traque que la fatalité a achevées d'un point final monumental. Elle se rapproche, laissant dans son sillage ses plaies cracher leur flux sanguin, gouttant sur le sol le fil d'un chapelet aux perles cardinales. Lentement, elle pénètre dans l'eau d'un pied botté, entièrement habillée, pour prendre place avec la langueur auguste des gisants qui se couchent dans leur tombeau. Catafalque de bois au linceul liquide. Sa nuque s'appuie sur le rebord, ses bras s'allongent de même sur les montants qui l'enserrent. Elle laisse un instant chaque particule d'eau imbiber sa chair. L'asthénie bourdonne à son esprit... Sa dextre se lève pour faire sauter le moraillon du coffre, et dans un geste rendu maladroit par la faiblesse, elle verse dans le bain ce qu'il contient. La boîte dans l'élan tombe tout entière, répandant dans l'onde deux longues tresses brunes, jadis rivées à sa crinière, aujourd'hui enlacées à deux autres mèches blondes. Et autour de ces reliquats flottants comme des îlots, se propagent en une toile tentaculaire des rubans de poussières. Graviers minuscules aussi fin que bruine. Esquilles. Cendres. Restes. Ses enfants.
Ils s'appelaient Caël et Mélusine. Jumeaux aux yeux gris comme leur grand-mère, aux cheveux blonds comme leur père. Aujourd'hui substance carbonisée et morcelée, invasion lente où se mêle le jus poisseux qui s'écoule de ses avant-bras mutilés.
Mercenaire au sourire de l'ange, sicaire au dos brulé. Femme aux lames dansantes sur les chairs comme la pointe d'une aiguille sur la peau des blessés. Un être dont le monde a brodé la réputation, ceignant en mandorle des lauriers macabres, sans jamais savoir quel était ce visage maculé sous le sang de ses gloires. Elle s'est laissée patiner du vernis des Inébranlables. Des Sanguinaires. Des Tortionnaires. Quand la poitrine que l'on croyait inatteignable ne couvait que le souffreteux d'un palpitant gangrené par la culpabilité. Qui de mercenaire, l'aurait un jour cru Mère. Mère d'amour et de tendresse. Mère qui un jour mit au monde comme l'on enfante le Messie. Mère tombée en adoration devant lui. Devant eux. Mère aux tripes arrachées, à la gorge saignée, sa maternité pendue à la potence des bafoués et des espoirs violés. Femme enfin, qui pour retrouver la progéniture enlevée, au lieu de prier aux pieds des divinités, s'est faite mercenaire pour traverser le calvaire qu'elle a tenté de faire ployer. Effroyable sicaire... Au Monde, elle a vendu son âme, sa dignité, son corps, pour se vautrer dans les turpitudes et la fange, pour que tombent l'or et l'information qui l'aurait mené vers ses petits, qu'un hiver vicieux aura arrachés à sa vie.
Là est la réponse à toutes les questions que l'Anaon a un jour semé à l'esprit de ses rencontres. Là, tout ce que personne n'a jamais su et tout ce qu'il y avait à savoir. Ses froideurs. Ses absences. Ses déchéances et ses silences. Eux. Ils étaient là, dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses décisions. Eux. Et l'Espoir qu'un jour elle les retrouverait. Tout a été fait pour ses têtes blondes, pour se rapprocher au gré des entrailles percées un peu plus de leur présence. Telle est la raison de ses Pourquoi, ainsi s'exposent ses Comment...
Mère en quête de ses petits, qu'elle aurait cherché jusqu'à ce que meurent les temps et les dieux.
Ses yeux ne quittent pas l'eau du banquet devenu réceptacle de douleur. Sa vie s'est achevée déjà, il a quelques jours, sur la pointe du carreau qui a crevé la poitrine de son fils, embrochant l'ultime chance d'un dénouement heureux. Mémoire à vif, qui s'ébroue à peine au souvenir de ce drame trop frais. Son deuil aujourd'hui verse des larmes de sang des paupières de chair que ses bras ont ouvertes. Les yeux se ferment un instant. Il avait dix-sept ans. Le fil de ses souvenirs remonte un peu, trois ans auparavant, où dans la glèbe de Provence, ses ongles fendus et ses doigts écorchés déterraient le cadavre de sa fille que l'on avait fait putain, tuée par le vice d'un homme aux murs trop dérangés. Quatorze ans. L'esprit parcoure encore dans un élan fou les années à rebrousse-temps, jusqu'à neuf ans auparavant. Dernière fois qu'elle les a vus. Huit ans.
Neuf ans d'histoire, pour un dénouement tragique. Presque ironique, d'une mère qui n'a su protéger ses petits la nuit de sa torture et de leur enlèvement, et qui n'a su, non plus, les retrouver vivants...
Plus rien n'a d'importance quand le but est mort.
Sa vie s'arrête ici.
Elle a alors ouvert ses veines en une dernière preuve d'Amour, une ultime abnégation. Et sa nuque se décolle du rebord, pour plonger sa tête à demi dans cette eau où surnagent les restes consumés de ses enfants. La dernière caresse qu'elle emportera d'eux. La plus belle étreinte. Les fragments se collent à ses joues martyrisées, les cheveux séparpillent, et la cendre se lovent dans les commissures de ses lèvres entrouvertes. Ils sont là... partout autour d'elle qui l'engloutiront. Là... Enfin.
La chaleur qui quitte son corps. L'énergie qui se vide. Le visage sous la fatigue se tire... il n'a pourtant jamais semblé aussi détendu. Soulagé...
Enfin...
Tout cela va s'arrêter.
Une réminiscence frémit dans son esprit, celle d'un après-midi au bord du lac, où au vent se mêlait le rire de son fils et le sourire muet de sa fille. Un souvenir, que l'on jugerait insignifiant, aujourd'hui pourtant plus précieux encore que la couronne des Roys et l'or des miséreux. Il n'est nul besoin de gloire ou de reconnaissance pour être heureux. Les moments simples suffisent...
Rien que des moments simples...
Un sourire bienheureux étire ses lippes. Sa poitrine affaiblie expire un soupire dévoué. Maman arrive mes chéris... Et nous pourrons tout recommencer une fois encore... Tout recommencer...
Le sang suintant de ses veines est d'une chaleur rassurante. L'eau remplie de leur présence : sa plus douce étreinte. Toujours elle a voulu mourir noyée, dans la fraicheur d'un jour de pluie. Depuis ce jour où elle a décidé que le lac qu'elle a tant aimé serait sa dernière demeure. Bien trop loin aujourd'hui.
Les paupières s'abaissent, et lentement, le visage de l'Anaon s'enfonce sous la surface, dans le cocon doucereux de la douleur. Que l'Ankou fasse grincer sa charrette, elle se couchera dans les bras de la Camarde et son aura de velours. Juste le temps de mourir... car ils ne l'auront pas. Ni les juges de l'au-delà, qu'ils soient Unique ou Païens multiples, ni ceux qui ont pavé ses nuits, qui ont fait ses insomnies, ses envies, ses folies. Aucune bataille n'aura signé sa fin. Aucune ruelle n'aura eu raison d'elle. Elle aura été et sera toujours son seul et unique Bourreau.
Et pour toujours, elle ne sera qu'à eux. A eux et à eux seuls.
On dit qu'il est impossible de mourir noyé, par sa seule volonté... Que le besoin de respirer est bien trop fort. Cette rage de survivre, trop inexpugnable. Atavique.
Mais moi...
Moi, je serai plus forte que la Vie.
" Tous ces moments se perdront dans l'oubli comme les larmes dans la pluie.
Il est temps de mourir... "
-Bade Runner -
Il est temps de mourir... "
-Bade Runner -