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[RP] Épigraphe pour un livre condamné*

Aurchide
Incipit Liber
L'on raconte davantage les histoires d'amour qui ont été ou qui sont, rarement celles qui auraient pu être un jour, condamnées au néant par des actes manqués.



Comme des pages déchirées..jamais écrites.


Dans le vert des coteaux ont fleuri mes quatorze ans auprès d’un père érudit, de substitution. Nous allions dans le soleil levant lui et moi, grappiller à la vigne un blond raisin sucré, sur nos lèvres perlait le jus des grains dorés. Mon rire cascadait par-delà les coteaux lorsque sa main froissait un grain blanc sur le bout de mon nez. Prémices d’une ivresse que nous allions puiser à deux, un peu plus tard, dans la bibliothèque de Paris. Sous le toit couvant d’intemporels trésors, je ratissais du bout des cils le relief filandreux de sa cape en laine lorsqu’il me précédait de si près. Comme un rituel, nous nous faufilions discrètement entre deux rangées de livres lourds, protégés par des ais de bois. Tous deux ivres de cette alchimie des parfums liés, ronde des effluves de basane, de résine, de calames, d’encre, de maroquin, de veau, de plumes et même de chagrin. J’étais son ombre, je m’y confondais. Il était la palissade sur laquelle je m’accrochais pour mieux atteindre les astres. Nos silhouettes se suivaient comme craignant un sevrage brutal l’une de l’autre. Nos silhouettes étaient crochetées, aériennes et projetées en quête du même exemplium que nous parcourions depuis deux années déjà. Nous longions silencieusement quelques personnes attablées qui n’offraient que le toboggan de leur dos à nos regards glissants. Moi j’avais cette robe en laine d’un bleu sombre, rêche, qui me grattait la peau, et dont je n’oubliais le supplice de la mettre que dans l’enceinte de ces lieux. Je le suivais encore et toujours, mes pas se faisaient point de suspension d’une phrase dont il était l’exclamation. Je le suivais cet homme qui m’avait hébergée, façonnée comme l’enfant qu’il n’a pas su garder. Puis..

J’ai vu,

Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.*


Un homme portant un dos bouclier. Une profusion de cheveux gras arasés sur un crâne reposoir. Une silhouette si cramponnée à un livre, un banc, une table qu’elle en devenait l’ extension. J’ai vu une queue-de-cheval nouée d’une longue mèche de cheveux, d’un brun sombre comme le creux d’un chêne. J’ai vu des mèches qui rompaient sur deux épaules carrées enveloppées de laine. J’ai vu un coude anguleux arrimé au bois et des doigts en ivoire modelés d’avoir mal aimé le soleil. J’ai vu des lettrines liquéfiées infusant leur cartographie encrée à une main albâtre, puis des ongles d’homme aux extrémités colorées, à la longueur hétérogène. Alors du haut de toute la l'impétuosité et l'impatience inhérentes à mon jeune âge, j’ai désaccordé mon pas indolent, pour la première fois, à celui, plus nerveux de mon “père”. En un battement de cils, je me suis égarée dans les reliefs d’un profil effilé à en seriner du vent. J’étais égarée sur le revers de sa main comme un départ-hoquet sur une route qui s’enroule en tresse. Une quête de délicatesse aussi bien enfouie qu’une soie d’aile qui s’est dissoute. La main de mon père m’avait pressée d’un geste leste, dispersant le chaos insufflé en fragments d’ordres. Le dos dépassé, j’avais déjà sacrifié ce que j’avais vu à l’autel de la première phrase scandée par la voix paternelle.


J’ai vu,

Si tu n'as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette ! tu n'y comprendrais rien,
Ou tu me croirais hystérique.


Quelques semaines après tu avais glissé un mot dans une poche de ma besace usée. J’ai vu ce tracé comme une limite, une borne, une frontière, là où quelque chose prend fin, sans que rien ne commence. J’ai vu l’absence d’un point final, et cette encre noire violacée traçant des lettres en rond d’oignons, couvant harmonie, mesure, chaos et démesure. J’ai vu dans ton délié le ciel serein et les tempêtes déchaînées en même temps. J’ai fixé un “e” dans une sidération muette. J’ai attendu dans l’écriture un mot, le charme d’un mot pour me laisser pousser une pensée. Or sur les récifs de ton écrit, les pieds au bord d’un abîme, je savourais plutôt ce vent qui chassait chacune, cette apesanteur, cette naissance de vertige due à l’inconnu et la morsure d’une curiosité vive. Plume sombre, tout en réserve.

Dans ton écrit, j’ai vu gratté sur le vélin, un rendez-vous.

J’étais assise là sur le rebord de cette fontaine. Tu m’avais donné rendez-vous dans un lieu public pour me croquer le portrait avais tu songé à préciser, à juste titre. Le choix judicieux d’une place à Paris, surfréquentée, et l’évocation d’un art, avaient réduit à néant toutes mes réticences au fil des jours. Méfiante et pudique, j’avais mis une robe d’un vert mousse à manches longues couvrant mes chevilles et mes formes, une cape pour réchauffer mes épaules et qui se nouait d’un lien en cuir pendant comme comme un médaillon en contraste avec la peau albâtre à la base d’un cou de cygne. Une éducation de noble bien trop gravée dans chaque parcelle de mon être pour songer à te séduire. Certes mon corps avait arboré quelques formes précoces et l’on pouvait me donner plus de quatorze ans. Certes mon père évoquait déjà ma dot et orientait mes enseignements vers des choses plus terre à terre me préparant à une vie d’épousée. Mais j’étais funambule dans cette frontière puérile, juvénile, entre l’enfance et les émois de l’adolescence et rien ne me chalait plus que la découverte des Arts et l’apprentissage de la gastronomie. Et puis je ne savais pas user de mes charmes pour allumer dans les yeux des hommes cette étincelle, déjà croisée, qui me faisait peur de ne savoir l’interpréter, de ne savoir quoi en faire sans me mettre en danger. L’on n’apprend que par mimétisme et j’étais couvée dans un univers d’hommes dans une famille composée d’hommes, où la mère vite éteinte ne m’avait laissé qu’un vague souvenir.
Tu n’étais pas encore là, j’avais froid plus que d’habitude, grisée par ma propre audace, mais mes yeux te cherchaient dans la foule portés par un pressentiment fort, ineffable, une intuition qui attisait mon impatience. Tu étais déjà présent dans un coin à l’abri de mes yeux, sans que je ne soie à l’abri des tiens. Peut-être avais tu déjà entamé ton croquis.


J’ai vu,

Mais si, sans se laisser charmer,
Ton oeil sait plonger dans les gouffres,
Lis-moi, pour apprendre à m'aimer ;


Tu étais là debout dans le vent. Léger, vase communiquant, perméable comme un artiste capable de s’insinuer et se déverser, déjà homme, chevelure longue abandonnée à ce vent d’automne trublion et agaçant. Tu as avancé vers moi, descendu d’une montagne de silence. Je ne me souviens pas si l’on s’était parlé. Je me souviens juste que j’ai vu combien cette fontaine, cet endroit était devenu important. Il se passait quelque chose de pas anodin dans ma vie. Je grandissais en te regardant autrement qu’un femme-enfant regarderait un adulte. Je te regardais comme on aborde un premier mystère de sa propre existence. J’ai vu combien tu savais de ta plume colorée trouver sous les friches la porte scellée de mes mondes clos, là où personne sauf mon père ne réussissait à pénétrer. J’ai vu comme mes silences devenaient sous ton “gratté” la confidence d’une “aire” nouvelle.

Ame curieuse qui souffres
Et vas cherchant ton paradis,
Plains-moi !... sinon, je te maudis !


*Titre et ce qui est en vers..du Baudelaire.. et en plus ça rime.

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Merci à jd Aimbaud pour la bannière
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